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Il y a longtemps que je t?aime - Philippe Claudel
Un monde sans coupables





A sa sortie de prison, Juliette (Kristin Scott Thomas, impressionnante) part s?installer chez sa sœur Léa (Elsa Zylberstein) qu?elle n?a pas vue depuis quinze ans. Philippe Claudel ausculte en peintre ses personnages à l?intime, défaisant les glacis pour laisser découvrir ce qui se cache dessous. Très beau portrait de femmes à peu près sûr de noyer les foules de larmes, Il y a longtemps que je t?aime manque pourtant son final et finit dans un mur. Ultrasensible et paradoxal.

Comment passer de la tôle à une petite famille lisse et parfaite de Nancy ? Dans son premier film, Philippe Claudel interroge ce que peut signifier la fin de peine, à tous les sens du terme. Quitter la cellule de l?institution pour entrer dans celle de la famille. Passer de l?isolement, de ce qui vous sépare, au lien qui vous relie, qui vous rattache à l?autre. Se défaire du silence pour ouvrir la parole, passer de l?absente à celle qui est bien là, hors des murs mais toujours encombrée, prisonnière à l?intérieur.

La femme coupée en deux

Juliette, personnage double, est interprété magistralement par Kristin Scott Thomas. Une femme glaciale, murée dans le silence, prise à l?étau paradoxal de la double contrainte. D?un côté, la nécessité de s?insérer par l?emploi, de jouer la routine sociale, la famille et l?avenir. De l?autre, sentir la lame du passé battre derrière la tempe, supporter l?inquisition de ceux qui voudraient savoir plus, et se soumettre à l?obligation d?être entendue régulièrement par un capitaine de police, Fauré.

Comment revenir à soi, raccommoder la béance, lorsque tout vous ramène à la charge coupable pesant fort sur le dos ? Philippe Claudel structure son film autour de la famille, double, déchirée elle aussi. Famille aimante, famille assassine. Dans son jeu d?équilibre, Claudel oppose l?opacité et le silence de Juliette à la grande transparence, la vie simple, anodine et tranquille de sa sœur Léa, de son mari et de leurs deux petites filles adoptées, dans une grande maison abritant un vieil homme qui ne parle plus, caché derrière les livres. Premier indice d?un trouble où la langue plante des pieux.

L?art du portrait

De la belle et complexe relation entre les des deux sœurs jusqu?aux deux courtisans tournant autour de Juliette se dégage vite une sorte d?évidence : Philippe Claudel est un portraitiste avisé. Léa accueille Juliette chez elle, lui ouvre une porte sur la vie, mais Luc, son mari, protège son territoire et se tient sur ses gardes. Ce flux d?accueil et de rejet mêlés racle lourd et profond dans le roman familial des deux sœurs. Comme si le présent portait toujours la marque du passé, dont le spectateur ne sait rien, chacun s?essayant à dénouer les nœuds, décrypter le moindre signe sur le visage impénétrable de Juliette.

Un visage comme un portrait de peintre, dont il faudrait enlever toutes les couches de souffrance avant d?avoir accès, sous la multitude des glacis, aux premières traces de blanc, à l?innocence vierge de la toile de départ. Il y a longtemps que je t?aime opère ce trajet-là des mots et des couleurs. D?un visage fermé qui va lentement s?ouvrir. D?un corps, d?un cadre, couverts de gris, de bruns et de teintes sombres, qui à mesure vont se fondre de bleus pour finir sur le blanc.

Suspension, retenue, distance

Dès les premières images, Philippe Claudel met son cadre au contraste. La course précipitée de Léa viendra butter sur le corps immobile de sa soeur. L?une est en retard, l?autre a fait son temps. Double miroir d?une ouverture ironique : le regard vide, assise à la table de café d?un aéroport, Juliette fume. Vie nouvelle, nouveau départ ? Pas tout à fait, pas tout de suite. Quinze ans. Qu?il s?agisse de prison ou d?autre chose, on ne s?en sort pas facilement. Une certaine mécanique quotidienne continue d?opérer - fumer, lire, marcher, sans parler, le regard fixe. Une mécanique cassée dans ses rouages. Comme si le flot du temps qui passe aujourd?hui devait butter sans cesse contre le poids d?un passé qui ne passe pas.

