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The Host, conte écologique sur la paternité
Tranches de vie





On se souvenait avec bonheur de Memories of murder, OVNI coréen qui nous avait enchanté il y a deux ans par son mélange de noirceur et de burlesque. Mais comme son réalisateur Joon-ho Bong n’avait pas fait de son précédent film seulement un policier, The Host n’est pas seulement un film catastrophe. Si le monstre de la rivière Han écrase les hommes avec une extrême facilité, s’il fait des ravages au sein de la famille Park, il ne parvient pas à étouffer ce qui se joue d’essentiel entre ses membres.

Si les mères sont inexistantes dans ce film (la seule femme, tata Nam-joo est archer, Diane chasseresse sans progéniture envisagée), les pères sont tous de mauvais pères.

De père en père

Première relation paternelle interrogée (pour la dénoncer), celle qui lie la Corée du Sud aux Etats-Unis. Nous sommes en 2000, dans la morgue de la base américaine de Yan San, et M. Kim, un Coréen au doux sourire, se voit contraint par son supérieur hiérarchique, un Américain inflexible et méprisant, de verser des centaines de bouteilles poussiéreuses de formaldéhyde dans l’évier dont les canalisations sont directement reliées à la rivière Han. Deux hommes face à face dans leurs blouses vertes s’affrontent un court, très court, moment. Et c’est le Coréen, qui, bien évidemment, cède : le soutien américain à la Corée du Sud, indispensable face à son ennemi communiste du Nord, semble cher payé. Malgré les conséquences de son acte sur la rivière Han, M. Kim s’exécute devant l’inflexibilité de son supérieur. Plan fixe sur le dos de l’homme vaincu, symbole d’un peuple humilié par la figure quasi patriarcale d’une Amérique toute puissante.

Deuxième époque, effleurée, nous sommes en 2003, deux pêcheurs dans la rivière Han. Soudain, ils aperçoivent un étrange petit animal à pattes multiples qui nage autour d’eux. L’un d’eux l’attrape dans sa tasse qui lui échappe. Il ne veut surtout pas perdre cette tasse en plastique offerte par sa fille et oublie vite l’étrange bestiole en tentant de rattraper l’objet si cher à ses yeux. Et si ce père de famille avait réagi autrement ? S’il avait informé les « autorités compétentes » de ce qu’il avait vu, n’aurait-on pas évité le carnage ?

Troisième époque, celle à laquelle se déploie la narration, aujourd’hui. Nous sommes au bord de la rivière Han, dans le snack minable des Park. Un ectoplasme aux cheveux jaunes, Gang-du, dort sur les bonbons que son père, Hee-bong, s’évertue à vendre. Celui que l’on a cru être un adolescent attardé est en fait père lui-même. Enfin, il a une fille, Hyun-seo, petite collégienne en uniforme, née « par accident » d’une mère qui s’est enfuie à sa naissance. Et qui demande à son père qui lui offre une bière fraîche s’il est vraiment un père. Tout est dit.

Même le grand-père, qui semble incarner la seule figure paternelle valable du film, révèle bientôt qu’il « était un peu fou quand il était jeune » et qu’il a quasiment laissé crever de faim son fils aîné, ce qui explique ses sommes de « poule malade ». Aujourd’hui, le grand-père tente de réparer (il est tellement proche de son fils qu’il sait s’il se porte bien ou souffre de perturbations intestinales rien qu’à la manière dont il pète... Une mère-poule ne pourrait dire mieux, n’est-ce pas ?). Le reste de la fratrie ne semble pas vraiment plus brillante. La fille, Nam-joo, est championne de tir à l’arc, mais rate toujours la plus haute marche du podium car elle est trop lente à tirer. Le fils cadet, Nam-il, est un diplômé au chômage qui noie son désespoir dans l’alcool et se fait trahir pas ses anciens potes pour de l’argent.

Comme dans Memories of murder, la société coréenne dans son entier en prend pour son grade (mépris des plus faibles, corruption, négation de l’individu, etc.), mais la famille, nœud de toutes les névroses, est au cœur du film, et le pseudo-accouchement final ne changera rien à l’affaire.

