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I don?t want to sleep alone - Tsai Ming-liang
Métamorphose d?un rêve





Après le grand écart en pastèque de The Wayward Cloud, Tsai Ming-liang reprend ses obsessions par la racine pour faire éclore une perle noire. Un homme sans qualité renaît à la vie, pris dans la maille étrange d?un film à la sensualité fauve. Minimalisme urbain contre grain de peaux pour une longue infusion. Ou comment réconcilier Tarkovski, Wong Kar-Wai et Mozart.

Un homme au t-shirt souillé filmé trois-quarts dos s?agite devant son wok en pleine rue. Première scène d?extérieur où déjà tout l?espace se structure du physique au social. Une femme observe le cuisinier, un homme s?intercale, déborde son espace, semble vouloir, désirer lui aussi, faim au ventre, puis se retire. Cut.

What is business ? Un homme vend des numéros contre de l?argent. Promesse de fortune à venir contre espèce sonnante et trébuchante. Dans tous les cas, il faut payer. Jouer collectif, esprit de corps, pour finir battu à mort au fond d?une ruelle crasse ? Tsai Ming-liang fait naître son héros et s?emporte au passage quinze ans de politique économique. Un lambda trop crédule détruit pour avoir cru à de trop belles promesses. Vaguely familiar ?

Ossessione - le trou au milieu du matelas.

Tsai Ming-liang garde sa farandole de petites obsessions - l?attraction de corps sans parole, la stase, l?isolement, le désir au silence. Le temps ne sert d?ailleurs peut-être qu?à décupler la gravité des symptômes. Ainsi, le trou d?appartement de The Hole, dévorant l?immeuble entier, est à présent une large cuve noire cintrée de béton, remplie d?eau, sur laquelle flotte un matelas. Les spectateurs malais le rapprocheront de celui qui servi de preuve au procès pour corruption d?un ministre des finances. Matelas politique pour les uns, que d?autres imagineront contenir notre homme demi-mort, Hsiao- kang, traversant toute la ville pour s?échouer sur un carré de vert.

Faut-il encore citer les verbes secs - manger, déféquer, dormir, fuir et baiser, qu?évoquait, outre les premiers films de Tsai Ming-liang, le nouveau cinéma taiwanais d?Ang Lee, Yee Chih-Yen ou Stan Yin ? Certaines traces demeurent. Le désir, l?attente, l?espace où les corps s?approchent et se retirent, enlacés d?un désir à peine mûr pour éclore. La longueur des plans, l?exposition des corps, aussi. Sauf que pour une première fois, une véritable tendresse charnelle voit le jour.

Erotisme palliatif en milieu hostile.

Un groupe d?immigrés bengalis recueille notre homme battu. Parmi eux, Rawang le prend sous sa coupe et lui offre sa couche - espace de langueur faite homme. Contraint de rester alité, incapable de parler, de se nourrir ou se lever, le sans-abri devient double de cet homme qui ouvrait le film. Un corps immobile au coma, cloué bouche ouverte sur un lit d?hôpital.

Tsai Ming-liang invente l?érotisme palliatif, où les frontières entre tendresse, dévotion et volupté s?épousent, se tiennent à distance puis se rejoignent. A l?extrême opposé de The Wayward Cloud et sa pastèque à la sève provocante, Tsai Ming-liang parvient ici de manière assez sublime à filmer la retenue des corps dans l?abandon au désir. Version d?intense classicisme avec la rencontre de deux corps dans une ruelle remisant loin derrière Wong Kar-Wai en cinéaste de la sensualité. Pendant contemporain avec la magnifique scène d?urinoir et sa piéta verticale agissant sur deux hommes.

Wong Kar-Wai vs Tarkovski pour odalisque mâle.

On s?imagine alors parfois Tsai en double inversé d?un Wong Kar-Wai perdu chez Tarkovski. Où des tuyaux bleus serpentent le long de palissades tordues. Où l?ossature en béton d?un immeuble troué - mais ne s?agit-il pas plutôt d?une arène, d?un théâtre - n?ouvre pas sur une piste, une scène, mais sur une cuve d?eau noire, stagnante. Car si le jeu des reflets, surfaces et vitres garde les traces d?un cinéaste de la lumière, I don?t want to sleep alone fait pénétrer la pénombre en plein centre du cadre. Un film nocturne où les corps sont presque toujours assis ou couchés, filmés de trois-quarts dos. Debouts, c?est qu?ils attendent, immobiles, ou poursuivent un désir à peine formulé, tout juste prêt à naître.

