BIEN PROFOND | CINÉMA | DVDs | INTERVIEWS | Liens



Into the wild - Sean Penn
Born to be wild : aux sources de l?Amérique





Contrepoint essentiel à l?existentialisme urbain sur roulettes de Gus Van Sant, Sean Penn ranime l?adolescence par la flamme du road movie dans une épopée tragique au cœur des grands espaces. Un film pris sur la vie, l?enthousiasme et l?innocence, entre l?idéalisme hippie des seventies, l?héritage beat de Kerouac et l?activisme naturaliste de Thoreau. Dans un retour aux sources prenant des airs touchants d?adieux à sa propre jeunesse, Sean Penn célèbre l?Amérique par ses mythes fondateurs. Malick aurait-il trouvé un fils ? Pas si sûr.

Alex incarne la classe moyenne supérieure américaine dans toute sa splendeur. Un ado pris en super-huit à lustrer sa voiture, admiré par sa sœur, adoré par des parents que l?aisance financière a cloîtrés dans un confort républicain fait de certitudes, de réussite et d?ultra-conformisme. Alors que tout le prépare à suivre les traces de son père - travail, famille, voiture et patrie - Alex décide de prendre la tangente. Un long chemin d?errance entre la crise d?ado, le caprice existentiel et la fuite du réel. L?épopée d?un gamin qui disparaît pour renaître autrement.

Sean Penn place Into the Wild aux racines de l?Amérique. Naître équivaut donc ici à se déplacer. Partir, avancer, pousser toujours plus loin vers l?ouest la ligne frontière qui sépare le pionnier de sa terre promise, Le Nouveau Monde prenant ici les traits de l?Alaska, terre encore vierge, immaculée de toutes les souillures de l?homme avec lesquelles Alex a décidé de rompre.

Couper, tracer, s?enfuir - l?adolescence On the Road

Impossible pourtant de taquiner les frontières sans véhicule. Déclinée sous ses différents avatars (épave, jeep, camping-car, cocon sur roulettes), la voiture, artéfact mobile essentiel de la culture américaine, devient sous la caméra de Sean Penn un objet ambivalent. D?un côté l?outil qui permet de se déplacer, de servir de refuge et donc rendre la quête possible. De l?autre, un symbole de l?attachement au confort qui matérialise le cadeau-prison du conformisme parental auquel Alex cherche à tout prix à échapper.

Naître revient à entériner la coupure, se séparer, se dépouiller, quitter l?enveloppe du cocon pour traverser les grandes eaux. Sean Penn jouera cette naissance d?un œil très littéral. Pris sous les flots d?une rivière en crue, Alex devra se défaire de la voiture, ultime objet transitionnel, afin d?affronter la route seul, sac à dos à l?épaule, pour enfin naître à sa véritable épopée.

Revival hippie au-delà des clichés

La traversée de l?espace américain, continent-monde, évite en partie le piège du cadrage grand-angle manière Connaissance du Monde. La nature, présente par bribes, n?apparaît en effet pour l?heure qu?en toile de fond derrière l?humain. Davantage qu?une suite de terres et d?états, Alex rencontre l?Amérique par ses âmes fortes. L?occasion d?une merveilleuse galerie de personnages qui s?ouvre avec Rainey et Jane, couple hippie promenant leur camping-car bariolé de fleurs le long des plages du pacifique.

Vêtements de chanvre, roulées au bec, cheveux au vent, bref, la panoplie complète d?attardés mystiques de l?amour n?empêche pas une seconde l?ensemble de sonner juste. Sans doute est-ce du à la vérité des regards, à l?économie des dialogues, à la répartition des silences donnant l?étrange impression que ces trois-là se rencontrent moins qu?ils se retrouvent. Une femme mûre et un gamin d?à peine vingt ans nageant dans l?eau, un feu couleur argent posé sur le sable, pour un trio dont on pourrait sans crainte intervertir les corps et modifier les âges.

Sean Penn joue ainsi les miroirs de l?âme sans prévenir. Par sa simple présence, Alex organise à son insu les retrouvailles d?un couple avec lui-même, sa jeunesse, sa vitalité, son idéalisme, de même qu?il trouve en eux l?anti-modèle de ses véritables parents. Une sorte de famille idéale recomposée dans une communauté d?esprit mais également d?innocence.

Dérive de l?espace, fiction de la rencontre

A l?océan d?une Amérique west coast succède ensuite la démesure industrielle des céréaliers du grand ouest. Léger changement d?ambiance. Les chemises à carreaux et la sueur mâle de fermiers pleins de bière remplacent les joints sous la tente et les torses nus dans l?eau. Quant au jeune vagabond de la liberté, il prend l?oseille où elle se trouve. En l?occurrence, à dos de moissonneuses qu?il chevauche dans le couchant sur d?immenses champs de blé.

Into the Wild en profite alors pour défaire la fiction. Sauter du coq à l?âne, rompre l?équilibre patiemment construit par une arrivée de cowboys venant s?ajouter aux grandes lampées d?alcool et aux vociférations sans lendemain. Alex se fond à la valse des corps, s?adapte vite aux jurons et engrange les conseils de chasseurs, le regard braqué vers son rêve.

