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The Dead Girl - Karen Moncrieff
Requiem au féminin





Les films de deuil ont rarement la mort facile. La preuve avec ces cinq portraits juxtaposés de femmes en dérive entre mort, deuil et souffrance. Expurgeant son film de toute boursouflure doloriste, Karen Moncrieff signe un thriller nimbé de noir où la peur infuse en profondeur. Un film à la plastique admirable, s?éloignant de chez Lynch par une empathie sidérante envers ses personnages. Aussi décomplexée que passionnante, une cinéaste féministe est née.

The Dead Girl est un film de morts habités par la vie, même si celle-ci s?attache à des corps qui souffrent, des êtres à la marge, abîmés à force d?aveuglement, de résignation ou d?épuisement. En faisant se succéder cinq segments reliés entre eux par le meurtre d?une jeune prostituée, Karen Moncrieff signe d?abord avec The Dead Girl un magnifique portrait de femmes en lutte.

Arden est l?étrangère qui découvre le corps, Melora la mère revenant sur les traces de sa fille, Leah une jeune médecin légiste qui, voyant le corps de la jeune femme morte, pense trouver en elle sa sœur disparue, Ruth la femme suspicieuse et Krista enfin, la jeune femme morte. Cinq femmes dont les quatre premiers fragments résonnent en étoile autour de Krista, joyau noir, vif et chaotique qu?on découvrira vivante au moment même où elle s?apprête à mourir.

Le montage comme outil féministe. Sus au discours, viva la mise en scène

Malgré cette architecture chorale, Moncrieff évite ce que les pourfendeurs d?Ignarritu (Babel) reprochaient aussi à Fatih Akin (De l?autre côté) - la tentation du lien cosmique reliant les personnages entre eux, concept cher à Kieslowski. De fait, les cinq femmes de The Dead Girl ne se rencontrent jamais. Chaque segment pourrait donc presque être abordé de manière autonome, tant la cohérence d?écriture et de mise en scène confèrent à chacun une identité propre.

Le magnétisme si persistant du film de Karen Moncrieff tient aussi à la résonance collective d?une lutte que chacune de ces femmes mène d?abord de manière individuelle et dans son isolement. Ou comment faire du montage, par la juxtaposition des drames, un outil féministe liant l?individu au groupe. La mort, ici, importe donc toujours moins que la possibilité d?en réchapper, de s?en défaire. Et si le spectateur découvre ces cinq femmes d?abord seules, pétrifiées, prisonnières, partageant toutes cette position de faiblesse propre à l?archétype de leur sexe, tout le trajet du film consiste à les rendre conscientes qu?un seul pas vers l?extérieur pourrait changer leur vie. Didactique, Karen ? Dont acte.

Fragments individuels, destinée collective : entre l?effondrement et la renaissance

The Dead Girl crée ainsi une tension singulière, pénétrante. Un cyclone au ralenti dont la force viendrait soulever ces femmes de terre pour les ramener à la vie. Un soulèvement des corps - très littéral pour Arden et Leah puisque s?effectuant par l?acte sexuel - qui s?accompagne aussi d?un changement de point de vue. Chacune d?entre elle, l?espace d?un instant, devient alors en mesure de s?imaginer autre afin de sortir de la dépendance (Arden), du deuil impossible (Leah) et de la culpabilité (Ruth, Melora).

Karen Moncrieff explicite cette renaissance - tout du moins son désir - par le feu. Bien sûr, le détail gonfle au symbole. Mais il indique aussi combien la cinéaste entend plaquer sa mise en scène à son propos. Outre le contraste visuel par rapport au traitement des ombres dans les quatre premiers fragments, le feu annonce surtout l?apparition de Krista, the dead girl, et le retournement intégral de la mise en scène qui s?en suivra. A la continuité chromatique des ocres (Arden) des carmins (Leah) et des bleus (Ruth) succède avec Krista un déséquilibre des couleurs et de la caméra aussi volatiles que la jeune femme elle-même.

Les mères à l?origine du désastre

Cramée de la vie et rebelle aux yeux noirs, Krista jaillit ainsi de la pellicule en justicière venue d?un autre monde. Celui d?une Amérique des bas-fonds où les prostituées errent près des motels et sur le bas-côté des routes. Donnant les coups autant qu?elle les reçoit, Krista déhanche sa couronne en carton de reine trash à l?amour rose et noir.

