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Julia - Erick Zonca
Tilda tulsa time.





Julia, alcoolique chronique, perd son emploi et décide d?aider une femme à kidnapper son fils. Remisant au placard toutes les lois de plausibilité narrative, Zonca défait les coutures de son cadre et signe le portrait fort d?une femme en errance. Un film à l?image de son héroïne, cabossé par le speed et la panique, délaissant l?obscurité pour se faire tour à tour tendre, trash et cruel. Mélange des genres et hommage à Cassavettes. Zonca se sert une tranche d?Amérique sous le regard d?une grande actrice dans un script compliqué.

Julia est un de ces films qui s?attirent presque malgré eux une partie de la critique et du public à dos. D?un côté les tièdes, sages et dociles qui pourraient décrocher comme on saute d?un avion en flamme. De l?autre les excessifs et mangeurs d?ogres prêt à capituler devant les poussées tendres d?un script picorant avec joie à tous les râteliers.

L?alcoolisme au cinéma s?écoule depuis longtemps dans un flot de naufrages et de grandes bouches pâteuses. Certaine noms viennent vite à l?esprit. Cassavetes bien sûr, mais aussi Pollack (On achève bien les chevaux) ou Blake Edwards (Le jour du vin et des roses), entre autres. La difficulté face à pareil sujet consistant à trouver le ton, la distance justes, faire vivre ses personnages sans faire d?eux ni des victimes, ni des marionnettes de spectacle.

Séduction chic, effroi trash

De Cassavetes, Zonca conserve surtout la liberté qu?il laisse à Tilda Swinton pour s?approprier la mythologie propre à Gina Rowlands. Au chaos intérieur, à l?enfermement du couple, de l?appartement, Zonca préfère le motel, le désert, la gare, la ville frontière. Une manière de reprendre le motif de la fuite mais aussi la légèreté de Gloria tout en y insufflant la cassure d?Une femme sous influence ou d?Opening Night. S?éloigner d?un genre - l?alcoolisme fenêtre sur cour - pour le fondre dans un autre - le road movie du kidnapping .

Zonca prend le parti de circoncire l?activité alcoolique, disons l?alcoolisme comme spectacle, à la séquence d?exposition. Verres transparents, couleurs floues, levée de corps en amazone, Julia promène les hommes en cravate jusqu?au réveil difficile des banquettes de voitures. D?emblée, entre la séduction chic et l?effroi trash, Zonca place son héroïne dans l?ombre avant de la surexposer. Urbaine, dure et sèche au regard, Tilda Swinton avale l?écran, habite le noir de sa présence, ne laissant autour d?elle que des corps bedonnants, invisibles, qui s?accrochent à l?éphémère qu?elle leur offre. Quelques éclats nocturnes finissant par lui creuser les rides.

Miroirs d?alcool et soutien-gorges

Zonca n?a rien d?un cinéaste voyeur. De l?alcoolisme, il se défait du spectacle pour s?attacher à ses symptômes, ses accessoires, ses traces sur et en dehors des corps. Le monde se divise donc en deux. D?un côté, ceux qui s?en sont sortis : Nick, rangé dans un mariage sans risque et Mitch, ancien accroc réincarné en sauveur d?âme, qui tous deux s?essaieront à remettre Julia dans le réel. De l?autre, celles dont l?emprise de l?alcool ne se traduit pas au nombre de verres bus mais à l?aberration, l?incohérence des paroles, des plans et des actes.

Reprenant de La vie rêvée des anges le motif du miroir par le double, Zonca place en face de Julia une sociopathe en jupons et chevelure Jehovah croisée lors d?une réunion d?Alcooliques Anonymes. Voisine indiscrète et mère en perpétuel retour d?acide, Elena implore Julia de lui venir en aide pour kidnapper son fils dont elle a sans doute perdu la garde suite à quelques écarts. Mythomanes anti-sociales également ravagées, les deux feront un temps une paire aussi crédible qu?une poursuite en hélico se terminant par une Luna Llena payée cash au comptoir.

Rupture, cassure et trébuchements

A simple plan. Enlever le petit Tom lors d?une partie de pêche et faire chanter le grand-père pour récupérer l?oseille. Les mauvaises idées ressemblent souvent à des jeux d?enfants. Visage défait, bijoux en toc, ongles cassés, Julia sort le grand jeu, force l?abîme par la panique et embarque le gamin pour un périple où jeu de dupes, de vilains et de mensonges se succèderont au rythme endiablé des échanges.

