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Michel Gondry - Interview !
De l?utopie dans les orbites





Michel Gondry est un cinéaste au cerveau bouillonnant. Ses idées s?illuminent comme des guirlandes, éclatent en feu d?artifice rose fluo, se raccommodent par des bouts de ficelle pour finir sur pellicule dans un glacis télévisuel plus vrai que nature. Soyez sympa rembobine donc la science comique d?un réalisateur jouant la parodie comme un gamin, pour rendre hommage au cinéma burlesque d?hier comme d?aujourd?hui. Rencontre fleuve à Berlin avec un créateur musical, rêveur et éclairé.

Soyez sympa, rembobinez est un film où les notions de tempo et de rythme, comme dans le jazz, semblent extrêmement importantes pour la réussite d?ensemble. Quel est votre rapport avec cette musique ?

J?ai été élevé en écoutant du jazz. Mon père aimait beaucoup Duke Ellington et le jazz en général. Je me rappelle d?un disque de Jimmy Smith jouant du Fats Waller, même si j?avoue que je ne savais pas vraiment à l?époque qui était Fats Waller. C?est mon ami Jean Michel Bernard, le compositeur du film, et mon collaborateur et ami Jean Louis Bompoint, tous deux grands fans de jazz, qui m?ont entraîné dans l?univers de Fats qui m?a complètement fasciné. Pour moi, Fats Waller est un peu une figure punk de cette époque. Son côté irrévérencieux des conventions, sa musique à la fois très élaborée et très légère me plaisent beaucoup.

Je voulais donc lui rendre hommage dans le film parce qu?il y a chez lui cet esprit de résistance qu?on retrouve par ailleurs dans toute une partie de la musique afro-américaine. Cette communauté a produit parmi les plus belles musiques de tous les temps. Les rent parties dont on parle dans le film, cette manière de mêler expression artistique, spectacle, divertissement mais aussi vie réelle, puisque le but était de faire la fête et de payer un loyer, ont été une réalité pendant longtemps. Tous les virtuoses de l?époque, d?Art Tatum à Duke Ellington, se rencontraient dans ces fêtes et jouaient les uns avec et contre les autres. J?aime beaucoup cette idée qu?une communauté mise à la marge de la société puisse ainsi, par la création artistique, dépasser sa condition et produire quelque chose de magnifique.

A leur échelle, c?est un peu ce que font Mike et Jerry dans le film. Avec trois fois rien et beaucoup d?ingéniosité, ils parviennent à réaliser des films. Et c?est vrai qu?essayer de compenser le manque de moyens par la créativité, c?est un peu aussi l?histoire de mes débuts dans le cinéma. Je n?ai jamais été très doué pour trouver des fonds, demander de l?argent. J?ai même toujours fui comme la peste le circuit traditionnel des subventions et je m?en suis toujours sorti autrement pour financer mes films. Au départ, j?ai tout bêtement acheté une caméra et commencé à faire des films, quoi.

Est-ce que pour vous, comme ce que l?on voit dans le film, l?imitation est une étape nécessaire pour aller vers la création propre ? Tous vos films semblent au contraire aller dans le sens inverse, vers l?anti-conformisme et l?audace.

C?est très juste. Mais l?un n?empêche pas l?autre. D?ailleurs, Mike et Jerry sont très audacieux dans ce qu?ils font, non ? L?imitation n?est pas l?unique ou la meilleure manière d?être créatif, mais c?est quelque chose que l?on voit beaucoup chez les gens, en particulier les jeunes, lors de leurs premiers contacts avec la caméra. Ils vont presque être naturellement tentés de reproduire ce qu?ils aiment. Leur premier instinct est de se rapprocher par l?imitation d?un système, d?une communauté qui existent déjà, qui les fascinent et auxquels ils rêvent d?appartenir. Ce n?est pas vraiment le chemin que j?ai suivi. J?avais dès le départ l?idée bien ancrée, la prétention d?être déjà un artiste. Faire quelque chose de personnel était presque pour moi un devoir (rires).

