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Redacted - Brian De Palma
La mise à nu du mal





De Palma transgresse la représentation de la guerre et consigne au numérique le réel non autorisé. Face au recouvrement manipulateur et au mensonge des politiques, le cinéaste répond en boomerang dans un acte vengeur anti-guerre criant haro sur la censure. L?objectif collé au bourreaux, De Palma arrache, découvre et révèle des images d?une violence insoutenable. Parcours de l?atroce pour un Voyage au bout de l?enfer.

Dix huit ans après son Casualties of War, De Palma découvre le scénario de David Rabe reproduit trait pour trait à Samarra, Irak. Le cinéaste remet ses guêtres et part en croisade. Au réel de l?horreur, le digital s?impose comme support naturel. Question d?argent, question d?avenir. Manière surtout de dire haut et fort combien les cinéastes, à l?inverse des politiques, ne peuvent se contenter de rejouer les mêmes cartes, user des mêmes fictions pour aboutir à pareil désastre.

Si les seconds n?ont pas su tirer les leçons de l?Histoire et reconnaître en l?Irak un second Vietnam, alors il faut frapper plus fort. Filmer la guerre autrement, inventer une laideur qui puisse provoquer une rupture, la rendre définitive.

Redacted recouvre en ouverture le principe de précaution du récit. Des petites tâches de noir bâillonnant quelques mots, puis des bouts de phrases, jusqu?au texte tout entier. Ou comment disséquer la censure et s?offrir de surcroît un juste retour à l?envoyeur. De Palma n?aime pas être contraint légalement de noircir les yeux des hommes et femmes d?Irak qu?il montre à la fin de son film. Et pour cause, il s?agit là du cœur de sa démarche. Rendre à la guerre et ses acteurs, qu?ils soient bourreaux ou victimes, leurs vrais visages.

Dissimulation/exposition - Retour à l?envoyeur par l?abcès du regard

Jamais l?image n?aura été aussi manipulée que dans le conflit irakien, à une époque où les moyens pour faire circuler celle-ci n?avaient jamais été si faciles d?accès. En réponse aux mille méthodes des autorités américaines pour dissimuler la réalité, De Palma renvoie l?obus avec mille sources d?images différentes. Le but ? Provoquer au contraire le dévoilement, l?exposition, la mise à nu.

De Palma consigne ainsi au multiple la réalité digitale des images du présent. En un, celles du soldat Salazar, narrateur de départ tenant au quotidien son journal de guerre. Une caméra mobile au poing avec zoom digital et informations de cadre inscrites à l?écran.

Symphonie digitale pour aveugles

En deux, un étrange et singulier reportage télé, en français dans le texte. Etrange parce qu?il filme en plans fixes, à distance, interroge ce qu?il voit. Singulier parce qu?il couche la lumière dans un exotisme presque sensuel, créant ainsi un décalage irréel entre l?image télévisuelle et le rythme, le ton de la voix-off. Suivra en trois, la caméra des journalistes autorisés, embarqués, embedded, mis à fond de lit en somme, payés pour restituer ce qu?on veut tirer d?eux.

En quatre, la caméra de la chaîne arabe A [-l Jazeera] TV, ses flashs spéciaux et sacs de témoignages de victimes continuant chaque jour de nourrir le talion. Puis défileront caméras de surveillance, blogs d?épouses de soldats, sites islamistes, vidéos sur YouTube, communications via Skype, l?ensemble pour une compile quasi exhaustive des supports digitaux d?images. Quasi puisque celui qui manque - le portable - avait déjà été pris par Paul Haggis Dans La Vallée d?Elah.

L?illusion d?un réel sans médiation

Que nous dit De Palma ? Que la vérité était là sous les yeux, trop laide sans doute à voir pour qu?elle soit acceptée. Amis américains, la revoilà telle quelle, et vous ne pourrez cette fois prétendre ne pas l?avoir vue. Telle quelle, sans médiation, comme en l?absence d?un cinéaste qui aurait disparu pour laisser l?œil et la parole en prise directe sur le réel.

De fait le cinéaste est partout. Il manipule, organise, coupe et prépare l?assaut. De Palma joue l?alternance des tempos et force les ruptures. A l?action directe filmée bout de bras, il répond en plan fixe. A la panique de l?hôpital succède le blog de la femme du soldat. Dispositif d?extrême mise à distance (l?épouse se filmant en train de lire la lettre de son mari soldat également visible sur la page) contre panique en direct, sans aucune médiation.

Un genre au départ pour traverser l?écran

Comme si l?instabilité du ressenti devait rapprocher le spectateur du soldat. Faire en sorte que la guerre traverse l?écran. Qu?elle nous explose au visage. Ainsi, le saut permanent des supports d?images renforce en catapulte le jeu des contrastes. Silence contre rafales de tirs, vues d?ensemble sur gros plan, attente avant débordement. Une véritable artillerie au service d?un pamphlet documentaire bâti sur du mortier de fiction.

Le canevas de départ pioche en effet droit dans le film de guerre. Cinq types d?une compagnie suivis au quotidien de l?enfer. De Palma n?a que faire du subtil. Il gobe donc les clichés sans soulever la paupière. Au rapport se mêlent donc Flix, le littéraire à lunettes, Salazar, le clown à la caméra, Lawyer McCoy, le treillis droit sur les rangers, B.B. Rush, poids lourd de la finesse et Reno Flake, la tête vide d?un flocon. Le tas sous la coupe du black sergent Sweet, donneur d?ordres au débit oral proche d?une kalachnikov en pleine action.