Dans le Grand Canyon, Sean Penn aura l?intelligence de garder sa caméra plongée sur les rapides mais la sottise de les faire passer à un débutant bien peu crédible. Qu?importe. Après la rencontre d?un couple illuminé de Danois sous amphétamines, Alex retrouvera Bush sur l?écran d?un poste frontière et prendra ses paroles à la lettre. Avancer coûte que coûte, tenir sa feuille de route, troquer le kayak contre un train de marchandise pour un retour dur et sévère aux villes civilisées.

Face à l?exposé démonstratif, la grâce de l?innocence

La violence du retour au bercail sera prise de plein fouet. Au programme, misère sociale, baston, trou noir et fond de cale. Cinéaste engagé, Sean Penn se laisse aller et perd ses nerfs dans la démonstration. Si aucun doute ne subsiste sur la substance du message (la misère, c?est pas bien), le cinéaste fait preuve d?une mise en scène inutilement déclamatoire. Ces arrêts sur image par exemple, figeant la misère dans un noir et blanc de circonstance, manière de dénoncer l?apartheid social sous l?esthétisme un peu cheap d?un clip rescapé de l?intégrale Springsteen.

La preuve par quatre qu?Into the Wild n?est jamais aussi bon que lorsqu?il laisse ses acteurs se mesurer à l?humain. Aux frontières entre les corps, aux histoires troubles de filiation, par des dialogues superbes passant l?émotion, le désir et l?amour dans une délicate moulinette. Ainsi de Tracy T, petite sauvage tombée du ciel, au visage triste et à la voix d?ange, qu?Alex rencontre dans une communauté SoCal de Slab City mêlant faune hippie, loosers et idéalistes white trash de tous poils.

Un cinéma d?acteurs au centre de l?humain

Into the Wild tient alors ses lettres de noblesse et saisit avec une incroyable justesse les restes de l?Amérique des grands rêves de la décennie 1960, année de naissance d?un certain Sean Penn. Comment ne pas être bouleversé par Tracy T, par sa quête d?amour en appel d?air au fond d?une caravane ? Par ce glissement magique où l?on partage une chanson à la place d?une vie ? Par la douleur d?une séparation sans parole ? Par l?immense tendresse de Jane, mère aimante orpheline ? Par cette montagne d?amour née des mains d?un sculpteur et que le cinéaste, multipliant par quatre son échelle de plans, transforme par le réel de la fiction ?

Dans un bout perdu de Californie, Alex rencontre M. Franz, vieux militaire au regard perçant, prompt à donner des leçons de vie. Sean Penn joue ainsi le contraste par l?amplitude maximale. D?un côté ce vieil homme à la morale bien dégagée derrière les oreilles, prêt à s?enterrer dans son garage et dans la solitude de son atelier de gravure sur cuir. De l?autre les ailes légères d?un gamin aux semelles toujours tournées vers ailleurs, qui mettra son aîné au défi de gravir une montagne.

Ecartèlement paradoxal et destinée tragique

Dernier personnage rencontré d?Into the Wild avant la plongée en pleine nature, Franz (magnifique Hal Holbrook) catalyse au plus fort ce qui se joue entre Alex et tous ceux qu?il rencontre . Une sorte de déflagration émotionnelle, de miroir tendu vers eux-mêmes et leur propre passé, ranimant en eux ce qui a disparu et qu?Alex incarne encore - la jeunesse, l?idéalisme, plus simplement une certaine innocence que tous chercheront à retenir, en vain.

Ce jeu de tension entre d?une part l?appartenance à un groupe (le couple, la famille, l?amitié), et de l?autre l?autonomie, l?indépendance, la liberté souveraine de l?individu, ramène Sean Penn au coeur du paradigme identitaire américain. S?il avait notamment dans The Pledge (2001) déjà abordé la solitude ou le motif de l?obsession, jamais le cinéaste n?avait auparavant exploité l?antagonisme lien créé/lien rompu avec autant de force que dans Into the Wild. Et ce dans un double mouvement traversant tout le film. L?idée de profondeur, de mouvement vers un but (poursuivre la route, descendre la rivière, s?enfoncer dans la neige) faisant ici jeu égal avec une force exactement inverse - celle de la fuite, de l?écart, du retrait.

Retour définitif et durable à l?état de nature

D?où cet écartèlement paradoxal faisant d?Alex un personnage tragique. Et le grand mérite de Sean Penn : filmer l?hommage à la vie davantage que la complaisance au tragique. Un choix d?auteur qui s?avère néanmoins à double tranchant. En choisissant de jongler avec le temps, de ponctuer chacune des rencontres d?Alex avec un épisode futur de sa vie en Alaska, Into the Wild impose certes son rythme en torsade variant les chronologies, les espaces, les ambiances. Mais il se prive du même coup du surplus de puissance qu?aurait provoqué le regroupement de la vie sauvage d?Alex en un seul bloc narratif. Du coup, à l?inverse d?Andrew Dominik dans son Jesse James, Sean Penn manque en partie son rendez-vous avec le grand chaman Malick. Comme si la mise en scène de l?espace importait pour Sean Penn moins que l?humain qui l?habite. Comme si le film lui-même importait moins que celui à qui il rend hommage.