Certains deviennent réalisateur en franchissant toutes les étapes de la hiérarchie, après avoir été assistant, premier assistant, etc. Mais ce n?est heureusement pas le seul moyen. Mon expérience dans ce domaine a été désastreuse. J?ai détesté cette façon de travailler comme un maillon de la chaîne. Je me suis vraiment senti humilié par la femme pour qui je travaillais à l?époque, qui s?était manifestement aperçue de mon incompétence avérée dans ce que je faisais. J?étais loin d?être assistant mais un jour, après m?être fait hurler dessus pendant vingt minutes, je me suis levé pour lui dire que je n?aimais pas le ton sur lequel elle me parlait, et je me suis juré que je ne travaillerais jamais plus pour des gens comme ça, que je n?avais pas choisis. A l?époque, je n?avais pas vraiment de boulot. J?ai donc eu beaucoup de chance par la suite pour pouvoir rester fidèle à ce principe.

Ce n?est donc pas moi qui vais recommander l?imitation (rires). Mais parfois, cela fonctionne avec les meilleurs. Prenez Ray Charles par exemple, non que je veuille me comparer à lui, mais lorsqu?il a commencé, tout le monde le comparait à Nat King Cole et c?est vrai qu?il lui ressemblait beaucoup au départ, jusqu?à ce qu?il trouve lui-même son propre style et qu?il devienne un génie.

Comment avez-vous choisi le lieu de tournage et les acteurs ?

Au stade de l?avant-projet, je n?avais personne en tête. Je cherchais alors juste la bonne manière de rattacher la partie de Fats Waller à l?intrigue principale. Je savais déjà que l?histoire se passerait dans une petite ville, avec une communauté locale très soudée. Je voulais retrouver le mélange d?influences, de réalités ethniques différentes que j?avais découvert sur Block Party, avec un côté populaire assez prononcé. J?ai ensuite pensé à Jack Black pour lui confier un des rôles principaux. Mais on ne sait jamais si ça va marcher ou non avec les acteurs, mieux vaut donc ne pas trop s?attacher à une personne en particulier. Jack était intéressé par le projet et lorsque j?ai réécris le scénario, j?ai bien sûr davantage pensé à lui. En ce qui concerne Passaic, j?ai eu la chance de découvrir l?endroit par hasard, alors que j?étais encore en train d?écrire le script. Cela m?a d?ailleurs beaucoup aidé pour finaliser certaines idées. Le personnage qui joue par exemple Wilson dans le film travaille vraiment dans la décharge que l?on voit près de la centrale.

Entre les origines du cinéma, les films des années 80 et les remakes parodiques qu?on peut trouver sur Youtube, vous passez sans arrêt d?une chronologie à une autre dans Soyez sympa, rembobinez. Que dire sur ce rapport très singulier que vous semblez entretenir avec la nostalgie ?

Sur ces histoires de temps, il se trouve de manière assez drôle que le premier film que je voulais suéder était précisément Retour vers le futur (rires), mais on n?a pas pu obtenir les droits. Quand au titre, Be Kind Rewind, c?est un autocollant qu?il y avait sur les VHS que je louais quand j?habitais à Londres, et j?oubliais évidemment à chaque fois de le faire. Je ne suis en général pas très doué pour les titres. Lorsque j?ai trouvé celui-là, je ne me suis donc pas trop posé de questions. Le titre porte il est vrai tous ces thèmes : la gentillesse, la générosité, la nostalgie.

Cela dit, je n?ai jamais été contre la technologie. Le rapport à l?image n?est pas le même qu?à la musique. Il y aura toujours des partisans du vinyle qui vous diront que le son gravé sur vinyle est bien meilleur que celui des CDs. Ce n?est pas la même chose avec l?image. Un DVD reste bien meilleur qu?une VHS par rapport à l?image. Ce n?est pas non plus une raison pour jeter toutes vos VHS, parce qu?il y a encore beaucoup de films introuvables en DVD. Toute bonne enseigne qui respecte ses client se doit donc d?avoir une section VHS. En même temps, il ne faut pas oublier que la boutique de location de Fletcher n?est pas qu?un simple vidéoclub, mais une sorte de bric-à-brac aussi. Ces personnages sont des gens de la rue, qui peuvent ramasser des trucs dans une décharge pour les vendre ensuite dans la boutique. Jerry habite dans un camping-car. Ils partent vraiment de presque rien.

Comment justement gérez-vous ce paradoxe qui consiste à faire un film vantant les mérites du cinéma indépendant, de la débrouille et du bricolage, avec un budget de 20 millions de dollars ?

