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Blind Mountain - Li Yang
Gifle féministe implacable





Dans une province de Chine où l?épouse se négocie à 130 yuans le kilo, une jeune femme est vendue à un paysan violent et ignare qui la traite en esclave et l?engrosse prestement. Brûlot politique implacable dans sa description du sort ignoble réservé à la femme dans certains coins reculés du monde, Blind Mountain sacrifie la nuance et tire à boulets rouges sur la République Populaire. Une tragédie monolithique jouant des moyens douteux au service d?une noble fin : dénoncer la veulerie bestiale de l?homme.

Silhouette longiligne, longs cheveux noirs, visage lisse et Converses aux pieds, Xuemei aurait pu n?être qu?une étudiante à la beauté renversante. Un verre d?alcool, quelques sourires, une poignée de mains complices en auront décidé autrement. Alors qu?elle pensait récolter quelques herbes médicinales pour aider ses parents à rembourser leurs dettes, la jeune femme s?offre un destin faisant passer Cosette pour une concubine de la Chine impériale.

La solidarité par le pire

En guise d?empire, Xuemei se retrouve ligotée sur un matelas tandis que, dehors, tout le village fête le nouveau marié (Degui) à coups de feux d?artifice. Dans cette vallée où les distractions se réduisent à l?alcool, aux cigarettes et aux jeux de table, les habitants se tiennent comme un seul homme. Une solidarité née de l?isolement transformée en instinct grégaire de survie de la part de brutes, de barbares et de lâches contraints pour se trouver des femmes de les acheter comme s?il s?agissait de bétail.

Non qu?ils les traitent d?ailleurs avec bien plus d?égards. Dès ses premières images, Blind Mountain se débarrasse de toute trace de nuance pour adopter la virulence du pamphlet. Une caméra serrée sur le quotidien pour un film coupé en deux jouant sa structure au binaire - l?enfermement d?un côté, la tentative de fuite de l?autre.

Chaînes conjugales, violence et talion

Les Chaînes conjugales n?ont ici rien de symbolique. Cadenas, verrous, chaînes et portes envahissent ainsi le cadre de Blind Mountain dans une implacable avalanche signifiante. Les hommes n?ont pourtant pas le monopole de l?ignoble. Ainsi, la belle-mère de Xuemei, seul personnage à la frontière de l?ambivalence, révèle peu à peu sa part monstrueuse en ramenant le spectateur vers le stéréotype du conte. Un plan, un raccord, une vie. Dans la mécanique sèche de son métier à tisser, la mère reproduit les ébats sexuels du fils avec l?épouse achetée sans l?ombre d?un remord.

Li Yang ne craint pas la caricature. Il rogne son os en silence, suivant ses personnages de près. L?enfermement mis en abyme ne désigne donc pas seulement celui des montagnes de Qinlin dans cette province du nord, auquel s?ajoute l?isolement du village dans une vallée perchée à mille cinq cents mètres d?altitude. Il désigne aussi celui du mari vis à vis de ses parents avec qui il partage la ferme, achevant ainsi de dresser le décor d?un monde clos où tout se sait et dans lequel chacun imite l?autre pour faire en sorte que perdure l?ordre établi.

Une caméra oscillant du sublime à l?obscène

Hommes et femmes reproduisent donc sans ciller l?implacable loi du talion. Et si le fils s?avère trop faible pour faire valoir son droit d?époux, qu?à cela ne tienne. Le père mais aussi la mère, se joindront au manège pour un viol en famille dans le secret de la ferme, ramené cut au montage par le verre d?alcool d?un mari satisfait d?avoir enfin accompli son devoir.

Blind Mountain est un film brutal. Nul fard ni maquillage, pas l?ombre d?une trace de tendresse, si ce n?est ce plan paradoxal d?une beauté indécente, montrant Xuemei dans une pose de peinture classique, le linge couvrant son corps violé assorti au bouquet de roses reproduit sur le mur. Un plan de cas d?école sur la frontière entre le sublime et l?obscène, dans une ambivalence du regard dont Li Yang jouera tout au long de son film.

Beauté de l?ignoble et spectateur coupable

Passé par l?Académie de Cologne et très bien reçu après son impressionnant Blind Shaft, le cinéaste sait filmer et le montre. Du coup, ses images d?une beauté lumineuse dérangent dans leur rapport à la misère. Difficile d?admirer de la même manière des femmes lavant leur linge dans une rivière et une étudiante battue avant d?être enchaînée à son lit. Contraint de subir l?inconfortable bascule entre franche répulsion et plaisir de l?œil, le spectateur devient coupable de trouver son plaisir à cette beauté de l?immonde.

