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Henri Lefebvre - Les unités perdues
Morale de la perte





Long défilé de phrases faisant image ponctué de cercles noirs comme autant de pierres, Les unités perdues rappellent, en lignes longues en bouche mille et cent oeuvres disparues. Elles convoquent la chaîne signifiante chère à Lacan, par définition infinie - et la déroulent : or çà maître, or çà, voici un livre infini de 90 pages.

Morale de la perte, désir d’art

Pour commencer, dissipons un doute :

« ● Avant d’entamer la rédaction du monologue de Comment j’ai mangé du chien, Evgueni Grichkovets en écrivait la version dialoguée qu’il a détruite : "On dit que les manuscrits ne brûlent pas. Ils brûlent très bien", précise-t-il ● » (p71).

Le livre d’Henri Lefebvre aurait pu être publié, ironiquement, par la si bien-nommée Encyclopédie des Nuisances. Néanmoins, réduire son défilé interminable et virevoltant de disparitions à une ironie de la sorte ne serait pas lui faire justice. En effet, si l’ironie (du sort) affleure souvent au cours de ses brèves 90 pages aérées, le texte se voit trop mêlé de tragique, de cocasse, de sauts dans le temps, et d’érudition pour en être coloré plus que passagèrement.

Des nuisances, les oeuvres d’art en rencontrent ; leur matérialité, leur fragilité est omniprésente dans ce petit livre fin. Oui : les livres, ce sont d’abord du papier - avant qu’ils soient classés au patrimoine mondial de l’humanité et transformés en oeuvres de l’esprit. Les tableaux, ce sont de la toile, des châssis : et les châssis cassent, se voilent, les toiles craquent, se décrochent, se froissent, s’usent, s’enroulent puis se perdent, elles sont remisées dans des lieux inconnus, volées, découpées, brûlées. Brûlées, bien sûr, brûlées, lieu commun de la destruction - et de la passion. Les films, ce sont de la pellicule - ils fondent, comme les sculptures, et se répandent, au sol ou dans un nouveau moule. Alors ? Rien ne se perd ?

Le nom de l’auteur, dès l’abord : un nom propre étrangement familier déjà, une sensation de déjà vu... Henri Lefebvre est l’homonyme du philosophe français Henri Lefebvre, précurseur du situationnisme : à peine apparu, l’auteur disparaît de sa nomination, sous un nom plus connu qui le voile aussitôt, dans une ambiguïté onomastique dont on peut dire qu’elle sied bien son propos.

Ce serait un des premiers mérites des unités perdues que de redresser la perspective en ce qui concerne l’art et la création, de rappeler une fois encore que : non, les oeuvres d’art ne naissent pas dans les choux. Si ce livre pouvait servir à faire sortir les regardeurs des idées romantiques périmées qui perdurent irrémédiablement autour de l’art (mythe du Génie, inspiration, etc.), toute cette perte pure convoquée ici vertigineusement serait rachetée, transcendée. Mais quand bien même : il ne saurait être question d’en racheter rien, de cette perte, pure, dont il faut réaffirmer sans doute encore et toujours à quel point elle est structurelle et inhérente à l’art et à la vie. Pendant ce temps, tout l’individualisme contemporain nous persuade lentement que nous sommes pleins, unifiés et non pas troués, dans la jouissance molle d’une consommation plus empreinte de religiosité qu’on voudra bien l’avouer. Les unités perdues ont ici toute une efficacité symbolique, une dimension politique évidente - charge de rappel distanciée et raffinée des impondérables avec lesquels il faut vivre.

Les oeuvres d’art fonctionnent à la perte, toute une économie de la perte les traverse. Elles s’inscrivent dans la durée, l’à-peu-près, l’essai - l’aporie. Avant d’être des objets autonomes, elles portent la trace d’une trajectoire, d’un processus organique, l’empreinte d’une inclination qui ne se formule souvent qu’a posteriori. Morale de l’inéluctable dans l’art - ce en quoi Henri Lefebvre est aussi par ce livre un moraliste :

« ● "Je ne peux rien imaginer de significatif si rien n’est sacrifié, brûlé, détruit (...)", proclame Otto Muehl, et ce qu’il fit et fait, depuis et toujours ● » (p 47)