Attendre l?épouvante du réel

Les soldats attendent. En guise de battement de cœur, une bouteille en plastique froissée mécaniquement au rythme des poumons. Idem version zippo. Balises, signalisation, gestuelle. L?ensemble, lisible par tous, n?enlève pas la panique, la pression, la violence palpables à chaque instant dès lors que chaque voiture au checkpoint représente une menace potentielle de mort.

Aussi l?attente débouche-t-elle parfois sur le pire. Il suffira d?une voiture trop rapide, d?une mine, d?un homme fauché pour que la tension décroche. Le cycle dément du talion peut alors commencer. Et dans un fond de tente, près des posters de nus collés aux réservoirs, poker et vodka révèleront l?ampleur du mal, profond quel que soit l?axe.

L?atroce en vert

Remisant la dentelle au placard, De Palma filme une réalité de bidasse à faire vomir. Pour venger leur homme tombé, deux soldats organisent l?acte ignoble et lâche qui finira dans le sang. Le contrepoint, l?opposition ? Bien pâles face à l?atrocité du viol. Quant à la manière, elle rejoint l?acte et prend ses droits sur l?art. Toutes ses dents sur la barbe, De Palma filme l?horreur par le biais d?une lumière.

Seul passage du film tourné sous infrarouges, les soldats fondus au vert néon se transforment en avatars monstrueux du géant vert. Pas drôles du tout, ces Hulks là. Dépouillés de toute humanité, yeux de serpent en guise de pupilles, trous noirs dans les orbites, leurs visages éructent, leurs corps s?enfoncent, le cynisme ignoble se mêlant à l?abject.

Fils au massacre et cécité des pères

Charge anti-guerre sans appel dans son extrême violence, Redacted ne passe pas pour autant tous les soldats au napalm. Certains ne cèderont pas. D?autres tomberont, mais par devoir, destin ou faiblesse, plus que par lâcheté. Enfin, le carnage meurtrier n?empêchera pas le procès, de même que le retour au pays permettra de transmettre l?histoire. Si nihilisme et noirceur il y a, ce sont donc avant tout ceux de l?individu.

Car face à l?armée en tant qu?institution, De Palma s?avère moins impitoyable que Lumet dans La colline des hommes perdus. L?arsenal légal spécifique au docu-fiction l?amène sans doute aussi à redoubler de prudence. D?où cette déviation par la cécité des pères nous ramenant à Dans la vallée d?Elah. Qu?importe alors que la loi du silence s?écrive en plan fixe sur une caméra de surveillance, ou qu?elle soit relayée par des pères refusant de comprendre - on peut toujours la rompre.

Miroir de société - l?ignorance est un vice

Message d?un cinéaste à une jeunesse sacrifiée pour l?or noir, Redacted s?envisage donc d?abord comme cinéma d?action sur le monde. Plus que jamais éloigné de Mallick, De Palma filme une guerre laide, ignoble, révoltante. Où la violence, loin d?être gratuite, se retourne au frontal contre ceux qui n?ont pas voulu voir. Déflagration digitale dont le cinéaste entend bien propager l?onde de choc le plus longtemps possible.

Aux racines du mal ? L?ignorance et le talion. Chaque camp peut dès lors concourir pour la palme de l?horreur. Côté américain, la réponse au viol viendra d?un jeune au nez percé. A peine une minute de fureur déposée sur YouTube pour déverser sa haine des soldats coupables. Le cercle paraît sans fin. A la violence de la guerre s?ajoute donc aussi celle de la société qui l?engendre en boomerang.

Violence du talion contre talion de la violence

On ne sera pas en reste côté irakien. Rebelles plaçant des mines sur les terrains où les américains patrouillent, images à peine soutenables d?un soldat décapité au couteau sous un chant islamique. Le procédé de mise à distance par une fenêtre ouverte sur la page internet n?a que bien peu d?impact. Même combat quelque soit le camp. Le meurtre et l?horreur demeurent toujours atroces.

A la parole des victimes enregistrée via la télévision, De Palma cinéaste répond en se braquant sur les bourreaux. Son parti-pris du dévoilement total rapproche donc par l?envers Redacted du Massaker de Borgmann et Menkes. Sans retenue ni pudeur jusqu?à l?intolérable, De Palma montre l?obscénité de deux criminels pour ce qu?ils sont : au fond d?un fauteuil crevé recouvert d?un drapeau sudiste, crucifix en plastique sur la poitrine, deux charognes incapables de rendre hommage à l?un des leurs tombés.

Hommage aux morts par l?image

Mise en scène poussive, partisane à l?excès, liberté de création ou liberté de vengeance ? Les deux mon capitaine. Par la violence inouïe de ses images, De Palma assume le paradoxe d?un film qui condamne le talion autant qu?il le nourrit. Par son tissage de la fiction au plus bas du réel, sa mise à nu du mal et des bourreaux en images d?aujourd?hui, Redacted ouvre surtout une nouvelle page dans l?histoire du film de guerre.

Au-delà de toute éthique de monstration, s?érigeant contre sa propre nation pour lui mettre sous les yeux le corps symbole de son crime, De Palma renouvelle de manière stupéfiante sa foi de cinéaste en l?image. Exister, pour lui, revient à être image. Citant Kubrick pour ralentir le temps sous la profondeur magnifique du tempo de Haendel, son hommage aux hommes et femmes d?Irak touche alors au sublime. Le cinéma témoin du crime peut donc peut-être aussi œuvrer à sa réparation.


Stéphane Mas


 

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