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Holunderblüte - Volker Koepp
Les enfants du paradis





Sans discussion possible, Holunderblüte remporte haut la main le grand prix du 30ème festival Cinéma du Réel de Paris. L?allemand Volker Koepp relègue la concurrence loin derrière en proposant un bijou de cinéma documentaire faisant la part belle à l?utopie enfantine dans les tréfonds de la Russie européenne. Soit un film dont le regard se confond avec celui d?une enfance certes livrée à elle-même mais irradiant d?une fraîcheur tout élégiaque un quotidien déserté par des adultes fantômes, au sein d?une nature sauvage et paradisiaque. Convoquant une esthétique du ravissement, le réalisateur s?appuie sur une mise en scène de la symbiose pour mieux conjurer les démons de la civilisation occidentale par la corde de l?innocence et du rire.

Jachère post-soviétique

Un des intérêts de ce festival est de nous faire voyager. Cette réflexion entendue au détour d?une file d?attente tombait à pic. La séance proposait un séjour de rêve dans l?enclave russe de Kaliningrad. Embarquement pour les paysages enneigés, la nature souveraine avec comme guides exclusifs, une ribambelle d?enfants aux visages d?angelots. De ce point de vue, le festival peut en effet estimer remplir sa tâche dans sa volonté d?ouverture au grand public.

Au-delà de cette vision certes légitime, le fait est que Holunderblüte peut, entre autres, satisfaire aux velléités d?exotisme de chacun. Ainsi, le film de Volker Koepp tire sa force d?une injonction quasi contradictoire dans laquelle il puise sa puissance onirique. D?un point de vue historique, ce territoire russe en terre européenne fut peuplé par des colons venus de Russie, ou des états baltes, après la seconde guerre mondiale. La prospérité était au rendez-vous, il fut un lieu d?intenses échanges, notamment agricoles, jusqu?à la chute de l?ex URSS. Dès lors, cette lande de terre fut lentement abandonnée par les hommes, rendue aux forces d?une nature qui semble désormais vouloir reprendre ses droits.

De la déchéance à la renaissance : ode à la nature matricielle

C?est là le premier angle d?attaque du cinéaste. Il s?échine patiemment à livrer une chronique bucolique du temps qui s?écoule obstinément au fil des saisons. D?emblée, s?affirme un regard qui promet de porter le spectateur beaucoup plus loin qu?une brochure FRAM. Le documentariste convoque son savoir-faire pour mieux enfoncer dans le coin de l?œil toute la magie d?une terre faisant puissamment écho aux spectres tarkovskiens. La mère patrie, la terre nourricière, païenne et spirituelle, envahit l?écran et éclabousse les yeux de son imposante présence. A l?évidence, le choix de la pellicule n?est pas anodin dans ce qui se joue à l?écran. Le réel est ici rendu à sa sensibilité toute charnelle à travers un parti pris où la mise en scène convoque un regard contemplatif sans complaisance car sachant jauger au mieux la durée du plan. Il n?est donc pas nécessaire de s?éterniser sur des plans, modèles de rigueur et de construction, sur la maîtrise d?un espace qui confine à l?abstraction, sur les nuances de luminosité où se mêlent le blanc virginal et les verts de brun séculiers, sur une photographie d?orfèvre pour figurer une terre rude, élégiaque et dévoratrice qui trouve un écho volontiers métaphorique dans le second grand axe du film : les portraits en cascade des enfants de Kaliningrad. La narration du film tient tout entière dans cette succession de tableaux, pour dessiner une ode empreinte d?un transcendantalisme renvoyant l?homme et ses ambitions civilisatrices à leur finitude.

