BIEN PROFOND | CINÉMA | DVDs | INTERVIEWS | Liens



L?assassinat de Jesse James par le traître Robert Ford - Andrew Dominik
Héros tragique, western total





Il pourrait s?agir du western le plus bavard de toute l?histoire du cinéma. Andrew Dominik filme la genèse d?un assassinat et du mythe dont il est l?épilogue. Entre l?infantilisme pathétique de Bob Ford - caniche en mal d?amour -, et la puissance tragique de Jesse James - seigneur dépressif en dérive -, le cinéaste ausculte tout le trouble entre le fan et son idole. Il explore surtout les tréfonds de la psyché américaine pour fondre un mythe individuel à celui d?une nation.

Andrew Dominik joue d?abord la carte du clan, de la famille. Deux paires de frères se partagent ainsi la médaille. Côté pile, les deux Ford dont l?aîné Charley fait déjà parti du gang et manie la gâchette tandis que le cadet Robert n?en est pour l?instant qu?au formulaire d?inscription. Côté face, Frank James donnant ses ordres tout en n?y croyant plus tandis que Jesse, le cadet aux nerfs fragiles, pérore avec innocence sur l?art culinaire du nouveau monde.

L?assassinat de Jesse James signe pourtant la fin de cette innocence. Mais après Hawks, Mann, Fuller et Eastwood, comment relever la poussière du sang pour ramener le genre au présent ? Dans la lignée de ses mentors, Andrew Dominik consigne à son tour le désastre individuel à l?intérieur du mythe. Il se passionne surtout au processus de sa naissance, dans une mise en abîme brillante de ses modes narratifs.

Dernière attaque pour fin de mythe

Blue Cut, Missouri. En guise d?acolytes prestigieux, les James s?acoquinent avec de médiocres petits malfrats cagoulés en blanc. De pauvres bougres illettrés, vulgaires et racistes, que le décor cerne avec malice en les enfermant dans une forêt, paradis des semblables. Ainsi, par la force visuelle du contraste verticale/horizontale des troncs avec la voie ferrée et l?arrivée du train, Andrew Dominik s?empare de l?espace et marque son territoire : le western sera formaliste ou ne sera pas.

Jesse James est d?abord une oreille. Collée aux rails, celle-ci entend bien plus que les trains qui arrivent. Rumeurs, soupçons, complots, rien n?a de secrets pour lui. Un être à part, déjà dans la fumée, l?éther d?un autre monde. Un héros schizophrène maniant le paradoxe sur son visage. L?air d?un gamin rieur et d?un vieillard épuisé par son mythe.

L?idole ou la peur fascinante

En plaçant d?emblée le coupable sous nos yeux, Andrew Dominik interroge le motif qui poussera le cadet Ford jusqu?au meurtre. La réponse, déjà présente dans l?attaque du train, ne se fait pas attendre. Par son analyse en profondeur de la peur et de la fascination, L?assassinat de Jesse James explore ainsi le syndrome du groupie dans une mise en abîme dont la justesse tient aussi bien sûr au fait que le personnage poursuivi pour son mythe - à la vie comme à l?écran - revient à Brad Pitt.

L?assassinat de Jesse James s?attache donc au spectre entier des relations entre le fan et son idole. L?obsession par la collection d?objets, d?images, de récits, le mimétisme des gestes, des paroles, des regards. Puis le glissement de la norme à sa transgression - l?entrée en territoire obscur. La transformation de celui qui admire en celui qui dévore, ultime étape d?une quête désespérée pour s?extirper hors de soi afin de dépasser la ressemblance et pouvoir être l?autre.

La transgression pour dévorer

?Do you want to be like me, or do you want to be me ?? demande d?ailleurs Jesse James à son futur bourreau. Bob Ford peut bien tromper son monde avec son air niais et sa voix de volaille castrée ; le maître n?est pas dupe. Comme son titre l?indique, L?assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford envisage les deux personnages à l?équité du couple qu?ils forment, deux êtres dont l?ambivalence empêcherait de distinguer le vrai du faux, l?amour de la haine, la raison de la folie.

L?alternance entre ces pôles contraires correspond à la forme même du film. Jesse James nous est d?abord présenté sous la façade blanche, aimante et polie d?un chef de famille respectable, mise en relief par la voix-off et les bords flous du cadre. Des images dont couleurs et lumières semblent en symbiose avec leur sujet - rassurantes, idylliques, télévisuelles en somme.

Mais dès que voix-off et musique disparaissent, une autre version se fait jour. Celle d?un renversement schizophrène bouleversant l?être tout entier. Chef de famille devenu chef de clan, Jesse James passe du père qu?on entoure à celui qu?on évite, du père aimé au chef dont tous redoutent la colère, les représailles, le châtiment. Glissant d?une famille idéale à celle, dysfonctionnelle à l?excès, qu?il forme avec ses acolytes, Jesse James reste père mais la filiation tourne mal.

Western shakespearien et souffle tragique

L?assassinat de Jesse James rejoint alors 7h58 ce samedi-là de Lumet par le souffle tragique qui semble aspirer la famille. Alors qu?il est présent dès le départ chez Lumet, le caractère inéluctable propre à la tragédie, où l?on perçoit que le pire à venir ne peut manquer d?arriver, infuse lentement jusqu?au climax final chez Andrew Dominik. Dans les deux films également, les frères (réels chez Lumet, symboliques dans L?Assassinat de Jesse James) s?abîment dans des luttes intestines d?influence, de jalousie et de trahison, tandis que les pères, à l?écart, observent en solitaire.