The Dead Girl place encore la filiation au centre de sa couture. Qu?elles soient remplies d?amour ou pleines de haine, les mères se trouvent souvent à l?origine du désastre. Chantage affectif d?une impotente qui recevra son lait maternel en plein visage, amour immodéré d?une autre qui confondra vivants et morts, aveuglement d?une troisième incapable de voir l?horreur sous ses yeux : l?enfer - qu?il soit ou non pavé de bonnes intentions - est rarement étranger à celles qui donnent la vie.

L?enfermement par l?intérieur - bible et psychanalyse pour les nuls

The Dead Girl s?avère travaillé en permanence par ces mouvements d?incertitude, de va-et-vient entre l?espoir et la dévastation, l?effondrement et la renaissance. L?émotion demeure le plus souvent rentrée, non-dite, prise en secousse du réel, avec des personnages coincés dans leur vie comme ils le sont à l?espace clos qui leur est associé - le fauteuil, le lit, la chambre, la voiture.

Sa version des Cinq Leçons sur la psychanalyse bie calée sous son script, Karen Moncrieff montre les femmes en victimes tant qu?elles restent cloîtrées. Qu?il s?agisse d?une chambre (Leah), des jupes sales de sa mère (Arden) ou d?un hangar aveugle (Ruth), le mal est toujours secret, tabou, caché. D?où cette mise en abime jusqu?au vertige des contenants de la dissimulation (zip locks, tiroirs, buffet, hangar, garde-meuble), comme si la cinéaste ne cherchait rien d?autre que représenter la mécanique de l?inconscient par l?objet, l?accessoire.

Karen Moncrieff en fait-elle trop ? Bien sûr. Sa manière de jouer au yo-yo avec quelques poids-lourds de la psychanalyse et de la bible pour les nuls ne manquera pas d?agacer les prudes. Le meurtre du père cède donc la place à celui de la fille, le retour du fils prodigue se change en celui de la mère. Enfin, la prostituée, couronne d?épines sur la tête, porte la souffrance du monde et finira crucifiée. Alors quoi ? Karen Moncrieff cède bien parfois à la surenchère et n?évite pas quelques maladresses. Mais son film porte à l?évidence la marque, l?empreinte d?une cinéaste en marche.

Le noir au trouble de la fiction

Difficile de filmer la mort en évitant les galeries de pièges constituées autour du voyeurisme, de l?abstraction ou du pathos en avalanche. Si The Dead Girl assume la souffrance de ses personnages, jamais Karen Moncrieff ne se vautre dans la facilité de l?exploitation du sentiment (Grace is Gone). Au contraire, sa facture trouble héritée de Lynch joue autant l?alchimie des textures sonores d?Adam Gorgoni que la photo crépusculaire de Michael Grady (Bug). Et quand bien même elle noie son cadre au noir avec certains des motifs et des balises visuelles de Lynch, jamais Karen Moncrieff ne cherche vraiment à singer son maître.

Craignant au contraire de perdre son spectateur, la cinéaste recentre en permanence The Dead Girl à sa structure. Karen Moncrieff est une cinéaste féministe. Dans cet ordre et sans hésitation, parce que l?émotion, le ressenti, apparaisent toujours dans le cadrage et la mise en scène avant de transparaître dans le jeu de acteurs. Parce que la cinéaste témoigne à ses personnages une empathie qui n?empêche pas la dureté. Parce qu?elle plaque enfin le réel dans son cadre avec pour seules armes les attributs de la fiction.

Un film vénéneux sous la peau

En mêlant le réel à fond de cale au pardon, à l?espoir et la possibilité de renaissance, The Dead Girl affiche également une maturité qui ne sonne jamais faux. Moncrieff ne renie pas la sève noire à l?origine de son cinéma. Une sorte de douceur, de tendresse toujours prêtes à basculer dans le sordide mais saisissant au contraire son spectateur dans la stupéfaction.

La découverte du corps de la jeune fille en témoigne avec force. Dès cette première scène, le contraste entre les reflets d?argent des arbres et le vert vif des herbes imprime au film cette gangue poisseuse d?une histoire qui ne nous quittera pas, faisant de The Dead Girl un de ces films qui s?immiscent à l?intérieur de vous pour y laisser une part de leur mystère. Un détail, une gourmette offerte en collier de chien pour s?apprivoiser la liberté, une humanité poignante qui traverse le réel avec autant d?amour que de souffrance au centre, et l?espoir persistant qu?il est parfois possible de sortir de l?impasse, des quatre murs, du trou. Si l?issue reste incertaine pour certains de ses personnages, une certitude pour Karen Moncrieff : son cinéma peut bien encore nous hanter un moment.


Stéphane Mas


 

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