Par échanges, ne pas comprendre dialogues mais changements, cassures de rythmes, de genres, de lieux. Julia se fond tout entier dans la peau et le point de vue de son personnage. Avec urgence et désordre, au bord du déraillement, le film/l?actrice/le personnage trébuchent, s?enfoncent, avancent au coup par coup, jouant ici la menace avec le même abandon que plus tard la tendresse ou le meurtre.

Rien ne tourne rond chez Zonca. L?intrigue naît d?ailleurs d?un pneu crevé, comme si toute forme de logique naturelle devait forcément faire défaut. Les mères s?imaginent kidnappeuses, les gâchettes se déclenchent au majeur. La douche, le lit, les tuyaux deviennent des accessoires pour ligoter ce qui doit l?être. Quant aux frontières, elles finissent éventrées dans une course poursuite où chacun s?attache à prendre bien sûr l?autre pour ce qu?il n?est pas. Quiproquos, malentendus, chassés croisés : Zonca rendant hommage à Cassavettes se prendrait-il pour une moitié des frères Coen ?

Cassavettes/Coens/Inarritu - Faites-vos choix

On pourrait être tenté de répondre par l?affirmative, tant Julia se refuse à l?étiquetage du genre en vigueur. Refaisant Darth Vador par le biais d?un masque en plastique noir, Zonca désamorce le thriller par le rire avant de perdre son enlèvement dans un désert donnant sur Tijuana. Ce n?est donc pas du côté des Coen (allergiques au sentiment) mais bien vers Inarritu qu?il faut tourner la tête.

Il y a fort est à parier que ceux qui reprochaient à Babel les circonvolutions sur-écrites de son script ne manqueront pas de s?en prendre également à Zonca. Les deux n?ont pourtant pas grand chose à voir, si ce n?est ce flirt avec le mélodrame et un faible pour l?explicite. Julia n?est pas seulement alcoolique, kidnappeuse ou folle, mais la combinaison aléatoire et souvent non simultanée des trois. Tour à tour effrayante, toute-puissante et castratrice dans une chambre de motel, hystérique et paniquée dans une gare, cassante et tendre avec ses hommes, elle se retourne soudain, inflexible, prête à tout.

Tarantino version mélo - Prendre Julia par la fin

Disons, une femme compliquée. Quant au film, il joue avec sa carte larger-than-life sans regarder en arrière. Sans doute était-il inutile de bombarder à ce point autant de twists sur la fin. Reste que l?entrée dans la danse aux rançons d?un couple de camés mexicains propulse Julia dans un speed ultra-réaliste particulièrement efficace. Rien de tel qu?un peu de violence pour faire monter le cardio. L?argent vole, les masques tombent, le climax déboule au noir sur une deux-fois-trois-voies. Difficile alors de ne pas mordre à l?hameçon.

L?énergie furieuse que déploient à la fois Zonca dans sa mise en scène et Tilda Swinton dans son jeu compense alors le côté irréaliste et absurde du script. Manière pour Zonca, à travers ce détour chez Tarantino, de montrer combien l?alcoolique, affranchie de toute frontière, bascule dans le risque en totale inconscience. Manière aussi de préparer ce moment où l?immense chapiteau d?histoires, de mensonges et de tromperies va s?effondrer sur la piste, balayé par le réel.

Chassez le réalisme, le mythe revient au galop

En s?éloignant de la vraisemblance, Zonca s?ouvre par ailleurs une fenêtre sur le mythe. En l?occurrence le sien, à travers toute une part fantasmée du cinéma américain qu?il inscrit ici soigneusement à l?écran. Un univers où les histoires d?alcool, de femmes, d?enlèvements et de mort se règlent au Mexique, tandis que les personnages, eux, passent des intérieurs tapissés de motifs à grosses fleurs aux banquettes de dîners et aux chambres de motels, avant de se perdre en plein désert à bord d?une vieille bagnole.

Cette sensation, par les décors, les accessoires, la lumière, de glisser à travers la cinéphilie américaine des seventies est sans doute la grande réussite de Julia. S?agissant de Cassavettes, peut-être est-ce par sa manière de placer Julia aux côtés de Gloria plutôt qu?à tenter bêtement de le remplacer, que Zonca réussit son hommage. Par la passion du cinéaste pour son actrice, par sa capacité aussi à laisser son film vivre, déborder. S?il pêche encore au sentiment, le côté punk de Zonca n?est pas mort. Une preuve que les résurrections ont bien parfois du bon.


Stéphane Mas


 

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