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There Will Be Blood - Paul Thomas Anderson
Odyssée capitaliste de l?imposture





La promesse du sang à verser commence par des cordes en stridence qui vous serrent à la gorge. L?odyssée pétrolifère d?un corps défait pour une Amérique primitive, retournée dans ses mythes avec l?aplomb d?un coup de hache. De la percée cousine et nihiliste des frères Coen dans No Country for Old Men, Paul Thomas Anderson conserve quelques traces de comique pour peindre le mythe d?une Amérique proche à la fois de celle de Kazan et de Welles, fondant sa névrose entre cupidité, bible et destinée manifeste. Un destin tragique s?enfonçant sous la terre pour un immense film et du très grand cinéma.

Un homme creuse au noir dans une mine. Un fusil, une pioche, une échelle. Pourquoi faudrait-il davantage pour conjurer l?Amérique ? Un mythe à l?échelle de l?individu pour une promesse de sang qui ne tardera pas à prendre corps. Comme chez les Coen, les traces de vie se mesurent à la résistance des corps. Souvent, il faut ramper sur le dos pour mériter vivre. Une échelle, une corde, un trou. la montée de sève se paie cash par la chute d?un pieu en plein poitrail. Les enfants se baptisent au pétrole, reçoivent de grandes lampées d?alcool dans leur biberon, s?endurcissent sur une terre sèche en mimant les adultes dans une vie brute où l?on finit par tout boire à force de ne rien entendre. Bienvenue dans There Will Be Blood.

L?Amérique par le primitif, la langue et l?imposture

Plus encore que les Coen avec McCarthy, Paul Thomas Anderson revient à la sève primitive de l?Amérique par la lettre et le texte. La langue, le mensonge sont ici partout. Le destin individuel de Plainview reprend en effet celui - collectif - d?une nation. L?imposture originelle fut de faire croire à la découverte d?une terre nouvelle. En réalité, il s?agissait d?un saccage, d?une spoliation, d?un emprunt définitif. Des étrangers venus d?ailleurs qui s?adressaient à des sauvages. Pères fondateurs donc, mais de quoi sinon du désastre ? Sorti seul et misérable d?un trou, Plainview se présente lui aussi en conquérant, en pionnier, en bâtisseur cherchant sans cesse à repousser la frontière plus à l?ouest des terres exploitables du pétrole.

Au début était le verbe. De fait, avant même de planter ses essieux dans la terre, Plainview a d?abord la parole et la langue. Le bonhomme sert des promesses dans une soupe de mots à des paysans pauvres vivant sur des terres où rien ne pousse sinon la bible et les églises. Plainview se fait passer pour veuf, trimballe sous le bras son fils adoptif H.W en guise de caution morale et sème à qui veut l?entendre le mythe du progrès. Bonimenteur de génie à la moustache épaisse et l?œil perçant, il évoque plus d?écoles, plus d?églises, plus de routes. Un rêve de prospérité passant par le rachat de parcelles pour un prix dérisoire qui feront sa fortune.

Dichotomie d?un film mâle

There Will Be Blood convoque le grand cinéma américain par l?ampleur de son geste narratif. Daniel Plainview, ou la vie d?un homme devenue mythe. La naissance, l?ascension puis la chute d?un démiurge pétrolier incarnant une à une toutes les figures du héros américain filtrées par le cinéma : un chercheur d?or grattant la terre avec ses ongles sales, un puissant self-made man, homme d?affaire ambitieux et intraitable, un père de famille frappé d?un drame intime, trahi par un des siens avant de finir reclus dans l?isolement, alcoolique et désespéré. Entre saga familiale, épopée symboliste et tragédie antique, Paul Thomas Anderson laisse ses complexes au vestiaire et ramène le destin de Plainview du côté d?un certain Charles Foster Kane.

Pourtant, pas une seule figure féminine ne viendra adoucir l?intrigue. Paul Thomas Anderson déserte les amours pour s?occuper des pères. Deux familles se partagent donc la toile. D?un côté, Plainview, jouant son fils en argument de vente tout en le destinant à sa suite dans les juteux rouages du pétrole. De l?autre, la famille des Sunday, où le fils à l?inverse tient les rennes du pouvoir. Eli, illuminé mystique et pasteur d?une église vend à Plainview les terres gorgées d?huile de son père. Deux hommes, deux visions, deux univers mis dos à dos qui joueront toute l?intrigue leurs pôles d?aimants opposés comme pour mieux incarner sous forme pile et face cette grande névrose américaine : la destinée manifeste d?un capitalisme messianique. Ou comment réconcilier sous l?œil maçonnique de son doux billet vert les puissances de l?argent avec celles du royaume des cieux. In god we trust.