Angles d’approche

ce qui nous déborde - Gilles Deleuze à la rubrique "alcoolisme", dans l’Abécédaire de Claire Parnet, affirme que dans l’expérience, il y a quelque chose qui nous dépasse, qui nous déborde, et qui exige un sacrifice pour pouvoir être approché, vécu (citation approx). L’excès, l’ivresse, tiennent lieu de ce débordement, faire avec ce débordement les exige.

contemporanéité des ancêtres - Jalal Toufic, poète, philosophe, artiste de la vidéo et critique d’art (trop injustement peu ou pas traduit en France) parle dans Distracted (Station Hill Press, 1991 ; réed. Tuumba Press, 2003) de la contemporanéité des précurseurs dans l’art ("untimely collaborators", collaborateurs prématurés) : celui qui influence est présent, dans un entretien infini entre vivants et morts qui ressuscite les morts et mortifie par la même au passage inévitablement les vivants.

intentionnalité & esthétique de la présentation - Guy Debord, enfin, rapporte ce palindrome magnifique et bien connu des profondeurs de l’antiquité romaine pour en faire le titre d’un de ses films : In girum imus nocte et consumimur igni - « nous avançons en cercles dans la nuit et sommes consumés par le feu ».

Trois angles qui permettraient de dessiner un espace topologique, fait de paradoxes et de brèches, d’apories, dans lequel circonscrire un peu Les unités perdues d’Henri Lefebvre.

Ce qui nous déborde

La perte, le trop-plein, le trou : ce lieu est constamment désigné, chaque fragment le suppose. De là toute la profondeur tragique du livre, sa force aussi, son efficace dans la réitération, la visée constante. Mais la diversité des sujets, des artistes traversés, des situations, est telle qu’il y aurait aussi un trop-plein dans l’évocation du vide... C’est la puissance du livre de HL - nous étourdir de... rien - d’un abyme constamment réévalué, reformulé, orné par de nouveaux détails et de nouvelles situations. C’est que la narration, minimale, complètement maîtrisée, rappelle dans sa traîne de mariée toute la poussière d’étoiles qui entoure les unités perdues : il y a une grandeur dans ces disparitions, et une bonne part de l’art, de l’antiquité à nos jours, et jusqu’au support internet, en est auréolée.

« ● Net art : toute oeuvre d’art virtuelle est désormais condamnée à la disparition ● » (p 57)

Et si le trou est convoqué, voisin, aussi bien chaque micro-récit lui appose un voile : si telle oeuvre a disparu, la phrase qui la convoque sous nos yeux nous l’expose et peut tenir, sans doute parce que le nom propre de l’artiste en question lui fait un corps, une aura qui rappelle du connu, son contexte de possibilité est rappelé, et permet d’imaginer l’oeuvre absente. Celle-ci s’inscrit dans un paysage possible - les courtes descriptions à chaque fois font image, entre aphorisme, polaroïd et petit poème en prose - un paysage qui en devient par la même virtuel, mais qui du même coup en est aussi bien modifié. Ce en quoi le travail d’Henri Lefebvre n’est bien sûr pas si éloigné de l’oeuvre de Jorge Luis Borgès - dans un dispositif de l’ordre de la liste qui prend les autres oeuvres à témoin, les met en scène et en jeu pour se mettre en creux elle-même, et questionner l’art.

Contemporanéité des ancêtres (invariance des nuisances)

Les unités perdues est une gigantesque entreprise de rafraîchissement de la culture : les classiques y sont étonnament en forme, vivaces, et leurs déboires nous les rendent étrangement proches et colorés. De la même façon, les contemporains reculent dans une historicité, un brouillard :

« ● Dans un documentaire de Jacques Malaterre, Pascal Quignard avoue brûler tout ce qu’il écrit ● » (p70).

« ● Les trois centaines d’oeuvres d’Auguste Rodin, une tapisserie de Joan Miro et Josep Royo, une toile de Lichtenstein de la série Entablature, une sculpture de Calder, le relief en bois peint Sky Gate New York de Louise Nevelson, des oeuvres de Mariko Mori et de Goldsworthy, 40 000 négatifs du photographe Jacques Lowe, dans les ruines du W.T.C. de New York, le 11 septembre 2001 ● L’ex-amant de Valérie Mréjen, dit "l’Agrume", perd un scénario dans une rame du RER B ● » (p33).