A nouveau, l?absence de dialogue se retrouve en musique. Un couple musulman chante sur son trottoir, les sauveurs bengalis dévorent à l?extérieur d?un disquaire le miel d?une pop indienne, la voix de Grace Chang emplit l?appartement de la propriétaire chinoise. Polyphonie de sons et des mille langues parlées à Kuala Lumpur, la musique s?offre ici comme la beauté des corps, sous des cloisons de gaze, par derrière, avec langueur, au gré du lent mouvement d?une odalisque mâle.

Soigner au cinéma : espace, couleur et perfusion.

Si la peur du titre manifeste une souffrance, l?initiation vers l?amour passera donc par le soin. Déjà dans Mee Pok Man, Eric Khoo louvoyait entre amour, soin et transgression. En plaçant son intrigue à l?hybride de Mozart, Tsai Ming-liang s?ouvre au mythe et déborde son art. Ainsi, le contraste que le cinéaste trace entre hygiénisme d?état et tendresse individuelle vaut d?abord ici par la richesse et la continuité de son traitement cinématographique.

D?un côté les plans longs à hauteur d?homme sur Rawang soignant Hsiao-kang avec tendresse, langueur, dévotion et amour. De l?autre, cadre serré, plans courts et caméra au dessus du corps, les soins de l?hôpital et leur violence aussi banale qu?inouïe. Une souffrance subie les yeux ouverts, privée de voix mais non de sons ni de couleurs.

La bichromie rouge et blanc scinde l?espace en deux. Aux bassines d?eau et de sang de la chambre d?hôpital fait écho la moustiquaire blanche de la couche du jeune bengali, frontière entre l?espace du dehors (blanc) et celui de l?intimité (rouge). Contraste manifeste à nouveau dans la perfusion vide de l?hôpital, qui chez Rawang devient ballon de jus glacé que soignant et soigné partagent avec la même paille. Un jeu de détails, de frontières et d?espaces révélant une grande finesse d?écriture. Ajoutez une magnifique profondeur de champ, et le plaisir devient immense.

Malaysia Singapore via Eric Khoo.

Tsai Ming-liang imprime à sa pellicule un formalisme vivant. Tout, pour peu qu?on s?y attarde, se dédouble et résonne pour amener l?œil à tisser des sommes d?échos, de résonances, et s?essayer à l?interprétation. Car rien n?est jamais sûr. Qui est au juste cet homme de l?hôpital ? Toujours inerte et alité, il retrouve le domicile familial où vivent sa mère (l?est-elle vraiment ?), la jeune femme Chyi pour qui celle-ci travaille, et les immigrés bengalis qui en louent les combles insalubres.

L?échelle occidentale entre verticalité de l?espace et rapports de pouvoir s?en trouve donc inversée. En face, le restaurant réunit la mère chinoise à la caisse pendant que Chyi, infirmière de jour, fait office de serveuse la nuit. Décor, tables et murs rappellent à nouveau le Mee Pok Man de Khoo, caméra à l?exact opposé de la pièce, ouverte sur l?extérieur, au regard, au corps de l?autre.

Celui du sans-abri, en l?occurrence. Debout, immobile, flegmatique manière James Dean taiwanais, Hsiao-kang convoite la fille et siffle la mère. L?homme qui n?était rien devient objet de désir pour tous, mais la condition prime. Impossible donc pour l?immigré de s?envoyer en l?air, quand bien même au bien nommé Starlight Hotel. Tsai Ming-liang filme la ville comme si là seulement l?amour pouvait surgir de nulle part. A l?hôpital, au coin d?une rampe ou dans un fond de ruelle, entre le souffle et l?ombre, le bustier blanc immaculé pour des corps en brûlure.

L?exotisme soyeux de Wong Kar-Wai n?apparaît d?ailleurs que dans cette unique scène. Pour le reste, outre sa prédilection pour l?urbain de l?abîme et les corps demi-nus, Tsai Ming-liang côtoie de nouveau Eric Khoo. Même attention portée à la vie minimale du dehors, celle des rues, des trottoirs, des lieux vides que la nuit rend aveugles. Même réalisme cru, même grâce dénuée d?esthétisme. Deux cinéastes pour qui l?intérieur, d?abord refuge, devient ensuite espace du confinement, de la souffrance et de la transgression.

Une étrange Flûte enchantée ou la scène des miroirs.