La comparaison s?arrêtera là. Jesse James, dans l?isolement et la folie du roi à abattre, tient avant tout du héros tragique shakespearien. Il fascine parce qu?il terrorise, et sa puissance n?a d?égale que la crainte qu?il inspire. Andrew Dominik retrouve alors Eastwood (Impitoyable,1992) en se faisant le peintre d?une terreur lente, froide, inéluctable. La séquence où Jesse James part en promenade nocturne avec l?un de ses hommes, après avoir patiemment observé celui-ci se décomposer dans la parole, est une pure merveille de cinéma.

Ronde macabre en hiver pour dépression héroïque

Le contraste violent des lumières, la bascule d?interminables champ-contrechamps avec un bref coup de feu dans la nuit créent cet univers trouble, instable, imprévisible d?un film totalement absorbé dans le mythe qu?il décrit. En l?occurrence celui d?un homme pris dans son image, irrémédiablement aspiré vers la dépression.

L?assassinat de Jesse James jouera cette lente inclinaison d?abord et surtout par sa mise en scène. Aux champs de blé et herbes hautes du départ succèdent bientôt les immenses étendues de neige. La douceur solaire laissant place à l?hiver, Jesse James abandonne son foyer pour le voyage, de même qu?il remplace son élevage de serpent au poignet pour une peau de bête autour du cou. Comme si, littéralement, c?était le poids de la mort qu?il portait sur ses épaules.

La longue errance parmi les neiges en hommage au Dead Man de Jarmush n?est pas là par hasard. Jesse James est bien déjà cet homme mort lorsque, jouant à la fois Macbeth et Narcisse au Far West, il devise de l?existence sur la surface d?un lac gelé. Plongée vers le blanc, voyage vers l?abîme intérieur d?une solitude qui, peut-être parce qu?essentiellement visuelle et muette, s?avère la partie la plus réussie du film. Ce qu?elle nous montre ? Un homme visitant les siens pour une dernière tournée d?adieux.

Genèse du mythe par l?histoire du réel

Le jeu est en effet au centre de L?assassinat de Jesse James ; celui d?abord du balancement entre mythe et réalité, infusant le film dans ses moindres détails. Du côté du réel, de l?histoire, Andrew Dominik insiste sur la nudité des vies, des êtres, des intérieurs. Si la parole supplante le plus souvent l?action, celle-ci, lorsqu?elle advient, n?a plus rien d?Hollywood. Les corps sont lourds, les coups à bout portant, les balles rares mais mortelles.

Western « réaliste », L?assassinat de Jesse James l?est encore dans son rapport au temps, aux choses. La minutie accordée aux détails témoigne de la volonté d?Andrew Dominik de toucher au plus près la réalité historique de l?Amérique du dix-neuvième. Celle de la crasse pauvre du Kentucky, des villes minières du Colorado autant que celle de Scorsese(L?Age de l?innocence, 1993) par les restes luxueux d?un Sud avant tout galant et chevaleresque.

Anti-western/western total - la parole devant les corps

D?où cette longue scène de séduction entre Brooklynn Proulx et Paul Schneider, que beaucoup sans doute auraient voulu couper ou tout au moins rendre plus dénudée. Andrew Dominik, lui, s?intéresse moins aux corps qu?à la parole rendant possible l?acte sexuel. Un procédé d?ailleurs décalqué à l?identique entre Bob Ford et Zee, la chanteuse en plumes blanches qui recueille la parole plus qu?elle n?offre son corps.

Chansons, poèmes, confessions, mots galants et palabres, L?assassinat de Jesse James déborde de mots jusqu?à rendre l?oeil. Un théâtre de mauvais acteurs où tout le monde rit pour cacher sa peur et chacun tient son rôle pour faire bonne diversion. Mais de même que Lear s?attache à son bouffon parce que seul lui ne ment pas, Jesse James prend Bob Ford sous son aile non parce qu?il l?admire mais pour sa différence.

La liberté, premier paradigme d?Amérique

Bien sûr la confiance sera trahie, l?innocence s?avèrera coupable. Avec L?assassinat de Jesse James, Andrew Dominik associe au western une figure inédite - celle du héros tragique, incapable d?infléchir la courbe de sa destinée de quelque manière que ce soit. Après sa mort, un des clichés présentant Jesse James maintenu par des cordes à une planche en bois concentre ainsi de manière sidérante son existence entière. Celle d?un homme condamné à l?auto-représentation, enfermé définitivement à l?intérieur de son propre mythe.

Dans son final, L?assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford parvient à faire se rejoindre bourreau et victime dans leur impuissance commune à devenir quelqu?un d?autre. Bob Ford restera donc le lâche qui rêvait d?être un héros, Jesse James le héros qui rêvait d?être libre. Pourtant, l?espace d?un instant, la loi sera retournée. Quand bien même au désespoir d?en finir pour de bon, ces quelques secondes seront les leurs, ultime marque d?empathie d?un cinéaste pour ses personnages.

Reprenant ces secondes jusqu?au vertige dans le magnifique épilogue du théâtre, Andrew Dominik clôture avec brio sa mise en abîme de la genèse du mythe. Après la littérature, la photographie et le théâtre, le cinéma arrive donc en bout de ligne. Dernier passeur d?un mythe touchant au récit de la construction de l?Amérique, à son identité même, Andrew Dominik inonde sa pellicule de parole mais la violence des armes demeure. Cinéaste prétentieux et bavard ? Sans aucun doute, mais l?audace est immense et le western, effectivement, total.


Stéphane Mas


 

© 2005-2007 peauneuve.net - liens - - haut de page