Lock Han

Mais revenons à notre monstre, produit direct de l’inconscience des hommes : il est affreux ce monstre, avec toutes ces tentacules, sa bouche en forme de vagin (la mère est présente, finalement) qui peut absorber sans tuer, ce qui est très rare tout de même. Le monstre a donc prospéré dans les égouts et sort au grand jour un bel après-midi d’été où les piques niques font florès au bord de la rivière Han. Agile, le monstre nage sous l’eau, pirouette dans l’air, court sur la terre ferme. C’est une sorte de ramassis de tous ces monstres de pacotille que l’on nous sert depuis les débuts du genre dans les séries B qui font peur. Face au monstre, deux hommes réagissent immédiatement, un Américain en goguette et notre adolescent attardé père de famille. Ils sont ridicules à charger avec leur panneau de signalisation, mais on se dit que quelque chose va peut-être basculer dans leur vie à ce moment précis. La violence de l’intrusion monstrueuse est parfaitement rendue par cette scène incroyable où l’on est soudain mis à la place de cette belle jeune fille écoutant de la musique classique dans son casque, le visage totalement serein, et qui se fait littéralement happer par le monstre dans un mouvement de caméra d’une grande violence. En fait, l’Américain se fait laminer. Et si le ravi du snack attrape sa gamine par la main et est à deux doigts de la sauver, il tombe bientôt et se saisit d’une main, sans se retourner, qui n’est pas la main de sa fille... Celle-ci est emportée par le monstre sous les eaux.

Ils sont venus, ils sont tous là

La petite Hyun-seo est donc morte. Du moins sa famille le croit, qui s’écroule dans une scène de cris et de pleurs d’une hystérie totale, très efficacement filmée en plongée. Elle ne forme plus qu’un tas venimeux, donc chaque membre se crache du venin à la figure. Mais au moins ils sont tous là : le père et ses trois enfants. Le père qui seul parvient à maintenir une petite unité parmi sa progéniture.

Et puis les « autorités » s’en mêlent. Elles aussi sont toutes là, elles aussi, et pas une ne s’en sort la tête haute. Les médecins font croire à un virus inoculé par le monstre (le SRAS est évoqué brièvement) dans on ne sait quel intérêt, la police est sourde aux explications de la famille après l’appel de Hyun-seo, finalement toujours vivante, sur le portable de son père, la municipalité est corrompue... Même constat lamentable sur la société coréenne que dans Memories of murder.

A partir de là, la famille reconstituée va devoir se débrouiller par elle-même. Et elle va très mal se débrouiller, enfermée qu’elle est dans ses névroses et dans le carcan de ceux qui n’ont pas réussi socialement. Car The Host (celui qu’on est censé accueillir chez soi, ce qui se produit finalement à la toute fin du film, mais chut...), contre toute attente, est aussi un film social : on y évoque le seo-ri, une sorte de glanage autorisé aux gamins affamés des campagnes coréennes, qui se font tout de même tabasser par les propriétaires mécontents. Et l’utilisation de cocktails Molotov contre le monstre n’est pas non plus anodin, rappel des techniques révolutionnaires comme de la violence des manifestations politiques en Corée du Sud (qui font en général des morts). Mis à part le bel après-midi du début, tout se passe ensuite la nuit, dans la pénombre des égouts, sous les néons des hôpitaux. Le blafard le dispute au ténébreux. Chacun se prend les pieds dans les rideaux en plastique de décontamination, s’embourbe sous la pluie battante. Tous les acteurs du drame sont souillés, noirs d’une boue sale, pollués comme le monde qui les entoure.

Pas brillant tout ça : les hommes sont inconscients, corrompus, mauvais en somme. Mais comme nous sommes dans un conte (pas moral pour deux sous quand même), tout se termine par de la neige immaculée. Comment le chaos retrouve visage humain à la toute fin du film, on ne le dira pas ici.


Nathalie Petitjean
The Host (Gwoemul), Joo-ho Bong, Corée du Sud, 2006.