Ah, bien sûr (rires). Mais il ne s?agit pas pour moi de faire de grandes déclarations sur le cinéma ou sur l?art de faire des films. Simplement parce que je ne me considère pas dans la position de quelqu?un qui pourrait avoir cette capacité de jugement. Je n?aime pas l?idée de dogme, quel qu?il soit, pas plus que l?assurance qu?ont certains réalisateurs à vous expliquer ce qu?est le cinéma ou ce qu?il n?est pas. Ce n?est pas comme ça que je vois les choses.

D?abord, j?ai souvent l?impression que ce que je fais est au bord de la catastrophe. Je n?ai jamais de certitude sur la qualité de mon travail. Peut-être y a -t-il un commentaire de ma part. C?est sûr qu?à partir du moment où ils effacent tous les films, c?est comme s?ils pouvaient faire du cinéma à nouveau pour la première fois. Cela nous ramène à l?époque où il suffisait d?avoir des voitures, des gangsters, un sale type, quelques flics et une caméra pour tourner un film. Le cinéma n?était pas encore une industrie. Avoir une caméra prête à tourner suffisait à créer l?excitation, et c?est justement ce qui me touche dans tout ça : le rêve, la possibilité de faire des films pour la première fois, sans qu?à aucun moment n?intervienne le poids de la référence, de la comparaison, du jugement par rapport à ce qui s?est déjà fait par le passé.

Quant à la notion d?indépendance, de fabrique indépendante de films, c?est sûr que ma position est délicate. Le film en lui-même a coûté de l?argent, il est distribué très largement, avec des acteurs qui ne sont pas des inconnus, donc il y a une contradiction. Mais j?ai aussi l?impression d?être clairement du côté de mes personnages, de prendre partie pour les pirates. Je ne suis pas un défenseur des grands studios, ce n?est certainement pas moi qui vais les plaindre. Ce qui m?importe, c?est de montrer combien les gens peuvent être des créateurs par eux-mêmes. Ce petit concept utopiste me travaille depuis des années.

Il suffit que les gens se réunissent entre amis ou voisins, qu?ils s?investissent dans un projet avec une caméra pour qu?ensuite, le simple fait de visionner ce qu?ils ont fait ensemble leur procure un immense plaisir. Bien sûr, ils pourront toujours créer leur système pour être complètement indépendant. Mais je ne parle pas du tout ici de ce qu?on appelle le cinéma indépendant, qui je trouve véhicule aussi beaucoup de stéréotypes, un certain discours, toujours les mêmes histoires, avec une fierté à se considérer « indépendant » qui me gêne. Il m?arrive de me sentir exclu par ce type de cinéma, son côté très intello, avec des cinéastes qui vous parlent comme s?ils étaient des profs ou des philosophes. Je ne m?y sens pas du tout à l?aise.

L?indépendance n?a pour moi de sens que par rapport à une communauté. D?où ce parallèle avec la musique, avec le jazz, le rap, le reggae, où l?on retrouve des communautés en difficulté dans leurs quartiers qui se mettent à créer leurs propres musiques, leurs propres danses, comme une manière de résister à ce qui existe autour d?eux et dont ils sont exclus. Et ce sont finalement eux qui vont imposer leur forme minoritaire d?expression à la majorité. Je trouve tout ce processus assez fabuleux.

Comment procédez-vous lors du processus créatif ? Y a t-il une belle part d?improvisation, restez-vous très proche de ce qui a été écrit ? Avec qui partagez-vous vos idées pour qu?elles évoluent vers la forme définitive du film ?

Au départ il n?avait que moi et mon ex-petite amie (rires). J?ai pris Ghost Busters parce que c?était son film préféré, et je me suis dit que ce serait peut-être un moyen de la ramener à moi, mais bon. Ce genre de trucs ne marche jamais (rires). Pour ce qui est de mes goûts, c?est très égoïste, mais d?un égoïsme au fond assez sain. Je ne pense pas être seul à aimer certaines choses et si je me fais plaisir, ceux qui ont les mêmes goûts seront je l?espère aussi heureux que moi. Si vous essayez de plaire aux autres avant de vous faire plaisir, vous pouvez très bien finir par ne faire plaisir à personne. Si par contre vous décidez d?abord de vous faire plaisir, d?autres que vous y prendront peut-être du plaisir. Et si ce n?est pas le cas, vous aurez toujours la consolation de vous être fait plaisir (rires).