L’histoire des hommes est convoquée au même titre que l’histoire des oeuvres ; les deux séries se croisent dans une géologie des usures et la chimie dissolutrice du temps long. Le minimalisme certain des unités perdues apporte à ces flux de dates et de lieux, de sorts et de déboires une cohérence et une lisibilité qu’un essai sur la question n’aurait pas eu.

Puis soudain on bascule à nouveau en littérature. Mise en abyme, vertige : « On ne sait pour quelle raison Henri Lefebvre s’est brouillé avec Guy Debord. (p40). »

Dans cette valse de noms et de lieux disparus, tous les auteurs sont contemporains face à la perte. Il faudrait faire ici l’éloge des nuisances, qui restent admirablement stables au travers de l’histoire : l’eau, le temps, les cris, les passions - la perte, aux mille visages. Et puis bien sûr, le feu, toujours et encore le feu (« ● La librairie l’Ecume des Pages, à Paris, brûle dans la soirée du 22 février 2002, 10 000 volumes partent en fumée ● », p57).

Les femmes, aussi, amantes, cousines, mères et soeurs : la soeur de nietzsche qui détruit des fragments de sa correspondance, de même une cousine d’André Gide qui brûle ses lettres, Appolinaire renvoyant à Lou ses propres lettres pour qu’elle les conserve, et elle qui les détruit, etc.

On rejoindrait ici Christian Prigent ou Dominique Fourcade lorsqu’ils insistent sur le fait que pour écrire, pour inventer dans la langue, dans toute la transgression que cela suppose, il faut sortir de la langue des mères - et aussi bien (les poètes désignant ici l’impossible dans lequel s’inscrit l’acte d’écriture) les "tuer".

Nous sommes ici à un niveau littéraire, dans une morale pour ainsi dire textuelle, scripturale : la tentation du meurtre envisagée, l’irrémédiable brouille qui se joue ici, prend place dans l’ordre du symbolique : c’est la représentation qui est en question, la question de la trace laissée par le symbole qui fait problème et heurte le même à l’autre.

Et loin de lire ici une quelconque prise de position de l’auteur (ce vers quoi tend l’élégante lettre adressée à "l’auteur" par Xavier Person dans le Matricule des Anges, qui fait pointer sa lecture du côté de la castration, et manque selon nous la dimension générique et objectiviste de ce travail), il nous semble plutôt percevoir cette brouille immémoriale entre hommes et femmes comme un fait d’art : un estrangement qui perdure dans l’histoire des oeuvres et de leur inscription, un invariant constaté, désigné plutôt que formulé. Ce en quoi Henri Lefebvre apporte à la question une contribution en fin de compte d’ordre sociologique, livrant ici des données qu’il importerait peut-être de quantifier, mais que dans un premier temps il convient de soupeser, de considérer, en ce qu’elles nous touchent et nous étonnent par leur persistance au travers de l’histoire.

Une fois encore - le mot n’est pas la chose, le mot chien n’aboie pas, aux dépens des poètes - les mères sont là, et les femmes : l’art naît des frictions, les frictions font fiction, les fractions qui en survivent en tiennent lieu, et en prennent acte.

Intentionnalité & esthétique de la présentation

Les oracles grecs, pour lire l’avenir, utilisaient le cadre de leurs doigts, pour dessiner un cadre dans le ciel et y observer ce qui adviendrait : la templation. C’est le genre d’opération à laquelle nous font assister les pages des Unités perdues. Une templation se pose, expose, et telle une flamme blanche qui ferait lumière en même temps que brûlure, énonce cela et cela seul qui est disparu. Ou : ici, cela seul est énoncé qui aura disparu, adviendra ici seul ce qui ailleurs n’est plus. Les unités perdues font corps précisément parce que disparues - rien n’a de valeur hors de la perte. Voici où nous en sommes. Et voici la force de ce livre : de réactualiser dans son implicite toute la fragilité du sujet face à l’Autre, de repositionner le sujet dans son incomplétude et de redire sans cesse la parole vole, les écrits brûlent - et c’est ainsi que nous passons.

