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De l?autre côté - Fatih Akin
L?identité à l?épreuve du réel





Entre Turquie et Allemagne s?entrelacent les destins de six personnages en quête d?identité. Ballotté entre amour, prisons et cercueils, chacun cherche sa voie au prix d?une confrontation cathartique au réel, le tout servi par une mise en scène où la fluidité le dispute à l?épure. Bijou de cinéma narratif, De l?autre côté dessine, dans une fresque bouleversante, un plaidoyer singulièrement apaisé pour un cinéma conjuguant empathie, tolérance et réconciliation.

De Fatih Akin, il restait le souvenir d?un cinéaste frondeur, fiévreux, brûlant la pellicule au rythme des vies fracassées de ses anti-héros. Cinéma de la chair et du sang, Head On, de la syncope, Crossing the Bridge mais surtout cinéma vivant, l?œuvre du réalisateur allemand s?inscrit ici à revers de ses précédents films. Après Head On, ce deuxième volet d?une trilogie embrassant l?amour, la mort, le diable, révèle ainsi une nouvelle facette talentueuse du metteur en scène.

Le commencement par la fin : play it again, Nejat

Dans la campagne turque, un abri de béton désaffecté devant lequel musarde un chien, un lent travelling pour entrer dans une station service. Nejat, le professeur de littérature allemande d?origine turque, opère une halte sur la route qui le mène à la rencontre d?un père renié par son pays d?adoption, l?Allemagne, et son fils. C?est ici que Fatih Akin pose le premier jalon du film, une réflexion autour de l?identité conçue comme un travail en cours, un questionnement permanent.

Ce lieu de transit, point de départ et d?arrivée d?une histoire en construction, matérialise en gué précaire les interrogations, l?ambivalence des sentiments à l?œuvre dans une relation filiale où s?entremêlent déjà les grands thèmes du film : amour, quête identitaire et tentative de réconciliation.

L?impossible filiation

Force est de constater qu?un gouffre générationnel sépare les deux hommes. Nejat, de son statut modèle de professeur de littérature à l?université de Hambourg, incarne l?idée même d?intégration, fruit d?un long processus étroitement lié à l?éducation. Difficile donc de jouer indéfiniment au fils bonne pâte, lorsque le père, lui, cumule machisme, alcool et cigarettes en bon archétype d?une société patriarcale turque aux reins solides.

Point d?orgue d?une rupture annoncée, la mort de Yeter, ancienne prostituée et nouvelle compagne du père Ali, au détour d?un raki de trop. Et Nejat de couper les ponts : le maître étalon de l?assimilation ne saurait avoir pour père un meurtrier.

Cœurs déracinés pour une mise en scène de la caresse

Au cœur de l?histoire de ce premier binôme viennent s?entrelacer deux autres couples qui n?auront cesse de se chercher, se croiser, se rater ou se rejoindre entre Allemagne et Turquie. Ayten, opposante turque d?extrême gauche, rejoint l?Allemagne pour fuir les persécutions du pouvoir. Elle s?enquiert de l?existence de sa mère, Yeter, à travers les rues de Brême. En déshérence, elle trouve le gîte, le couvert et l?amour chez Lotte, étudiante de bonne famille, dont la mère, Susanne, voit d?un mauvais œil l?intrusion de ce trublion dans la vie bien rangée du foyer. Le choix d?Anna Schygulla, placide et impériale dans le rôle de Susanne, ne doit rien au hasard. Icône du cinéma allemand des années soixante dix chez Fassbinder, elle incarne pour Fatih Akin l?essence même d?une Allemagne sûre de son fait, méprisante pour l?éternel immigré turc. Une partition bien huilée et pourtant si fragile.

Chacun à sa place même si, paradoxalement, un point commun vient tisser un lien étroit entre chaque protagoniste, celui de la figure même de l?immigré. Turc ou Allemand, contraint ou volontaire, chaque personnage, à un moment donné du film se retrouve « de l?autre côté ». Une vie en miroir pas tant géographique, quitter un territoire, en arpenter un autre, qu?identitaire. Et Fatih Akin de dérouler son propos autour de l?universalité de cette quête identitaire et surtout d?éclairer par la mise en scène les destins communs des humains, et des différentes voies qui s?offrent à eux. A embrasser deux mondes à la fois, le cinéaste donne à méditer une série de dichotomies : fils intégré/père traditionaliste, mère allemande embourgeoisée/fille turque révoltée, au sein desquelles les personnages, à l?épreuve du réel, voient leurs certitudes idéologiques battues en brèche.

La ville, l?individu, entre abnégation et renoncement

De l?Allemagne à la Turquie, d?Istanbul à Hambourg, en passant par Brême, De l?autre côté inscrit ses personnages au cœur des villes. Ville refuge ou ville labyrinthe, cimetière des illusions ou lieu de renaissance, c?est à travers une poésie à la fois vigoureuse et mélancolique que Fatih Akin dresse le portrait de ces réceptacles des possibles. Point commun à toutes ces villes, les six personnages y vivent en solitaires, célibataires, veufs ou divorcés. Au fil de leurs quêtes respectives, le cinéaste insère un élément perturbateur déjà présent dans Head On. La volonté individuelle se heurte à la logique de groupe : compatriotes, compagnons de lutte politique, famille, institution sont autant d?obstacles à l?accomplissement des desseins esquissés. D?un côté la servitude volontaire - les valeurs traditionnelles turques pour Ali, la lutte politique armée pour Ayten, le confort bourgeois pour Susanne -, de l?autre l?asservissement subi - la prostitution pour Yeter, la routine étudiante étriquée pour Lotte. Et au final, peut-être, la mort.