Mis en scène avec grâce, Blind Mountain ramène ainsi à l?écran tout l?art de Jong Lin, qui avait officié sur Eat Drink Man Woman d?Ang Lee. Sa manière subtile de remplir le cadre de verts, de bleus et d?ocres dans une nappe chromatique régulièrement percée par l?intrusion du rouge, la couleur de Xuemei comme elle était celle d?Hester Prynne dans La Lettre Ecarlate d?Hawthorne.

La captive des montagnes marquée au fer rouge

Le rouge comme signe de la différence. Témoin d?une pulsation, d?une lutte désespérée pour la vie, marque d?un impératif faisant aussi écho à tout un cinéma de la résistance - Vivre ! équivalant ici à se placer à contre. Partir n?est pourtant pas si simple. Encore faut-il pour Xuemei, une fois passées la montagne et ses forêts, emprunter l?unique route menant du village à la ville. Jouant sur la répétition du mouvement d?aller-retour comme vecteur du tragique, Li Yang mène la tension dans un yo-yo entre la fuite et la capture poussant le spectateur à cavaler après son propre souffle.

Dans Blind Mountain, la femme n?a de valeur que lorsqu?elle ramène de nouveaux bras aux champs. Autrement dit, il lui faut procréer. Mais une fois sa progéniture mise à bas, comment trouver la force, la motivation pour s?enfuir ? Li Yang analyse sans détour le cercle vicieux du chantage affectif amenant la plupart des jeunes femmes vendues à rester au village pour élever leurs enfants. Le choix d?une vie par défaut. Xuemei, elle, en revanche, emboîtera le pas de son créateur pour jouer comme Li Yang les rebelles jusqu?au bout.

Sisyphe ou l?éternel recommencement

Sans doute l?acharnement de la jeune femme dans la révolte participe-t-il à la force brute de Blind Mountain. Une force du désespoir que Li Yang exploite d?autant mieux que son film tout entier se structure sur le mythe de Sisyphe. Ainsi, les motifs de l?éternel recommencement, de la montagne à gravir ou de la punition posent le cadre d?une tragédie dont il importe au fond peu qu?on puisse en deviner les évènements, dès lors que tout, contrat tragique oblige, finira forcément par aboutir au pire.

Cela n?empêche pas le jeu cruel de la fuite et de la capture de se jouer jusqu?à l?épuisement. Le cinéaste manipulant ses personnages comme à l?heure de gloire de Griffith. Car enfin lorsqu?une fugitive innocente et seule de surcroît s?attaque à la montagne contre un groupe de méchants bouseux barbares, qui oserait prendre le parti des bourreaux ?

Pastorale bucolique versus thriller brutal

Ces scènes de fuite, soupapes essentielles d?un script à plat ventre du quotidien paysan, révèlent aussi combien Li Yang est attentif au rythme. Difficile de s?ennuyer dans Blind Mountain, tout occupé qu?on est à craindre le pire à chaque coin de porte. Li Yang manifeste là un sens du thriller sidérant. Une tension brute, collée au corps, se jouant d?ailleurs moins dans les mouvements des êtres que dans la subite embardée des regards, des voix surtout.

Entre les différentes tentatives de fuite et l?enfermement dans la vie paysanne, Li Yang tricote lentement le mince fil d?espoir qui persiste chez Xuemei. Blind Mountain prend alors soin de ménager ses interstices d?ouverture. Cousin du mari de Xuemei et instituteur du village, Decheng rend régulièrement visite à la jeune femme. Il discute avec elle, cherche à la divertir par quelques magazines, finit par lui déclarer sa flamme.

Violence des corps, volume des voix

Mais la seule parole qui tienne semble ici celle des brutes. A croire qu?en engageant les paysans locaux pour incarner les personnages de son script, Li Yang n?avait en guise de direction d?acteurs qu?une seule consigne - vociférer les dialogues avec une conviction sans faille. De fait, le résultat est exemplaire. Des primates du village aux chirurgiens d?hôpital maniant la cacahuète avant de passer en salle de soin, tous ne font que hurler.