Pour ce qui est de ma manière de faire, je n?aime pas trop dévoiler les choses trop en avance si je ne suis pas sûr de pouvoir les faire. En même temps, si je partage une idée, je me mets en position d?être plus ou moins obligé de la réaliser. Expliquer une idée aux autres, cela permet de mieux la comprendre soi-même. Donc je peux partager tout ça avec mes amis et mon producteur. En l?occurrence, on ne pouvait imaginer pitch plus simple que pour Soyez sympa, rembobinez. Deux types effacent le catalogue entier d?un vidéoclub et le seul moyen pour eux de récupérer le truc est de retourner les films eux-mêmes. C?était assez évident dès le départ qu?on allait au moins se faire plaisir en faisant le film.

Ma manière de fonctionner ne suit pas vraiment un protocole très défini. Si ce n?est que pour des raisons assez évidentes, j?évite toujours de demander à mon avocat de Beverly Hills son opinion artistique sur des projets en cours, et qu?ici il a été un des premiers à me conforter dans l?idée de faire le film. J?ai plutôt l?habitude de démarrer des projets avec des idées très floues, ridicules voire à priori totalement impossibles à réaliser, surtout dans les clips, et puis à un moment donné, mon esprit de contradiction reprend le dessus et me met au défi de réaliser ce qui justement semblait impossible. Donc je finis toujours par créer un univers assez réaliste qui vient compenser l?irréalité du concept de départ (rires).

Comment gérez-vous ce rapport à la double-culture faisant de vous un étranger entre la France et l?Amérique ?

Le fait de travailler aux Etats-Unis en tant que cinéaste français me permet d?être considéré différemment par ceux qui sont en face de moi. Quand j?ai réalisé Block Party [film entièrement centré sur une communauté noire américaine liée au hip hop, ndlr], j?ai vraiment eu l?impression d?avoir été mieux accepté parce que j?étais français. Il y a une mémoire de la ségrégation et de l?esclavage très douloureuse et très vive en Amérique. Assez bizarrement, la France est toujours considérée là-bas comme un pays qui n?est pas raciste, ce dont je doute beaucoup en ce qui me concerne. Le jazz est assez présent en France, mais c?est une musique plutôt écoutée par des gens de droite et pour la plupart blancs. Reste que le fait d?être français m?a beaucoup aidé pour parler de manière très ouverte du racisme et des difficultés auxquelles ces communautés ont à faire face pour s?en sortir.

Cela fait longtemps que j?essaie de comprendre comment se créent de nouveaux sons, de nouveaux mouvements en musique. Parce qu?aussi arrogant que cela puisse paraître, je me suis longtemps demandé comment je pourrais inventer un nouveau style de musique. J?ai toujours été fasciné par la manière dont les problèmes, les obstacles finissent par devenir des outils de création. Le fait par exemple que le reggae est en partie né parce que n?entendant pas correctement la radio de Memphis, des musiciens jamaïcains se sont mis à inverser le tempo et la rythmique. D?ailleurs, je ne sais même pas si cette histoire est vraie, mais elle me plaît comme ça. A chaque fois, l?invention d?un nouveau genre musical est lié à une certaine forme de résistance. Même si l?on regarde la naissance de la culture graf qui a donné un peu de couleur et de vie dans le New York de la fin des années soixante-dix. Lorsque les industries qui avaient jadis prospéré ont fait faillite, des quartiers entiers sont devenus des foyers de pauvreté, de crime mais aussi de grande créativité.

Pour revenir au reggae, tous ces types de Studio One écrivaient un morceau le matin, l?enregistraient l?après-midi, allaient faire un tour à la plage et jouaient le morceau le soir même lors d?une soirée. J?aime bien cette idée de créativité communautaire, même si elle nourrit une sorte de mythe. Il y a là quelque chose d?assez éloigné du gros système mais qui finit progressivement par en rogner les angles. Retrouver ce mouvement, cette dynamique des corps et des envies, d?une petite troupe d?amis qui dansent sur un rythme complètement dingue, qui finissent par générer de l?enthousiasme chez d?autres personnes, et puis cela devient au final un véritable phénomène. C?est un peu ce que je voulais retranscrire à mon niveau, avec une caméra.