Il y a longtemps que je t?aime est donc d?abord un film de suspension, de retenue. Suspension de la fumée qui remplit le cadre avec langueur, ou du titre lorsqu?il laisse au non-dit le « jamais je ne t?oublierai » de La Claire Fontaine. Retenue des retrouvailles entre les deux sœurs, qui n?auront lieu que bien plus tard dans un mouvement de boucle. Surprise ? Il y a longtemps que je t?aime est un film d?amour qui mesure le temps. Mais aussi l?empêchement, la distance, le travail à rebours nécessaire pour passer des morts au côté des vivants, faire non pas son trou puisqu?il s?agit d?en sortir, mais le deuil, en dégageant à l?intérieur de soi un espace pour les autres.

Séduire, réparer la cassure

Philippe Claudel ne sert pas une soupe noire. Le rejet, l?exclusion, la violence sociale s?avèrent à peine visible derrière la bienveillance. Seul le capitaine de police dépressif et sensible que Juliette voit régulièrement évoque la punition qu?il s?inflige à regarder la télé, ce « grand tas d?ordures » servi chaque jour à domicile. Pour le reste, il évoque des chutes d?eau, parle de partir loin. Est-ce parce qu?elle le laisse dire ? Il se confie, il parle, il est séduit.

Toujours bien calé sur la structure du double, Claudel trouve à Juliette un autre courtisan, Michel, un ami de Léa étrangement proche de l?écrivain devenu cinéaste. Un prof de littérature ayant enseigné en prison, sensible, fasciné même par le silence, le retrait de Juliette. Ce visage refusant de se dévoiler, à la manière d?un personnage de roman, d?une statue, d?un portrait accroché à un mur qui garderait en silence son secret.

Dynamique narrative, flux contradictoires

Comment réagir face au désir de l?autre ? Là encore, Juliette se retrouve en bascule face à ses prétendants. Si d?un côté elle recule, effrayée par le gouffre que représente pour elle la tentation de l?amour, elle saisit parfaitement à l?orgueil les peaux de cuir à la braguette fragile. Une manière entre le désir et le sexe de jouer en même temps le retrait et l?attaque, l?enfermement et la libération.

Monolithe lisse cachant bien sa cassure, Juliette étonne par son sang-froid. Est-ce parce qu?elle a déjà passé l?épreuve du pire ? Rien ne semble pouvoir l?ébranler. Si Juliette fascine par la manière qu?elle a de résister à la bienveillance, d?empêcher l?intrusion, tout le film de Claudel s?attache lui précisément à l?inverse - réduire la distance, réparer la coupure, la couture séparant les deux sœurs, le passé, le présent.

De l?intime à l?explicite, récifs

Il y a longtemps que je t?aime décolle autour de deux repas. D?un côté la famille, de l?autre les amis, mais au final une mécanique identique se met en place. On se parle, on s?amuse, on se retrouve, mais ce qui travaille en soupente finit par remonter. Une petit fille curieuse, une grande gueule de meneur de foire poseront chacun la langue là où le passé fait mal. Comme si les secrets, les zones d?ombre n?avaient d?autre issue possible que de finir en pleine lumière.

Cette bascule dans l?explicite fait beaucoup de tort au film. D?autant plus au regard de la patience, de la délicatesse, de la précaution dont Philippe Claudel fait preuve lorsqu?il filme les tentatives de Fauré, Michel puis Léa pour entrer sans effraction dans l?univers de Juliette. Ou dans cette scène des retrouvailles avec la mère, véritable mise en berne de la filiation, bouleversante de sécheresse.