Violence des corps, volume des voix, seul manquait au tableau l?avidité rapace. L?argent traverse ainsi Blind Mountain de bout en bout. Du prix de l?épouse à celui des cochons, de l?hôpital à la police, tout se paie, se marchande, se soudoie, jusqu?au simple coup de pouce d?un trajet d?auto-stop.

Faut t-il le préciser ? Les élites de la nation en prendront pour leur grade. Chef de village, officiers de police et cadres du parti passeront sous la main leste du cinéaste pour être mis dans un seul et même sac. Celui des petites frappes de la grande injustice qu?une cigarette ou deux suffisent à convaincre de détourner le regard. Commissaire, facteur ou paysan, tous s?accommodant au final des petits crimes du monde tant qu?ils restent à l?écart.

Le rire en soupape contre toute attente

Le salut viendra par l?enfance. Attendrie par un gamin contraint par son père d?aller aux champs au lieu de se rendre à l?école, Xuemei se réincarne au fond d?une cuisine chinoise en Mère Térésa de l?éducation. De la bouillie pour cochons aux cours du soir pour fils de paysans, le pas est vite franchi par Li Yang, qui ne s?émeut guère de rajouter du misérabilisme en multicouche. Alors, cinéaste barbare Li Yang ? Sans aucun doute, et fier de l?être, lorsque pour son final, il persiste et signe dans l?effroi par une tranche d?humour touchant au désespoir.

Car c?est enfin par le rire que passera la clôture, dans une confrontation surréaliste entre police et chef de village. De ces petits arrangements entre lâches, Li Yang tire une séquence tragi-comique aussi brève qu?admirable. Ou comment célébrer l?oraison funèbre du droit dans un éclat de rire qui glace aussi l?échine par la réalité qu?il dénonce. Celle d?un Etat de non-droit où règne sans partage la loi médiévale du plus fort, dans une Chine où l?opposition, le refus, la dissidence appellent la même réponse exactement à l?échelle de l?Etat, du village ou de la cellule familiale - la violence crue sur la viande, coups de hachoir en plus.

Une Montagne aveugle face au Dernier voyage du Juge Feng

Sur le papier, Blind Mountain et Le Dernier Voyage du Juge Feng avaient beaucoup en commun. Un scénario désossé faisant le portrait d?une Chine rurale ignorante et brutale aux prises avec le droit. Avec côté folklore, la respiration d?une langue jamais aussi belle que lorsqu?elle est chantée, tandis que s?étirent sur la rétine des paysages à la beauté sauvage et dure, à l?image de vies frustres de ceux qui l?habitent, hachés par le travail quotidien de la terre.

Au final pourtant, les deux films n?ont rien à voir. Question de regard, question surtout de mâchoire, d?appétit politique. A la finesse de l?humour et l?infinie tendresse de Liu Jie pour ses personnages, Li Yang oppose une tragédie féministe déroulant par la gifle son implacable tapis de plomb. Faut-il pour autant condamner l?un parce qu?il ne répond pas à l?exigence de finesse nécessaire aux critiques européens ?

Pas de Balzac pour toutes les petites tailleuses chinoises

Niet, camarade. Li Yang n?a pas non plus le génie de Gu Changwei, capable dans son magnifique Li Chun de jouer la fronde politique avec l?extrême finesse d?un maître-dentelle d?expérience. Blind Mountain tire néanmoins sa force des boulets rouges qu?il décoche à la République Populaire dans la dénonciation du pamphlet. A en croire Li Yang, la Chine rurale n?élève ses femmes que pour les battre puis les réduire à l?esclavage. Manque de nuance ? Allons donc. Elles peuvent aussi finir noyées afin de ne pas entamer le pouvoir d?achat des ménages.

Blind Mountain ne manquera pas d?être vilipendé par les défenseurs d?un art noble. Les mêmes qui conspuaient Le cauchemar de Darwin pour sa roublardise manipulatrice, l?enfermant dans le même sac que les dossiers à charge anti-documentaires de Moore, reprocheront à Li Yang son mur de boue sèche et froide, cette manière de mal aimer ses personnages. Pourtant, la puissance subversive et l?impact émotionnel de Blind Mountain restent entiers. Cinéaste jusqu?au-boutiste, Li Yang appuie fort et sans retenue, ne laissant personne indemne. Une mécanique sans pitié dans son acharnement à condamner l?archaïsme et la lâcheté collective des hommes.


Stéphane Mas