La nature est bien là, pourtant. Majestueuse, sauvage, vierge comme au premier jour. Une beauté dont la puissance magique évoque les images de l?enfance. Les animaux sauvages, les étendues de neige, les forêts immenses où se perdre et chasser, l?âme enfin libre, l?esprit en symbiose avec les maîtres du retour primitif à l?être - Tolstoï, London, Thoreau surtout.

Walden/Into the Wild - Idéalisme et transe naturaliste

Au plus fort des épisodes solaires de cette équipée sauvage, Sean Penn souffre parfois de sobriété. Son regard ressemble alors à celui d?un documentariste sous acides du National Geographic en pleine transe naturaliste. L?avalanche de ralentis et 360° mystiques, à l?instar des arrêts sur image susnommés, témoignant d?une certaine innocence du cinéaste lui-même, touchante dans la mesure où elle recoupe en partie celle de son personnage.

En route vers nulle part dans une révolution spirituelle qui n?empêche pas le ventre d?avoir faim, Alex poursuit sa quête de liberté ultime comme Sean Penn son exploration de la psyché américaine. Double moderne de Thoreau (présent dans le film via la parole du journal) Alex se retrouve pris dans la même dialectique paradoxale que le chantre de la désobéissance civile. Peu à peu, le spectateur découvre combien l?égoïsme se mêle à la passion, l?intransigeance à l?idéalisme, la folie à l?innocence. L?autonomie et le concept de self-reliance atteignant leurs limites avec les premiers jours d?hiver. Le conte de fée cède alors vite la place au cauchemar, l?idéalisme naïf au désespoir.

L?animal en lisière de l?humain - La nature reprend ses droits

Artisan boucher improvisé sur le vide, Alex voit pourrir sous ses yeux un animal qu?il tenait pour sacré. Scène magnifique évoquant la lente disparition de l?humain au profit de la part animale, de même que les paroles, discours et citations s?éteignent au profit d?un récit n?avançant désormais qu?au rythme des nouveaux trous percés dans la ceinture. La maigreur, le froid et la faim se figent alors dans le cadre. Une perte sèche ouvrant à la dépression, et cette découverte trop tardive que vivre sans rien ni personne ne peut mener qu?à la mort.

Into the Wild permet donc à Sean Penn d?explorer quelques uns des paradigmes fondateurs de la psyché américaine - la renaissance par la conquête d?une terre promise, l?expérience mystique d?une confrontation totale à la nature, la liberté individuelle envisagée avec un certain fanatisme. Au centre pourtant, ce qui résonne est d?abord humain. Le roman familial de chacun, ses déchirures, ses métamorphoses, sa reconstruction par la parole. Enfin, l?importance primordiale du lien comme vecteur de sens à l?existence.

Malick, Van Sant, Penn - Tiercé gagnant aux sources de la psyché u.s.

L?histoire a parfois des sourires mystérieux. Ainsi, Paranoid Park et Into the Wild ne partagent pas seulement un passage délicat près d?une voie ferrée et un personnage répondant au doux prénom conquérant d?Alex. Dans les deux films, l?adolescent apparaît avec la même évanescence. Résolument à part, nimbé d?une aura l?assimilant davantage à l?ordre des anges qu?à celui des hommes. Avec en guise de pulsion, ce génie propre à disparaître par les interstices. Dans l?abandon, la douceur, le glissement. Debout au milieu des neiges pour l?un, couché sur l?asphalte pour l?autre. La solitude en partage, le regard perdu vers ailleurs.

A travers leur profonde tendresse pour leur personnage, Gus Van Sant et Sean Penn semblent donc livrer chacun à leur manière un adieu touchant à leur propre jeunesse. A la poétique fluide des mouvements et à l?abstraction du premier correspondent l?émotion et le sens de l?humain du second. Deux cinéastes complémentaires davantage que rivaux dans leur regard sur l?adolescence, et dont le recoupement désigne sans surprise le génie hors du temps de Terence Malick.

Car voilà bien au fond ce qui réunit les trois hommes - l?Amérique en éternelle nation adolescente aux prises avec ses paradoxes. D?un côté la célébration par le mouvement de la liberté individuelle, de l?autre l?enfermement dans la fuite, le déni, la violence. Et même si des trois cinéastes, Sean Penn fait encore figure d?apprenti maladroit, il semble bien avec Into the Wild avoir gagné gagné son droit d?entrée dans le cartel philosophique des cinéastes qui pensent. A l?heure où l?Amérique sort des bois noirs de l?administration Bush, Into the Wild jette une salutaire couche de blanc. Un road movie au cœur de l?héritage beat de Kerouac, pour un battement qui résonne longtemps encore après être sorti de l?obscure.


Stéphane Mas