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Goya, les peintures noires - Yves Bonnefoy
Portrait en zigzag





Rarement texte sur la peinture aura été aussi fort, autant à l’écoute, c’est-à-dire complice et exigeant, de son modèle, que celui de Bonnefoy sur Goya. Je précise d’emblée, un Bonnefoy octogénaire et un Goya au terme ou presque de son incroyable parcours de vie et d’artiste. Pourquoi cette précision ? parce que c’est de cet accord que procède l’empathie, ici lucide, tour à tour aimante et désespérée, désespérée et aimante, et la profondeur, presque abyssale, jusque dans son amour de la surface, qui rapprochent deux esprits exceptionnels, même si la modestie de l’un, le critique, ne peut que rappeler la distance qui les sépare - mais aussi les réunit, dans l’audace, la liberté et l’attention à la vie

Rarement, disais-je, un texte d’art aura été aussi proche de la confession ou de l’autoportrait, et ceci à force d’observation des œuvres, à force de pénétration, d’un œil non seulement exercé mais neuf, rajeuni au contact du beau comme de l’horrible, intact à force de dépenses et de luttes, j’ajouterai d’hospitalité, car nulle doute que Bonnefoy a ouvert sa table à Goya et qu’il lui a fait une vraie place chez lui, une place d’exception dont ce texte porte la marque.

Voilà que tout remonte à la surface

Yves Bonnefoy est un homme de mots, il est poète, essayiste, traducteur, ce qui ne l’empêche nullement de ressourcer sa sensibilité dans le spectacle des images, de l’existence ordinaire tout d’abord, comme tout un chacun, dans les images de l’art ensuite, ou en même temps, et cela avec une constance et une passion rares et prolixes. C’est qu’en amoureux exigeant et passionné, Bonnefoy ne peut aimer quelque chose sans le transfigurer. C’est là où l’image joue un rôle de ferment au sein du langage. Elle en dénonce l’abstraction pour affirmer le primat de la présence sur la signification, ce qui ne signifie en rien que le poète soit idolâtre, le rêve a ses limites. En effet, l’image aussi appelle la critique, la contestation, et tout particulièrement quand elle se donne comme le lieu de la représentation, c’est-à-dire de l’artifice, du code et du conformisme. Pour dire les choses simplement, si l’image - la peinture en particulier - requiert son attention, c’est en tant que lieu d’une expérience où l’évidence de ce qui est - le représentable - se trouve chahutée voire tourmentée par une présence sensible, pas forcément visible, audible peut-être, tantôt désirée comme le visage d’un amour inconnu, la source inépuisable d’une plénitude, tantôt redoutée à l’instar d’une vision de cauchemar ou d’un geste absurde et destructeur. Ce n’est pas seulement l’épouvantable qui le fascine chez Goya, c’est aussi, et de manière plus surprenante, l’humanité, la compassion qu’il y découvre, en germe quand le peintre se fait la main en réalisant des cartons de tapisserie, de manière plus affirmée dans les « peintures noires » et certaines des œuvres qui suivront. Que s’est-il passé entre les années 1780 et les années 1820 ? Des événements politiques majeurs desquels Goya sera toujours soucieux mais aussi, et surtout, une expérience capitale qui changera son regard sur le monde, celle de la maladie qui le laissera sourd.

Yves Bonnefoy voit dans cette expérience traumatique la brèche pratiquée dans l’image encore sage des cartons de tapisserie à la faveur de laquelle surgira une nuit étrangement peuplée, celle dont les murs de la Quinta del Sordo (la maison du sourd où Goya vit avec sa femme Leocadia de 1820 à 1823) porteront l’empreinte, et quand on sait que parmi ces « peintures noires » figurent le Saturne, la Vision fantastique ou Le sabbat, on ne peut que se dire qu’un séjour là-bas ne devait pas être de tout repos, même pour elle, sa femme, que Francisco aura le souci de peindre au seuil de son atelier, autrement dit au seuil de la fournaise. Mais n’allons pas trop vite. Revenons sur la maladie. Voilà ce qu’écrit Bonnefoy, ce que lui inspire son écoute du drame que traverse « son » peintre : « La surdité n’est pas seulement la difficulté dans l’échange, c’est - autre silence bien plus terrible - des bruits de toutes sortes dans les oreilles, parfois aussi violents qu’imprévus, et qui, venant eux aussi de plus bas que la signification, montant droit, cette fois encore, de la matière, peuvent sembler des démons secouant avec d’affreux rires les portes mal fermées de l’esprit. » Evidemment quiconque est victime d’hallucinations auditives n’en deviendra pas pour autant un héraut des forces obscures. Il y faut du talent et de la volonté, mais nul doute que l’artiste a trouvé dans la pathologie une source supplémentaire d’exigence sommant l’image d’être non plus subordonnée à la perception ordinaire, c’est-à-dire aussi aux représentations langagières qui la cimentent, mais réceptive aux profondeurs de l’être, à ses peurs, à sa folie, comme à ses rêves de justice et d’amour, de bonheur et de paix.

Un tableau illustre bien ces visions nocturnes, c’est celui qui représente Goya soigné par le docteur Arrieta . Bonnefoy lui accorde une place de choix dans sa méditation, non seulement en raison des figures spectrales qui peuplent son fond mais encore en raison de la gratitude exprimée par le peintre à l’égard de son médecin, et ce explicitement, comme si l’image ne suffisait pas, en bas du tableau.