La perte de la mémoire, ici la perte des images, ressurgissent à nouveau dans votre cinéma. La disparition d?anciens formats au profit d?autres toujours plus nouveaux, soi-disant plus performants, est une des caractéristiques de notre ère digitale. La seule mémoire qui semble réelle, au bout du compte, est alors double : celle de l?esprit et celle du cœur, non ?

Complètement, c?est très juste. D?ailleurs, en m?informant, en lisant tout ce qui était lié à Fats Waller, je me suis rendu compte qu?il avait traversé au moins quatre formats durant sa vie assez courte : celui du papier mécanique avec ses bandes trouées sur papier, puis le cylindre de cire sur lequel s?imprimait la musique, les 78 tours et enfin les tous débuts de l?enregistrement magnétique. Si bien qu?à cette époque déjà, la diversité des formats avait quelque chose d?assez déstabilisant. C?est d?ailleurs assez drôle de voir que nous avons toujours l?impression que les choses vont de plus en plus vite, que la technologie s?emballe et semble sans limites, alors que ça a toujours été le cas. Regardez la mode, ce mouvement perpétuel de la création, où le nouveau vient en permanence chasser l?ancien. Cela a toujours existé. Je pense que c?est une illusion de se dire qu?avant les choses étaient plus stables.

Pour revenir à aujourd?hui, depuis que je suis gamin j?entends les majors se plaindre sur une soi-disant perte de marché. Le fait est qu?elles sont toujours là. J?ai donc un peu de mal à pleurer sur leur sort (rires). Quant à la mémoire, si l?on regarde les méthodes d?archivage des informations, c?est vrai qu?entre les années quarante et soixante-dix, on a toujours eu des images de très bonne qualité parce qu?elles étaient tournées sur pellicule. Et dès qu?on commence à utiliser la vidéo, à la fin des années soixante-dix, l?image perd déjà beaucoup en définition. Ce mouvement est assez inquiétant. lorsqu?on pense que la majorité des photos prises aujourd?hui le sont en numérique. La seule trace que j?ai de certains de mes ancêtres passe par l?impression papier de certaines photographies. Cette trace-là, ce support de mémoire me paraissent essentiels.

Je me demande ce qui arrivera lorsque tout sera compressé en format digital. Je ne pense pas que les gens prendront le temps de copier ou d?imprimer ces images. Préserver des œuvres du passé revient à faire une sélection, qui rend surtout compte des choix et des goûts de ceux qui sont à l?origine de cette sélection. Mais les détails du réel, ce qui n?a été manipulé ni par les médias, ni par une intelligentsia ou par qui que ce soit, cela peut être perdu pour toujours. C?est quelque chose en effet d?assez flippant.

On associe votre cinéma au rêve et à un débordement de l?imaginaire. Est-ce que la réalité vous ennuie ou est-ce l?idée de faire des films sur la réalité qui vous épuise ?

Disons que mon idée, mon concept, mon point de départ sont liés à l?imaginaire. Mais à mesure que j?essaie de leur donner une forme, je dois créer autour de ces idées un univers qui paraisse lui bien réel. Si l?on me taxe d?utopiste parce que je prétends que les gens peuvent vraiment créer des choses ensemble, très bien. Chacun son point de vue. Les grands groupes médiatiques et les annonceurs publicitaires nous expliquent à longueur de journée que les gens ne sont rien d?autre que des égoïstes sans scrupule prêt à tout pour s?offrir une part du gâteau. Regardez les jeux télévisés, les rivalités mises en scène. On ne cesse de nous renvoyer l?image d?une humanité faite d?individus détestables.

Alors bien sûr, si vous ne regardez que les guerres et les atrocités commises à travers le monde, vous pouvez vous rallier à ce point de vue. Je pense que tout cela est fait par une poignée de puissants qui ont intérêt à ce que la majorité des gens aient cette vision négative et paralysante de la réalité. Sans doute est-ce parce qu?il me manque une case à un endroit précis du cerveau, mais lorsque je parle de la capacité de chacun à se réunir pour créer quelque chose, j?ai moi aussi le sentiment d?être réaliste.

Lequel de vos films aimeriez-vous que l?on suède ?