Contraste des soins, conflit d?êtres, presque de forces morales. Sorti de l?hôpital pour rejoindre chez elle sa mère et son employée Chyi, notre premier homme sans nom ouvre la scène inouïe des miroirs.

Tsai Ming-liang filme là une forme particulière de désespoir - celui d?un amour qui cannibalise l?autre à son désir. Mise à distance par le jeu des miroirs et des corps filmés de dos, une mère abuse d?une jeune femme pour rendre vie à son fils. Le tout pour un art très sûr de la flûte à deux mains. Un jeu de pouvoir pervers assignant l?autre à la culpabilité, sous l?aller retour mécanique du ventilateur au premier plan, instance narrative truculente et explicite du NON face à la transgression. Une mère symbole du mal doublure de la Reine de la Nuit dans La Flûte Enchantée.

Cette référence à Mozart, au départ du projet de film pour le New Crowned Hope festival de Vienne, place le film dans une temporalité, un espace propre entre rêve et réalité, où « prince, princesse, esprits et monstres » selon le cinéaste lui-même se rejoignent sur la scène du théâtre en béton. Sans doute est-ce cette symbiose entre narration suspendue, lascivité des corps et dispositif complexe qui donnent à I don?t want to sleep alone son parfum, son mystère si tenaces.

Les papillons malais sont des monstres. Torse nu, Hsiao-kang pêche dans le lac lisse et noir formé dans la cuve du chantier. Son amant éconduit l?observe, de derrière, immobile, dans l?attente. Figure de la métamorphose, le papillon sur l?épaule de Hsiao-kang explicite son passage d?une mort symbolique à la vie. Aux deux hommes et leur couple fantôme succède bientôt celui du conte - le rapt d?une servante par un prince démuni. Comme un goût de normalité, forcément temporaire chez maître Tsai Ming-liang.

Minimalisme burlesque - l?amour au masque de béton.

Sans doute jetée là par une force divine, une brume toxique s?abat sur la ville entière. Les corps vacillent et toussent, tous affublés de masques, sacs plastiques, bandeaux ou restes de salles d?opérations. Ambiance surréelle de longs couloirs et de murs peints de jaunes, de bleus lunaires, où les corps se protègent contre un mal invisible. Petit précis d?auto-citation (The hole, encore) laissant place à la veine burlesque minimaliste du cinéaste qui ponctue le film à chacune de ses extrémités. Enfin réunis sous leur couche, Hsiao-kang et Chyi s?escaladent, se cherchent d?amour en apnée, la toux comme seule parole d?une étreinte irréelle.

Boîte de conserve pour meurtre passionnel, paire de jeans en trompes de survie nuptiale, Tsai Ming-liang jongle de genres et de codes pour une lente bascule d?émotion. Scintillement lumineux d?une lampe phosphorescente, matelas difforme et structure béante de béton forment ainsi un trio d?artéfacts pour une marge du banal contemporain qui tient aussi ses personnages. Trois êtres de chair en chasse, pour une danse lente et noire qui réussit le miracle d?advenir.

Don Giovanni et le Troisième homme.

Reste le troisième homme. Tsai Ming-liang passe l?explicite en narration par le montage de son ultime séquence. L?homme alité de l?hôpital n?était finalement qu?en plein rêve. Après désir, fantasme et refoulé pour une gaine mentale au coma, le grand final devait donc être solennel. Ce théâtre de béton, figure du commandeur, voit donc les amants réunis sur leur couche en même temps qu?il signe la crucifixion du rêveur. Une mort sur la vie pleine de noir rappelant décidément Don Giovanni. Il n?est pas si courant de tant croiser Mozart en Asie.

The Wayward Cloud était le double porn halluciné de The Hole. Un couple fantôme de deux objets filmiques inversés dont le visage se révèle enfin avec ce film-ci. Un visage pour l?humain qui lentement apparaît jusqu?à couvrir la pellicule entière et les tréfonds d?un rêve. Comme si I don?t want to sleep alone marquait la fin d?un cycle.

Alors, l?initiation à l?amour de Hsiao-kang et Chyi ne ferait pas écho uniquement à celle de Tamino et Panima de La Flûte Enchantée. Mais peut-être bien aussi à celle d?un cinéaste parvenu au bout de ses obsessions. Jamais auparavant son cinéma n?était apparu aussi fluide et humain à la fois. Comme une reconnaissance. La fin d?un mythe de l?isolement.


Stéphane Mas


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