L?évangéliste, l?industriel - Symétrie de l?antagonisme

Cette dichotomie passera d?abord par la mise en scène. Aux deux vaudous de l?Amérique - le pétrole et la bible -, correspondent deux totems plantés bien à la verticale. D?un côté l?église, orientée vers le ciel et la lumière, misant tout sur la transparence. De l?autre le derrick s?enfonçant dans la terre, jouant l?opacité mais débordée pourtant par le flot ininterrompu du geyser pétrolifère.

Cette symétrie dans l?antagonisme n?est pas sans rappeler les deux mains tatouées Love & Hate du pasteur Powell de La nuit du chasseur. Psychopathe maniaque de la foi, Eli exorcise des vieilles criblées d?arthrite avec une maestria du phrasé qui pourrait nous faire croire que Plainview a trouvé là son égal, chacun creusant sa veine dans les plis des bien nommées Coyote Hills. Mais quel que soit leur credo - paradis des âmes pour l?un, enfer de la prospérité pour l?autre - l?art de mener son monde en barque passe toujours par la langue. Promesses, prières, incantations. There Will Be Blood bascule en permanence des rétines aux tympans. Une odyssée sonore mise d?abord sous la menace des cordes, puis dans les coups de pioches et sous la percussion du forage, dans un compte à rebours lugubre préparant le pivot du grand silence entre les deux oreilles.

L?abîme entre rétines et tympans

Paul Thomas Anderson tresse ainsi le parallèle entre ce qui se voit et ce qui s?entend jusqu?à l?explosion d?un derrick. Coup double du destin sur les champs d?huile de Little Boston. La réussite de l?entrepreneur signe la ruine de l?homme. S?il gagne fortune, Plainview perd donc aussi un fils, et les flammes transpercent la nuit comme la surdité frappe celui qui deviendra muet. Paul Thomas Anderson appuie sur le tragique. Il couvre les corps de suie, déchire la nuit, suspend le temps par le jet continu des flammes, émiette son personnage à l?espace, première amorce d?un isolement qui finira par engouffrer le bonhomme tout entier.

There Will Be Blood joue la coupure sur le mode radical. Apparition, disparition : le fils cède sa place au frère. Un visage transparent d?anonymat pour une voix douce par laquelle arrive une autre histoire de filiation. Après s?être occupé du décor, de l?extraction et des champs d?huile, Paul Thomas Anderson braque son film sur l?intime. En guise de plaine, l?incise sur la poitrine de Plainview relèvera un canyon. La masse de bile sèche d?un misanthrope pour qui la prospérité ne sert qu?à fuir la compagnie des hommes.

Un pipeline vaut bien une messe

Démarche lourde, visage penché vers le sol, Plainview chasse la terre comme on piste la mort. Un fusil, un mètre, une pioche et une toile de tente en main, il fait désormais presque figure d?arrière-garde. Paul Thomas Anderson montre combien l?épopée du pétrole change d?échelle à mesure du temps qui passe. L?individu et la famille disparaissent, cédant la place aux trusts d?industriels et de banquiers. De fait, les ailerons de requins bien plaqués dans le dos, une horde d?investisseurs envahit les lieux de forage. Chacun cherche à devancer l?autre pour traquer sans merci parcelle, filon, pipeline, jusqu?à faire du marché une gigantesque réseau veineux souterrain.

There Will Be Blood ne s?y perd pourtant pas. S?il cogne fort à l?intime, le film se ménage aussi des espaces inédits, telle cette partie de plage en retour de baignade que s?offre Plainview après avoir fait déboucher son son pétrole sur l?océan. C?est donc aussi ça l?Amérique. Un cowboy du pétrole aux faux airs de beach boy assis devant son feu de camp avant de creuser une tombe. Un industriel athée prêt à tout pour faire passer un bout de tuyau à travers un champ. Un père monstrueux que le sang et la mort n?effraient pas plus que la suie dès lors qu?il est peut ramener les compteurs de la mémoire à zéro.

Entre ciel et tombe, le mouvement du derrick

Avec dans la pupille quelques échos mis à l?envers de La nuit du chasseur, le meurtre, la bible et l?aveu reprennent du service en l?Eglise de la Troisième Révélation pour une séquence de pragmatisme mystique d?ores et déjà d?anthologie. Jaillissement comique d?un film à la sève noire et rouge, cette conversion devant l?autel puritain de l?Amérique marchande ramène de la fin de siècle au présent le concept de renaissance très en vogue chez les adventistes de tout poil. Renaître à confesse après avoir fait le pire, faire le pire à nouveau après s?être fait absoudre, le cycle sans fin de la névrose occupe le nerf d?un film dont tout le mouvement, la structure, semblent se fondre sur celui du derrick.

