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And the Spring Comes (Li Chun) - Chang Wei Gu
L?art ou le bûché des vanités





Mariant l?art classique occidental à la Chine populaire des années 80, Chang Wei Gu réinvente le mélodrame par le biais de l?opéra. Fable métaphorique sur la vanité, l?orgueil et l?ambition, petit chef d?œuvre d?humanité et de subversion politique, Li Chun joue les larmes sèches comme des perles qui descendent du ciel sous la neige, dans une Chine où la différence n?est jamais aussi bien à sa place qu?entre les murs d?une prison. Une tragi-comédie associant le peuple au sublime, primée au Festival de Rome pour l?interprétation magistrale de Jiang Wenli en cantatrice déchue ramenant l?opéra dans la rue. Du grand art pour les gueux.

Wang Cailin est une femme coupée en deux. La grâce naturelle d?un hippopotame au visage buriné contre une voix d?ange tombée du ciel. Alors qu?elle rêve depuis toujours de faire carrière à l?Opéra de Pékin, elle se contente par dépit d?enseigner le chant dans une ville de province. L?espoir, la persévérance et l?orgueil lui interdisent de renoncer. Son rêve finira pourtant par se réaliser, le cinéaste faisant d?elle par la fiction un véritable personnage d?opéra déchiré entre sa passion pour son art et les jeux de l?amour.

Adieu ma Concubine dans la poussière d?une arrière-cour

L?histoire d?amour de Wang Cailin pour l?opéra est d?abord celle d?un cinéaste. En 1993, alors directeur de la photo sur Adieu ma concubine, Chang Wei Gu orchestrait le jeu magnifique des lumières, des décors et des costumes d?un des plus beaux films sur l?opéra de l?histoire du cinéma. And the Spring Comes en serait donc le reflet inversé. En guise d?intérieurs soyeux et du triomphe de la beauté par la couleur, Chang Wei Gu explore le quotidien du peuple par ses échelles de gris pour en révéler les misères mais aussi la splendeur.

En entendant un jour la voix de Wang Cailin diffusée par la radio d?Etat à travers les avenues de la ville, Yu, conducteur d?engins, décide d?approcher la jeune femme pour prendre des cours de chant avec elle. Bouleversé par sa voix, il tombe amoureux de Wang Cailin, qui n?a d?yeux que pour Sibao, meilleur ami de Yu et fondeur dans une aciérie, passant ses heures perdues entre l?alcool et la peinture qu?il pratique avec l?assiduité d?un artiste maudit.

Espaces parallèles pour culture d?acier

And the Spring Comes s?attache d?abord à la réalité. Celle d?une ville de province partagée entre deux pôles - l?aciérie d?état et l?académie des arts - dont la mise en parallèle par le cinéaste n?a bien sûr rien d?innocent. Même architecture évoquant la légèreté du Bauhaus, même déferlement anonyme lorsque sonne la fin de la journée de travail, même traitement (se laisse t-on imaginer) indifférencié de la destinée collective des individus par l?administration au pouvoir. Sans effort, sans dialogue, le quotidien morose des années 80 passe donc d?abord et presque exclusivement par l?acuité du regard et de la mise en scène d?un cinéaste, un vrai.

Chang Wei Gu ramène ainsi l?existence de ses personnages aux espaces qu?ils occupent. Minuscules baraques d?une seule pièce, chambres exiguës, intérieurs sombres cernés par des murs de brique et de pierre où les vies comme les corps semblent voués à la promiscuité. Quelle place donner à l?art dans un pareil cauchemar ?

Amour, gloire et beauté - Portrait du peuple en artiste

Celle d?un souffle essentiel puisqu?il place le vivant au centre même du vide. La vie, mais aussi la fuite, le mouvement vers ailleurs, cette autre chose que soi-même qui permet d?échapper à un destin tracé d?avance. Ce petit souffle de folie d?un conducteur d?engins qui déclame du Pouchkine avec l?emphase épique d?un dignitaire du régime, d?un fondeur d?aciérie qui copie Gauguin en rêvant d?être Van Gogh quand leur muse à tous deux s?imagine en Tosca à l?Opéra de Paris.