Comme un désaveu cinglant de l?engagement politique et de la violence qu?elle engendre, la lutte armée conduit à l?impasse. Le renoncement et la trahison de Ayten en guise de salut valent bien un prix (oecuménique) à Cannes. Au-delà du parti pris, une tendance du cinéaste à glisser vers l?apaisement idéologique -adieu le jusqu?au boutisme déjanté des têtes brûlées de Head On- qui s?incarne dans une mise en scène d?un classicisme exemplaire. En outre, portant haut le refus du didactisme, Fatih Akin utilise les éléments politiques comme autant d?outils narratifs, et ancre cette narration dans un espace interprétatif offert au spectateur.

Une mise scène d?épure et d?équilibre

Et pourtant, force est de constater que De l?autre côté avance comme un objet cinématographique de haute volée. Opérant un virage à 180°, le cinéaste démontre qu?il a plus d?une optique à sa caméra. Contre-pied quasi permanent de Head On, le film abandonne ce qui en faisait la réussite - le côté punk, violent et sanglant, la caméra à l?épaule, l?omniprésence de la musique - pour tisser une toile autrement plus élaborée.

Comme une variation apaisée sur un thème (l?amour à mort), le cinéaste se révèle en maître de la mise en scène, conjugue sobriété et fluidité pour offrir une vision plus intérieure des tourments qui agitent les protagonistes. Exit le baroque orgiaque de ses précédents films, c?est une confrontation au silence -quasi absence de musique-, à la beauté jamais tape à l?œil des cités, des intérieurs, des visages qu?il filme. Une cure d?austérité, un refus de pousser à l?émotion pour mieux imprimer la rétine.

Du papier à l?écran, l?art du récit filmique

Si sur le papier, rien ne paraît simple, à l?écran, comme par miracle, tout l?est. Pour bâtir son film, Fatih Akin s?appuie sur deux éléments. D?un côté, le chassé croisé au sein duquel les six personnages évoluent donne le ressort dramatique. De l?autre, une chronologie des évènements composite et perturbée.

En outre, ce n?est pas un hasard si Cannes a récompensé la structure narrative du film - prix du scénario - basée sur le mode des rencontres fortuites, espérées, ou perdantes. Ce grand cinéma narratif (dédoublement de certaines scènes) donne au film un souffle étrangement apaisé et emprunt d?une grande maîtrise. Ainsi, le cinéaste aborde la construction du récit comme une parabole des destins individuels empêchés, entrecroisés, incertains.

Le salut par la lettre, petit précis d?intégration

Au final, qu?en est-il du regard porté sur cette galerie d?individus parfois cannibalisés par l?infortune ? Tirés à bonne distance, les portraits évitent le piège du lacrymal. Jamais manichéen, le cinéaste livre bien plutôt un précis d?empathie au sein duquel, chaque personnage, confronté à ses impasses, s?ouvre à un horizon faisant basculer ses plus intimes convictions.

Avec pour objet transitionnel, la culture, la littérature ou l?éducation. Ainsi, les larmes d?Ali le père coulent, à la terrasse d?un café, après la lecture d?un livre offert par son fils, mais jusqu?ici ignoré.

La rédemption aux tripes, l?œil aux aguets

Et si prise de conscience il y a, elle n?est pas forcément synonyme de rédemption. Car si la mort est parfois au bout du chemin, elle a également vocation à transformer les individus, peut-être à les rendre plus généreux. Ainsi, Lotte part retrouver Ayten emprisonnée en Turquie.

C?est devant la perspective de la mort que sa mère Susanne, ex-soixante-huitarde, se rend à Istanbul. Fatih Akin lui offre alors un espace (une chambre d?hôtel), une caméra au grand angle en plongée, un plan fixe pour qu?elle exprime toute la douleur d?une mère à qui on a arraché sa fille. Mais le cinéaste filme aussi une scène de souffrance essentielle car Suzanne dépasse sa soif de vengeance pour délivrer Ayten de sa culpabilité. Dans l?œil du cinéaste, la possibilité d?un amour qui amènerait à comprendre ce qui se passe de l?autre côté

La culture vertueuse : pour une éthique du cinéma

Prenant son monde à contre-pied, Fatih Akin s?avance en cinéaste moral pour livrer un film en forme de manifeste humaniste constamment transcendé par une mise en scène à la grandeur sans tapage. Dans les bobines, une réflexion en forme de conte cruel poind : dépasser les violences politiques, conjugales, identitaires par l?empathie et l?éducation pour atteindre au pardon et à la réconciliation. Accepter une double culture, celle des Turcs-Allemands de la troisième génération, qui pourraient ouvrir une voie, jeter un pont entre l?Europe et le Proche-Orient.


Guillaume Bozonnet