Grande limpidité de la liste sans fin des Unités - sans fin parce qu’aussi bien réversible, à lire en tous sens. Rien n’est en trop, la langue du livre est maîtrisée, limpide. C’est que la disjonction se joue ailleurs.

Nous voici face à un texte qui présente et dispose, nous fait part de son positionnement, nous organise un point de vue sur le fait culturel, le fait "livre", le fait "oeuvre". Comme d’autres poètes, Henri Lefebvre désigne du vide et de l’absence, du monstrueux, de l’innommable : mais il le fait sans mettre à mal le sens, sans fracturer la syntaxe pour autant. Ce qui est lacunaire est omniprésent, mais sa langue n’en souffre pas - au contraire, c’est sa très grande précision qui permet d’atteindre pas à pas, à sa mesure, le centre absent, de l’effleurer avec délicatesse et de le désigner, de l’accuser, sans pour autant mettre en crise le langage. C’est bien plutôt à une symptomatologie de la culture de la trace, à laquelle nous serions conviés.

Les unités perdues forment un livre qui à cet égard ne renonce pas à être plein de savoir, à transmettre. C’est que nous voilà au coeur des choses, dans des enchaînements de dates et de lieux, pas très loin d’un "réel" de l’art qui, s’il est l’innommable en soi, est constamment voisin de ce qui s’énonce sur la page, en oblique. Réel et histoire au long cours : Les unités perdues ferait en ce sens un bon livre d’initiation, un livre pour découvrir la culture, un livre qui recenserait des noeuds à partir desquels partir dans le labyrinthe des textes et des images. Car on apprend beaucoup à la lecture, on parcourt des moments de l’art, des phases (les oeuvres évolutives et périssables notamment dans l’art contemporain).

Réalisme aussi, un déplacement du point vue : car on y constate surtout que les créateurs sont des personnes, faillibles, inscrites dans des relations d’interdépendance avec leur époque, leur entourage, et qu’une oeuvre se construit dans la durée, qu’un tableau n’est qu’un photogramme du film-processus que poursuit l’oeuvre (et si l’on veut bien poursuivre la métaphore Duchampienne de la quatrième dimension, nous dirons qu’on accède par phases dans ce texte à ce quatrième ordre, nommément, la durée).

Les "abstracts" (comme on dit dans les revues scientifiques) auxquels on réduit souvent les vies d’artistes et d’écrivains se décousent au détour d’une anecdote, et laissent place au doute, à l’imagination, à un "il aurait pu en être autrement", un "mais aussi bien", pour autant toujours immédiatement précédé du tragique sombre d’un cercle noir, un « ● Mais il en est ainsi : ».

L’ironie du sort se dénude, qui vient figer en destinées rapidement fagottées ce qui est avant tout de l’ordre du tâtonnement, de l’indifférencié, de l’arrangement bancal avec la perte, le monde. Rappel aussi de ce qu’est le TRAVAIL de l’artiste (cf. la réforme du statut des intermittents et les réflexions déplacées qui circulent sur les artistes en général... contre lesquelles il faudrait mordre).

L’artiste travaille, le travail de l’artiste se perd, l’artiste est travaillé par la perte, les hommes tournoient dans la nuit et sont consumés par le feu.

Si le livre d’images d’Henri Lefebvre est à mettre entre toutes les mains, ici les mains ne seront pas sans travail, sans tâches. Au lecteur d’y tailler son parcours, ses spéculations, ses détours. La grande clarté du dispositif des Unités perdues est tellement vertigineuse, tellement magique et abyssale, qu’on sait par avance qu’il fait partie des livres auxquels on reviendra, des livres qui font bloc, qui marquent et jalonnent un chemin de lecteur.

« ● En 2004, le philosophe Jean-Louis Schefer entame la rédaction d’un roman qu’il n’a pas l’intention d’achever ● » (p88)


Guillaume Fayard

Henri Lefebvre, Les unités perdues, Éditions Virgile, 2004, 12 euros

Voir aussi sur peauneuve la lecture émotive de Nathalie Petitjean et l’élégant article de Xavier Person pour le Matricule des Anges