La mécanique des rêves se fond alors aux rouages de l?amour. Wang Cailin est séduite par Sibao parce qu?il est comme elle un artiste en devenir. Le plaisir et la fierté qu?elle éprouve à poser pour lui comblent ainsi le narcissisme et l?illusion à la fois du peintre et du modèle. Comme s?ils ne pouvaient partager que l?orgueil, celui-là même qui les mènera à refuser l?amour, pour s?enfermer par orgueil dans la solitude du fantasme.

L?opéra en abyme de peinture sous les lumières du cinéma

Chang Wei Gu ne se contente donc pas de filmer le contraste entre rêve et réalité. Il fond l?un à l?autre dans une vertigineuse mise en abyme des arts. La peinture classique occidentale rentre ainsi peu à peu dans le cadre par le biais des détails. Une multitude d?images, de représentations, de miroirs surtout, s?insérant dans les plans où Wang Cailin apparaît, et qui sont autant de marqueurs de sa vanité, donc de sa chute à venir.

Jiang Wenli sera la grande odalisque d?Ingres colorée par Gauguin. A moins que Vermeer et plus tard Degas ne viennent inscrire la lente application du temps sur la pellicule de Li Chun. Quant à la pièce unique de Wang Cailin, elle rappelle bien aussi, par la bassine et la récurrence des éléments liquides, une toile de Bonnard qu?un esprit mauvais aurait privé de lumière. A peine suggéré, cet hommage aux grands peintres n?a rien d?illustratif. Ce qu?il permet ? Le vide de la nécessité, le dénuement, la vanité aussi ramenés en plein centre de l?écran.

Une tragi-comédie par les poupées russes du Pekin-Bolchoï

L?opéra, de même que la peinture, est à la fois partout et nulle part. Alors qu?on pourrait croire qu?aucune scène d?opéra n?apparaît dans Li Chun, le film n?est en réalité rien d?autre - un théâtre de pellicule pour un mélodrame déchirant. Celui d?une femme contrainte d?abandonner son rêve pour un amour qui la laissera exsangue, meurtrie, dans une scène humiliante appelant au tragique.

Chang Wei Gu construit ainsi une perpétuelle mise en abyme des arts et se garde bien pour notre plus grand bonheur d?indiquer les charnières, changements de registres et autre bascules du rire aux larmes. And the Spring Comes joue ainsi une structure de poupées russes où la répartition des rôles entre le médiocre, le banal et le tragique n?empêche pas le ridicule voire le burlesque de faire ça et là leur entrée.

Wang Cailin incarne au fond le comble de l?héroïne romantique. Humiliée par un amour déçu, parée de sa longue robe bleue pour gravir une à une les marches de la vanité dans une contre-plongée dramatique, sa chute est l?acte final d?un opéra dont le livret est aussi le script du film. Une amoureuse de l?amour, cantatrice de l?abîme habitée par l?orgueil.

Révolution culturelle du trio par le chiffre trois

Trois arts mis en abyme, trois amours malheureux pour la chute trois fois répétée d?une héroïne au romantisme exacerbé. And the Spring Comes est un ballet populaire faisant tourner intrigues et personnages dans une valse envoûtante. Mieux, ce mouvement de répétition, de reprise, de persévérance fait lentement naître un sens de la tragi-comédie que Chang Wei Gu pousse bien plus loin que ce que le cinéma chinois nous avait dernièrement montré (Le dernier voyage du juge Feng).

Le revers en amour de Wang Cailin ne l?empêche pas de poursuivre son rêve. L?opéra se refuse à elle ? Qu?à cela ne tienne, la rue deviendra sa scène. Là encore pourtant, les rêves de succès et de gloire devront être ajournés. Cinéaste du réel cultivant la malice, Chang Wei Gu montre la foule baillant d?ennui devant cet art occidental boudé au profit la danse populaire chinoise. Quelques rires, des regards qui se détournent pour regarder la neige tomber du ciel. Ou comment saisir en quelques plans simples et vrais la relation du petit peuple à une culture d?élite.