Oh, ça a déjà été fait. En réalité, avant même ce film, des jeunes mexicains ont suédé The letter en reproduisant chacun des plans du film. Ils ont posté ça sur Youtube. Il y a certaines imperfections du film qu?ils ont très bien soulignées. Et même s?ils parlent espagnol, ils se débrouillent quand même pour se moquer de mon accent français. Mais bon, c?est un peu ma signature maintenant. Chaque acteur faisant la promo du film va commencer par imiter mon accent (rires). D?ailleurs honnêtement, je ne pense pas avoir vraiment d?accent particulier. Les anglais ont leur accent, les américains aussi, pareil pour les australiens. Je suis français, d?où mon accent. Etant donné que l?anglais est une langue générique, je ne vois pas pourquoi il devrait y avoir un accent plus approprié qu?un autre (rires).

Comment avez-vous géré le fait d?écrire votre propre scénario ?

C?était assez difficile au départ mais c?est quelque chose que je voulais réellement faire. J?avais commencé à écrire La science des rêves bien avant de travailler avec Charlie Kaufman sur mes deux premiers films. Bien sûr, le fait de travailler avec un tel scénariste est un immense privilège : il est l?un des meilleurs aujourd?hui. Mais tout a un prix et cela était presque devenu une sorte de fardeau, en particulier lorsque les gens me disaient que je devrais continuer à travailler avec lui plutôt que de m?entêter à vouloir écrire mes propres histoires. J?ai le sentiment d?avoir ma voix propre. Et plus je vieillis, plus je ressens le besoin de faire en sorte qu?elle s?exprime directement.

Donc je suis prêt à subir l?humiliation d?être comparé à lui. La contrepartie, c?est un sentiment de liberté plus grand, la possibilité d?exprimer mes idées directement. Cela ne veut pas dire qu?on ne travaillera pas ensemble à l?avenir, au contraire. Je suis d?ailleurs en ce moment sur un projet avec un de mes amis dessinateur, mais la collaboration se fait ici plus d?égal à égal. L?écriture de Kaufman est si prestigieuse que j?ai le sentiment de l?avoir à certains moments trop respectée. Le cinéma est sans doute un peu plus que la simple illustration visuelle d?un scénario. Ce n?est d?ailleurs pas ce que j?ai fait sur Eternal Sunshine, mais bon. C?était assez embarrassant et un peu humiliant au départ de vouloir aller au bout de l?écriture tout seul, mais j?espère qu?il y aura une évolution dans mon écriture comparable à celle qu?il y a eu entre mes deux films écrits par Charlie Kaufman. Peut-être qu?un jour, on ne me dira plus qu?il faut que je travaille avec lui.

Comment avez-vous sélectionné les films que vous avez suédés ?

Retour vers le futur incarne pour moi un genre particulier : des films à la fois grand public, avec un concept assez intelligent, du moins sympathique et surtout un côté très divertissant. J?avais une ambition secrète en faisant ce remake. C?est un de mes films préférés mais je ne supporte pas l?idée qu?un petit blanc apprenne à un black comment jouer du rock?n?roll. Je trouve ça très américain, quoi. Lorsqu?on sait que ces musiques sont nées à cause de l?esclavage et la ségrégation, une scène comme celle-là est tout de même très embarrassante, même dans le cadre d?une fiction. Mos Def devait donc jouer le rôle de Michael J. Fox et expliquer à Jack Black comment jouer de la guitare.

Malheureusement, on n?a pas pu le faire, même si je suis très heureux d?avoir eu en revanche Ghost Busters, qui fait encore plus figure d?icône de ces années-là. Pour le reste, les films choisis ne sont pas représentatifs de mes choix personnels. C?était important de ne pas donner aux spectateurs un condensé de mes propres goûts. Cela me paraissait important que les films choisis soient crédibles par rapport aux personnages, des gens comme tout le monde de Passaic, New Jersey. Ce côté grand public était donc nécessaire, sans parler de l?effet comique. Cela n?aurait sans doute pas été aussi drôle de voir Mike et Jerry faire un remake d?un film de Jean Eustache, qui est un de mes cinéastes préférés.

Que dire de votre expérience avec les habitants de Passaic et de cette merveilleuse scène finale ?