L?enfance de l?art

Dans un second mouvement, en regard de la thématique naturaliste qui habite le film, Volker Koepp peuple cet espace rendu à sa virginité d?une poignée d?enfants, parfaits contrepoints à un environnement qu?ils habillent de leur présence aérienne. Le cinéaste construit au fil des portraits un monde utopique au sein duquel chacun laisse libre court à ses envies, ses rêves, sa créativité pour mieux mettre à distance une sordide réalité. Tels des conteurs avisés, les enfants élaborent un univers idéal et injectent une dose de fiction de par leur parole volubile, inventent leurs propres règles pour survivre dans cette terre abandonnée de tous. Dans un casting de choix, le film se pare alors d?une fraîcheur, d?une vitalité, d?une justesse exemplaire, entre insistance et retenue. Volker Koepp ajuste son objectif à la bonne distance, sans s?appesantir et touche au plus près l?insouciance, la beauté, parfois la cruauté d?un âge qu?on souhaiterait éternel à Kaliningrad.

Conte élégiaque pour un regard duel

Il y a donc ce vent de liberté qui souffle sur le film, une série d?aquarelles peintes par Lena, la sourde et muette, qui donne corps aux scènes de vie quotidiennes rêvées par la petite tribu, des pommes que l?on va cueillir dans les hauteurs tortueuses d?un arbre centenaire. Il y a, en somme, mille et un terrains de jeu propices à l?épanouissement d?un imaginaire en roue libre. Il y a, enfin et surtout, la caméra, le plan fixe, les décors naturels qui permettent au réalisateur d?enregistrer au plus près la logorrhée parfois hilarante, comme une partie de ping-pong endiablée au sein de la laquelle émergent toutes les nuances d?un regard d?enfant sur le réel, passé, présent ou à venir. Car si le propos du film fait la part belle à cet univers peuplé de rêves et d?éclats de rire, il n?occulte en rien le silence chargé d?inquiétude qui envahit les visages rendus soudain à une gravité, à une lucidité tout adulte. Pas de faux-semblant, lorsque fait irruption le monde des grands, l?omniprésence de la violence, de l?alcoolisme, du chômage déjà bien ancrés dans les têtes, l?obsession du départ, de la fuite aussi. En outre, la faillite tragique des adultes, des parents a forgé chez ces enfants une précoce maturité, une autonomie qui confine à l?autogestion : conduire les vaches du pré à l?étable, traire à la main, rentrer le bidon de lait au guidon du vélo en prenant garde au petit frère sur le porte bagage.

Eradiquer la veulerie de l?homo sovieticus : pour une mise en scène de l?épure

Au cœur de cette nature immuable, impavide, les hommes sont absents. Emportés par l?alcool ou la mort, leurs fantômes hantent cependant le hors cadre pour mieux laisser le soin au spectateur d?imaginer l?ampleur de la déroute. Pour tout indice, deux plans viennent évoquer furtivement ce dont il retourne. Deux plans de femmes, l?œil tuméfié, la démarche pénible, que la vie, le désœuvrement, la violence et toujours l?alcool ont mis à genoux. Subrepticement, l?implicite de la brutalité faite au corps et aux âmes cogne d?autant plus fort à l?œil du spectateur. Volker Koepp met donc dans la balance une double inclinaison au sein de laquelle se joue le film.

D?un côté, des enfants adultes qui pallient la lente agonie de leurs ascendants, du village, de la civilisation corruptrice. De l?autre, la rémanence éblouissante de ces mêmes enfants, figures de liberté, d?insouciance, qui tirent leur sève pleine de verve d?une nature où l?harmonie, l?énergie vitale des éléments nourrissent une force de vie salvatrice. Ainsi, si le cinéaste ne fait pas l?impasse sur le lent dépérissement d?une population de naufragés, il dépasse le constat sociologique alarmiste pour faire œuvre de cinéma. Porté par un regard d?une extrême empathie, la sensibilité affleure au détour de chaque plan. Echappant aux pièges du sentimentalisme, de la mièvrerie, de la sensiblerie nunuche qui guette toute tentative d?approche des mondes de l?enfance, l?auteur convoque une exigence formelle et un sens aiguisé du portrait pour insuffler à son film une respiration onirique, épique et intimiste, qui inscrit son œuvre dans la droite ligne des maîtres du documentaire.


Guillaume Bozonnet


 

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