Cinéma bouleversant à forte capacité commerciale

Après avoir tâtonné dans le passé pour faire tomber les morts, c?est lorsqu?il s?attache trop aux vivants qu?Il y a longtemps que je t?aime flirte avec le hertzien. Difficile de faire coexister la culpabilité rédemptrice de Raskolnikov et la gym aquatique de la piscine municipale de Nancy. De miser sur Dostoïevski par les cours de fac tout en causant foot, avant de deviser sur Rohmer entre fromage et dessert. Philippe Claudel, lui, sans hésiter, plonge à quatre pattes dedans.

Film d?auteur à forte capacité commerciale ? Sans doute. Philippe Claudel redonne néanmoins une certaine noblesse au cinéma dit populaire. Un cinéma de la famille refusant d?être idiot tout en gardant sa part d?enfance. Un cinéma ne jouant pas les auteurs sans se priver non plus de montrer l?émotion. Trop, beaucoup trop sans doute, mais le drame sentimental doit faire pleurer les foules. Préparons les mouchoirs. Au cinéma comme dans les livres, Philippe Claudel laboure les larmes comme les paysans de l?Est les endives.

La dictature du sentiment ?

Il y a longtemps que je t?aime ouvre donc la cuirasse de Kristin Scott Thomas avec beaucoup de tendresse et quelques tonnes de sentiment. La bouche vissée, le regard vide, Juliette promène son corps de fantôme dans l?espace domestique à peu près impensable de la famille Ricoré section Meurthe et Moselle avec la barbe de grand-père en bonus. Fidèle à la comptine dont le titre est issu, Philippe Claudel saupoudre son film des ingrédients de circonstance : des chutes d?eau en guise de fontaine, des roses que l?on cueille dans les allées verdoyantes, des kiosques à musique où les gamines font tourner leurs couettes, de beaux pianos et de grandes maisons de campagne où le bonheur quadra suinte de partout entre vin et bonnes blagues.

Sans jouer tout à fait le conte (on y parle tout de même de mort, de meurtre et de cancer), Philippe Claudel relègue hors du champ toute forme concrète de violence. Ce goût maniaque pour la douceur contamine jusqu?à l?air qu?on respire. Avec un peu de mauvaise foi, on pourrait ne voir là qu?une France de profs, faite de parcs, de musées, de cafés. Une France où La douleur, pudeur oblige, se doit d?être mise en cadre, à distance, en abyme. Une France de mariage mixte et de grande réconciliation. Une France de gauche bien propre sur elle, évitant de racler dans le fond des impasses, encore moins des cités.

Utopie d?un monde sans coupable

Il y a longtemps que je t?aime mènera jusqu?à son terme sa soif de plus de bonheur sur terre. De manière stupéfiante, Philippe Claudel fait mieux que la rédemption : il ouvre l?amnistie symbolique générale. Fini le drame intime et délicat de la cassure. Fini cette faille du deuil creusant l?espace béant entre soi et les autres. Fini le tâtonnement fragile vers l?autre pour s?ouvrir à l?amour. Fini cette captation précieuse de la résistance inconsciente face au bouillon de la vie. Fini ce regard vrai sur des parents qui bannissent leurs enfants. Fini, tout cela.

Philippe Claudel choisit l?absolution dans l?innocence. Se prendrait-il pour le Paul du même nom ? La lumière, l?espoir, l?amour envahissent tout son cadre. L?écrivain devenu cinéaste n?a pourtant rien d?un naïf. Vicime de surconscience, il clouera même un ange blond sur fond blanc pour annoncer la naissance du divin amour. Dans sa grande fièvre de compassion, Philippe Claudel efface toute culpabilité. Victime de son fantasme, il empale alors son film sur un paradoxe embêtant : faire disparaître les coupables revient aussi à les nier, les bannir, les priver de parole. Sans coupables, pas de pardon. Pour ceux qui voudraient plus, l?antidote est limpide : revoir simplement tout Pialat.


Stéphane Mas


 

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