Soit une grande poussée vers le ciel suivie bientôt d?une intense plongée dans les sous-sols de l?âme. There Will Be Blood joue ainsi du pieu sur les mythes bucoliques de l?Amérique blanche et protestante. La petite maison dans la prairie finira sous les cendres. Quant à la bienveillance du père Ingals, elle sera vite noyée dans la bile d?un alcoolique éructant son delirium tremens aux dépends des banquiers tout comme des innocents. Chose promise, chose due. La chute de Plainview sera à la hauteur de l?ascension. Reclus dans l?immense bureau d?Edward Doheny semblant droit sorti de Xanadu, l?animal imbibé jusqu?aux os s?enfile l?ellipse par la rage.

L?athéisme furieux d?un consul pétrolifère

Vingt ans plus tard. Comment parler, entendre, sortir et naître à soi-même lorsqu?on est fils de monstre ? Les retrouvailles père-fils se joueront par le corps - gestes, regards, intermédiaires croisés de traduction entre celui qui parle et n?entend rien, et l?autre qui bafouille hors de lui-même pour exister. Une séquence d?une violence d?autant plus inouïe qu?elle explicite au-delà de ce qu?on puisse imaginer le déni de filiation. Sans doute est-ce aussi là ce qui fait la puissance de There Will Be Blood. Cette faculté, par le jeu des acteurs, la mise en scène et la découpe du script, de rendre réel, crédible et palpable ce déchaînement de furie, cette trappe ouverte sur l?inconscient déversant une cruauté affranchie de toute limite.

A l?instar de Kane, Plainview crée à lui seul sa propre mythologie. Après avoir joué la saga d?une réussite crapuleuse à dos d?une Amérique bigote, There Will Be Blood se termine en duel impitoyable dans les sous-sols d?un magnat du pétrole en perdition. Plainview retrouve alors la folie des personnages de Faulkner et de Garcia Marquez. Plus proche du Consul de Lowry que de celui d?Albert Finney filmé par Huston, Daniel Day Lewis porte en lui cette forme si particulière de l?autodestruction par l?alcool, tragique précisément parce qu?elle navigue en permanence entre l?aveuglement et la lucidité.

Post-western purgatoire pour duel au bowling

La pellicule fondue sur une gamme anthracite pour une huile de charbon, Paul Thomas Anderson gagne là ses galons de grand cinéaste. Sa mise en scène assume sans ambiguïté le cadre tragique de son récit. Une mise en cadre simple, brutale, majestueuse. Aux ombres des visages et des plans, aux couches collantes et sales de lave noire, Anderson mêle une terre de sable, un plancher de bowling et des ciels pâles et clairs, le tout photographié par l?indispensable Elswit. Double mise en lumière d?un homme paradoxal, coupable et prisonnier de lui-même, jouant l?amour puis l?abandon, la fuite après la conquête, l?engloutissement enfin.

Bowling, désert, église, derrick et puit sans fond, Paul Thomas Anderson renverse le rapport vertical/horizon dans la pupille du spectateur. Quant à ses personnages, There Will Be Blood les questionne dans leur rapport à la vérité. Prophètes, escrocs, pères, fils et frères, tous prêtent au vrai comme au faux dans la fosse des histoires, des mythes et des promesses que l?on tient comme une peau d?emprunt, pour s?inventer une vie, se créer un destin, forger sa propre identité. L?imposture, pourtant, finit toujours par ravager l?intérieur. Autodestruction, haine de soi, haine des autres. Les grandes lessives de l?âme s?articulent au tumulte.

L?Amérique par l?intemporel

Ainsi, après avoir étalé ses couches de noir, Paul Thomas Anderson s?attache au grand ménage. Le bowling n?est donc pas exactement un décor accessoire. Déphasé par l?alcool, littéralement à fond de gouttière, dans le bas-côté de sa piste luxueuse, Plainview contre-attaque comme l?empire, et frappe à coup de strikes. Impair et passe, il manque d?abord sa cible avant de trouver sa quille. Démiurge à la démarche et la voix d?ogre, Plainview démasque l?imposture de l?évangélisme et retourne l?humiliation subie avec les intérêts d?usage. Une séquence de cirque métaphysique, apothéose jubilatoire d?un film qui s?il parle d?extraction, s?attache autant à la vérité de ses personnages qu?à celle de la nation qu?ils incarnent.

A cheval sur deux siècles, There Will Be Blood a donc au fond ceci d?admirable que son intemporalité n?empêche jamais de faire résonner son propos au présent. Comment ne pas penser à Bush lorsque conjuguant évangélisme et capitalisme d?abord, névrose et folie autodestructrice ensuite, Paul Thomas Anderson s?attaque à la face sombre de l?Amérique, terre de mythes hantée depuis ses origines par le paradigme de l?imposture ? Dans ce portrait remarquable d?un homme au fond du puit qu?il aura passé sa vie entière à creuser, le cinéaste dépeint une Amérique relevant autant du western de la frontière que de la tragédie grecque. Quant à Daniel Day Lewis, il jongle avec les mêmes superlatifs que ceux que l?on accolera au film qu?il porte à bout de bras - impressionnant, massif, inoubliable.


Stéphane Mas


 

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