C?était très important pour moi d?intégrer autant que possible les vrais habitants de Passaic dans le projet, en particulier les jeunes qui habitaient les cités proches du coin où le film a été tourné. Cela n?a d?ailleurs pas été facile car les règles des syndicats américains sont très strictes. Le seul moyen pour les engager était de les faire passer pour des danseurs. Et cela s?est parfaitement intégré au film lui-même, avec la biographie supposée de Fats Waller à Passaic. Pour moi, ces habitants sont les héros du film. Cette scène finale, c?est vraiment leur réaction lorsqu?ils découvrent pour la première fois le film dans lequel ils ont joué. Leur fierté me touche beaucoup, et je compte bien placer ce film d?une quinzaine de minutes sur la vie supposée de Fats Waller à Passaic dans la version dvd.

Je n?ai d?ailleurs rien eu besoin de leur dire pour cette scène finale. Je me suis contenté de projeter leur film et de les filmer en train de le découvrir. C?est vraiment là que Soyez sympa, rembobinez prend pour moi tout son sens et son intérêt. Le film peut avoir des défauts mais c?est ce qui me touche le plus. Filmer la joie de ces gens qui regardent ce qu?ils ont fait, tout en y trouvant une certaine forme de fierté. C?est aussi la raison pour laquelle mon concept n?est pas si irréaliste que ça. Parce que ce sentiment-là était bien réel. Il suffit de donner aux gens la chance de pouvoir être créatif.

Le casting de Mia Farrow et de Danny Glover correspond t-il à une cohérence d?ensemble ? Des acteurs socialement engagés pour une comédie parlant aussi de manière légère d?une forme nécessaire d?activisme communautaire ?

Mia Farrow m?a complètement impressionné dans son engagement au Darfour. Je tenais beaucoup à ce qu?elle assiste à la première du film à New York et elle m?a répondu qu?après sa lettre ouverte à Spielberg, celui-ci s?était retiré du projet de documentaire sur les jeux olympiques et qu?il y avait de grandes chances pour que des questions sur le Darfour s?immiscent dans la discussion autour du film. Mais c?est justement là une preuve de l?impact que peuvent avoir les films. Je suis très heureux que Soyez sympa, rembobinez, une simple comédie, puisse amener à parler de problèmes et de questions politiques primordiaux.

Danny Glover est lui aussi un super activiste qui cherche sans cesse à donner plus de visibilité à certains problèmes. Il m?a par exemple fait découvrir Bamako, film magnifique, qui m?a ouvert les yeux sur les effets de la mondialisation dans les pays en voie de développement. Il se trouve que Mos Def n?est pas le moins impliqué d?entre tous. Il vient d?un quartier pauvre de Brooklyn et je me rappelle qu?il avait une réplique à dire sur la cité qu?il a refusé de tourner parce qu?il ne voulait pas que les gens de son quartier puisse mal l?interpréter. Ce n?est qu?une anecdote, mais elle révèle une mentalité, une position de principe que tous ces acteurs ont en commun.

Vos projets en cours ?

Je suis en train de travailler sur mon prochain long-métrage avec mon fils qui a seize ans et un trait de bd assez punk, avec cette énergie propre aux jeunes de cet âge. On retrouve d?ailleurs cette volonté de tout effacer et de recommencer à zéro, comme si rien n?avait jamais existé. L?histoire oppose un dictateur et un rebelle dans un monde futuriste. J?incarne le rebelle et mon fils le dictateur (rires). Il a évidemment de nombreux conflits de personnalité avec moi. Je l?ai laissé regarder à peu près tout ce qu?il voulait et je le regrette parfois un peu (rires). Même dans le lot il y avait d?excellentes choses, comme Tex Avery, ou des choses visuellement très radicales qui ont rendu son cerveau extrêmement actif, réactif et provocateur. Nous avons essayé d?utiliser la tension qu?il peut y avoir entre nous pour créer la dynamique de nos deux personnages.

Le projet va être produit par Focus Features et Partizan. Le dessinateur Dan Clowes travaille le scénario à partir de l?histoire que j?ai écrite avec mon fils, et Steve Buschemi est partant pour faire la voix du dictateur. La violence fait partie du projet, mais il ne s?agit pas au fond d?être pour ou contre quoi que ce soit. Si je suis contre quelque chose, c?est sur l?abus de jeux vidéos et leur effet désastreux sur l?imagination et la créativité. Regardez mon fils. Depuis qu?il est venu vivre avec moi à New York à la condition expresse d?arrêter les jeux vidéos, il a repris le dessin, le skate, la peinture et je ne devrais sans doute pas le dire, mais bon, c?est un peu un génie de la famille, quoi.


Propos recueillis par Stéphane Mas


 

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