Mille et une chutes pour sortir de l?abîme - Divine grâce pour les freaks

Wang Cailin rencontre là son double - Hu, danseur étoile à la grâce efféminée. L?indifférence, la moquerie, le désaveu du public dont ils sont l?objet rapprocheront les deux freaks, perdants magnifiques d?une Chine élevant le conformisme au rang d?idéal identitaire. Li Chun se teinte alors d?une profonde mélancolie à laquelle s?ajoutent les ciels d?hiver blanchis par la neige ; les photos noir et blanc qu?ils s?échangent comme les vestiges de rêves broyés par une révolution culturelle assassine.

And the Spring Comes ramène une fois encore l?amour déçu au centre. Uniforme bleu, boutons dorés et gants immaculés de blanc, le danseur jouera sa demande en mariage sur le mode pathétique. Mais dans la baraque transformée en théâtre, certains refus portent le désespoir en abysse. Dans une grâce magnifique, un homme marche seul sous la neige en poussant son vélo. Quelques heures plus tard, de nouveau seul mais entouré de noir devant l?immense glace de son studio, Hu accomplira une dernière mort du cygne avant d?être enfermé pour longtemps.

Camarade artiste, point de salut hors de prison !

Chang Wei Gu relève une nouvelle fois le déchirement par l?humour. Aucun film peut-être depuis Le dictateur de Chaplin n?avait aussi merveilleusement associé subversion politique, danse et poésie. Hu, danseur homosexuel faisant désormais ses pointes en cage après avoir voulu déplumer une ballerine, rappelle bien Hynkel dansant dans son palais un globe entre ses mains. Même ironie d?un cinéma transcendant le tragique par la grâce, même détachement inouï de la fiction vis à vis de l?histoire.

L?esprit frondeur et des papillons dans le ventre, Li Chun franchit sans mal la grande muraille de la censure. Ainsi, le seul moyen pour jouir de la liberté, de la différence, consiste à en être tout simplement privé. La marge finira donc par être mise en cage et Hu, martyre de la différence, trouvera son bonheur derrière les murs de la prison. Ainsi s?ouvre le dernier acte de Li Chun pour une bascule vers le présent via l?objet magique signant l?apogée du culte de l?image-miroir - la télévision.

Splendeur et misères du peuple - Li Chun ou l?art de l?illusion par la farce

And the Spring Comes pousse alors le mélodrame à la farce. Rien n?a en apparence changé du côté de l?image, l?ouverture du pays se fait par l?accessoire. Télévision, agences matrimoniales, godes et pommades anti-âge fleurissent le quotidien et viennent remplir le cadre. Qu?importe l?amour de l?art puisque seule compte désormais la soif vorace de célébrité. L?ère de la télévision marque l?avènement de la duperie et du chantage émotionnel par le biais du mensonge. Refusant le didactisme, Chang Wei Gu prend le parti du rire. A la célébration de l?art succède ainsi l?apprentissage de la boucherie. Et de même que l?esprit cède sa place à la viande, l?arrière d?une camionnette pleine de moutons répond de manière ironique à l?élitisme vaniteux de la scène d?opéra.

Nourri d?une double culture mêlant l?art classique à la sagesse du conte populaire, Chang Wei Gu s?impose avec And the Spring Comes comme l?un des très grands cinéastes de sa génération. Sa peinture de l?opéra comme un théâtre mis en lumière par le cinéma ramène au centre de son œuvre le petit peuple qu?il célèbre avec le souffle épique d?un drame classique expurgé de toute scorie. Un portrait magnifique de la Chine populaire misant sur la satire et l?humour tendre en lieu et place du déni de l?histoire. Un hommage aux plus humbles, ratés et autres déficients, tous victimes de l?étau du pouvoir, du conformisme social et du démon de la vanité. Li Chun ou les mille et une chutes de l?art dans un petit vertige de beauté paradoxale.


Stéphane Mas