BIEN PROFOND | CINÉMA | DVDs | INTERVIEWS | Liens



Guy Debord - Oeuvres cinématographiques complètes
Nous n’en avons pas fini avec Debord





« - Oui, j’ai réussi quelques méfaits assez retentissants, et le nom de Lacenaire a défrayé plus d’une fois la chronique judiciaire. » « - Mais c’est la gloire, Pierre-François ! » « - Oui, ça commence. Mais à la réflexion j’aurais tout de même préféré une éclatante réussite littéraire. » (extrait du film Les enfants du paradis, dans In girum imus nocte et consumimur igni). Demeurés cachés plus de 20 ans, les films de Guy Debord ressortent en salles et sous la forme d’une luxueuse édition en coffret, constituée de trois dvd et d’un livre.

De Hurlements en faveur de Sade, son premier film lettriste réalisé en 1952 à In girum imus nocte et consumimur igni, sa dernière œuvre cinématographique de 1988, l’intégrale des films de Debord à longtemps constitué la partie invisible d’une œuvre dont la littérature avait bénéficiée, du vivant de son auteur (il s’est suicidé en 1994), des visibles honneurs des éditions Gallimard et du livre de poche. Cette absence omniprésente, au cours des années 90 et jusqu’à aujourd’hui, a fait croître le mythe d’une œuvre secrète, chérie par ses rares spectateurs jusque dans les années 80 et adorée par les quelques possesseurs de copies vhs de la génération suivante.

Une œuvre secrète désormais au grand jour

S’il est évident que l’on peut se réjouir de disposer désormais d’une œuvre cinématographique aussi essentielle et singulière, il est également légitime de se demander, comme le fait Olivier Assayas dans l’entretien publié avec le coffret, quel sera le nouveau statut des films de Guy Debord, héritant d’une si soudaine visibilité. Les plus respectueux ou les plus prudents des lecteurs de Debord y verront sans doute la mise au musée d’une œuvre trop éclatante pour être oubliée, trop insaisissable pour être laissée à une existence interlope.

Que deviennent donc ces films dans un écrin si prestigieux ? La pensée de Debord, réellement révolutionnaire parce que « dite en son temps », doit-elle désormais trouver sa place sur l’étagère des repères théoriques du passé ?

L’occasion d’une relecture de l’œuvre cinématographique et littéraire de Guy Debord, de ses écrits lettristes et situationnistes et de ses textes majeurs, tous désormais largement disponibles, semble révéler plus que jamais la dualité d’un travail, constituant à la fois une œuvre poétique incontournable et une pensée révolutionnaire irréductible. Olivier Assayas ne manque pas d’insister sur ce point, découvrant un Debord plus poète que jamais, dont semble-t-il, la reconnaissance des faits d’armes révolutionnaires ne viendrait plus que constituer l’arrière-plan folklorique. Certes il est tentant de réviser Debord dans le confort des salons, quitte à accorder le statut d’œuvre littéraire ultime à l’ensemble de ses réalisations, d’œuvre se dépassant elle-même dans l’infini de ses ramifications cohérentes, intégrant pour mieux les défaire, et par avance, tous les commentaires que l’on a pu et que l’on pourra encore lui adresser.

Mais nous n’en avons pas fini...

Il serait cependant trop hâtif de croire qu’on en a fini avec la dangerosité de la pensée de Debord. Car ce qui rassemble par-dessus tout ces deux aspects de Debord, la critique révolutionnaire et l’œuvre poétique, la parole dite en son temps et la réflexion sur le passage du temps, c’est l’unité d’une vie vécue sans compromission. Cette cohérence intime d’une pensée et d’une œuvre, dans la vie, à toujours été difficile à admettre par des commentateurs toujours un peu prostitués, et puisqu’il n’a pas été possible de se débarrasser de Debord, il est bien commode de séparer son œuvre en deux bouts plus aisément manipulables, peut-être pour ne pas voir la réalité prégnante de La société du spectacle.

Mais l’époque n’a pas passée si vite qu’on pourrait déjà ranger Hurlements en faveur de Sade au musée, à côté du carré blanc de Malévitch. Contrairement à ce qu’affirme Assayas, le premier film de Debord (entièrement constitué d’écrans successifs blancs et noirs, et de voix offs) n’en est pas seulement la réalisation cinématographique : c’est aussi l’application du principe acousmatique de Pythagore [1], et, cinq ans avant la création de l’Internationale Situationniste et de la publication du Rapport sur la construction des situations, la création d’une situation radicalement vécue par le spectateur. Ici comme bien souvent, Debord anticipe sur son époque et comprend immédiatement les modes d’expressions de son pouvoir, tels que le cinéma. Ainsi, si Hurlements est bien, historiquement, à ranger dans et contre le cinéma au côté du carré blanc de Malévitch dans et contre la peinture, il n’a pourtant pas fini de perturber vivement notre mode de perception du discours. Et comme l’art n’est pas la seule chose que Debord a entrepris, d’un même mouvement, de dépasser, sa pensée toute entière n’a pas finie de perturber notre perception de la société présente.

Assayas voudrait voir le Debord d’In Girum, magnifiquement nostalgique devant le passage du temps, se prêter tout particulièrement aux hommages de la littérature, jusqu’à le rendre un peu moins dérangeant dans de si beaux atours. Mais c’est justement dans ce film que Debord, qui n’a jamais douté de sa réussite littéraire, emprunte la voix d’un Lacenaire [2] regrettant de devoir préférer les annales de la justice aux honneurs de la littérature, comme pour s’amuser par avance des éloges posthumes qu’on lui adresserait. Ici, la mélancolie de Debord n’a rien à voir avec une concession à la figure de style, elle est directement en prise avec la réalité d’une vie et d’une action vécue jusqu’au bout, comme il le dit quelques instants après : « J’ai aimé mon époque, qui aura vu se perdre toute sécurité existante et s’écrouler toute chose de ce qui était socialement ordonné. Voilà ce que la pratique du plus grand art ne m’aurait pas donné ».

Il n’en reste pas moins que la ressortie en salle et l’édition des films de Guy Debord est l’occasion d’une confrontation intime à une œuvre avec laquelle nous n’en avons pas fini, mais aussi à une pensée avec laquelle on ne saurait en finir tant que se poursuivra autour de nous le spectacle de la société dans laquelle, quant à nous, nous nous accommodons de vivre.


Samuel Ripault
3 DVD Gaumont vidéo : DVD 1 - « Contre le cinéma » : Hurlements en faveur de Sade (1952), Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps (1959), Critique de la séparation (1961) // DVD 2 - « La Société du spectacle » : La Société du spectacle (1973), Réfutation de tous les jugements, tant élogieux qu’hostiles, qui ont été jusqu’ici portés sur le film « La Société du spectacle » (1974) // DVD 3 - « In girum imus nocte et consumimur igni (1978), « Guy Debord, son art et son temps » // « Autour des films » (documents) Livret de 138 pages de textes, photos et documents d’archive retraçant l’élaboration des films par Guy Debord. Gaumont Vidéo, novembre 2005, 50 euros.

[1] Constatant la meilleure écoute de ses étudiants sans sa visible présence, Pythagore avait coutume de donner ses cours derrière un rideau noir.

[2] Voleur, assassin et poète du 19e siècle, « ennemi public numéro un » au moment de la création de la Sûreté et des sergents de ville, Pierre-François Lacenaire a été immortalisé dans Les enfants du paradis de Marcel Carné et Jacques Prévert.