Aussi tourmenté et désespéré que puisse apparaître l’univers de Goya - à vrai dire le désespoir n’est pas tellement visible, c’est surtout l’épouvante qui règne, c’est elle qui assassine l’idée -, Bonnefoy y traquera toujours un reliquat de sens et d’espérance. Et sa démonstration pour audacieuse et subjective qu’elle soit est des plus convaincantes. Au-delà de la conviction, elle est même des plus nourricières, des plus précieuses pour quiconque a à cœur de déchiffrer le destin humain tel qu’il se donne à voir, dans le monde de tous les jours certes, mais avec une acuité singulière dans les images de l’art et les écrits qui les accompagnent, de près comme de loin.

Un petit coin de ciel bleu

Les peintures noires et leur cortège de visions pourraient à juste titre être considérées comme le bout ou le bord d’une falaise au-delà de laquelle l’art ne saurait s’aventurer sans se détruire purement ou simplement : folie, non sens, barbouillage ou, pour reprendre une expression de Balzac, muraille de peinture. Eprouvé dans sa chair par les faits de guerre dont il est témoin et par les assauts de la maladie, la faiblesse et la solitude dans laquelle elle laisse, Goya, de l’avis de Bonnefoy, a cherché à subvertir la fonction mimétique des images pour en déjouer non seulement l’illusion mais l’hypocrisie, l’odieuse compromission avec ce qui est et qu’elle recouvre de tons chamarrés, de lignes claires censées contenir la vie. Entreprise animée d’une espérance contradictoire que celle qui voudrait accomplir l’art en le détruisant. Par là Goya ferait encore trop confiance aux images, ou plutôt à lui-même, à ce que Bonnefoy appelle « l’orgueil » de l’artiste, les revendications de son moi, l’affirmation de lui-même. Le peintre génial qui accomplit le destin de l’art occidental qui avait pour charge de représenter un « grand rêve » en en dénonçant l’imposture doit encore faire un pas. Pour échapper au pessimisme ou à l’isolement dans lesquels confine une pratique aussi jusqu’au-boutiste, il doit encore s’ouvrir à l’autre, retrouver dans la peinture ou le dessin, plus adapté à saisir le quotidien, un lieu, une scène où la vie pourrait à nouveau se jouer, le drame de tous les jours se dérouler.

Goya ne sera pas resté longtemps dans les murs de la Quinta del Sordo, trois ans, après quoi il part pour Bordeaux où sa femme et sa fille le rejoindront. Cruciale présence féminine, maternelle, enfantine, qui semble distraire au meilleur sens du mot le peintre de ses obsessions. On sait que dans ces années-là, les dernières, Goya a cherché à transmettre son art à sa fille, Rosario. Bonnefoy insiste sur l’effet que les dessins de l’enfant ont nécessairement eu sur l’artiste accompli, sur la naïveté, la confiance surtout, dont ils sont porteurs et que l’adulte - oublions momentanément Goya - ne peut que rechercher, loin du doute, de l’insatisfaction, de la mélancolie même qui déséquilibrent ses jours. Goya se refait au contact de l’enfance, Goya réveille l’enfant en lui, il redécouvre sa fragilité, sa gaieté, et avec elle la finitude de l’homme, sa poignante vulnérabilité.

Il y a La laitière de Bordeaux, le dernier tableau de Goya, qui représente cette femme qui chaque matin apportait le lait à la famille exilée en France, cette femme au regard fixe, presque triste, en dépit du ciel bleu, il est vrai nuageux. Il y a l’attention, la compassion du peintre, celle-là même dont il témoigna quand encore à la Quinta il fit le portrait de Leocadia, sa femme. Elle aussi a l’air triste et lointaine. Elle s’était peut-être imaginé les choses autrement, la vie avec le peintre, la vie avec Goya. Elle avait peut-être espéré plus de bleu dans le ciel, sans parler de cet étrange muret sur lequel elle s’appuie et qui - les radiographies l’ont révélé - cache une cheminée dont la chaleur et l’intimité soudainement ne s’accordaient plus avec le noir et l’élégance de la robe d’une femme jeune et désirable.

Voilà ce qu’inspire à Bonnefoy cette immensité bleue que l’on devine derrière, plus loin : « Les rictus de la folie et du crime, tristes suggestions du non-sens de tout, se dissipent dans l’attention affectueuse qui lui enseigne que ce visage est beau d’une façon si fondamentale qu’à la nuit de ces évocations de ses cauchemars se substitue un bleu en des points intense, un bleu qui semble même s’accroître, peut-être celui d’un ciel de matin d’été. » Pour ma part je trouve ce bleu plutôt clair, mais je partage le point de vue qui veut que le ciel se dégage, une inclinaison vers la droite semble même déjà pousser les nuages et préparer demain, non pas un lendemain idyllique mais accueillant, hospitalier, ce serait déjà beaucoup.

Je l’aurai peut-être donné à percevoir, il y a dans la méditation de Bonnefoy une exigence et une espérance qui confèrent tout son prix à cette affirmation tardive, cette confiance dans la vie qui n’est pas la raison de l’art mais une dimension que l’œuvre ne saurait occulter sans se réduire à un jeu ou un calcul. L’exigence a consisté à dénoncer la faiblesse du langage, l’autorité des concepts, à dire la force de l’image tout autant que le leurre qu’elle représente ; l’espérance à affirmer la primauté de la présence de l’autre, dût-il apparaître par intermittence et nous, progresser vers lui en zigzagant. Qu’elle soit poème ou tableau, l’œuvre est vie et si elle se fige momentanément dans une forme, c’est qu’elle doit faire un tout, faire le plein, quitte - et ce serait sa générosité - à se vider d’un coup pour accueillir le regard et la vie de celui qui s’avance, quitte à se faire toute petite devant le jour qui naît, la fleur qui pousse ou la main ouverte qui se tend pour saisir elle ne sait pas même quoi.


Pascal Gibourg
Yves Bonnefoy, Goya, les peintures noires, William Blake & co, 2006, 30 €