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Les trois singes - Nuri Bilge Ceylan
Esthétique tellurique de l?implosion familiale





Les trois singes s?affirme d?emblée comme la quintessence d?un cinéma esthétique et sensoriel où l?âpreté du propos et la maîtrise formelle du virtuose Ceylan atteint des sommets. Combinaison habile entre mélodrame populaire et polar aphasique, le film part d?un scénario minimal - le mari, sa femme, son amant - pour mieux travailler le cadre à l?épure et traquer la lente désagrégation des corps et des consciences face à faute originelle. Chef d?œuvre.

Incident nocturne

Ce qui frappe d?emblée chez Ceylan, c?est sans doute cette capacité, dès les premiers plans, à aimanter l?œil du spectateur tant la matière du récit est immédiatement et complètement renseignée par une syntaxe cinématographique particulière. Ainsi, dès l?amorce du film, le réalisateur montre toute sa capacité à transformer un banal accident de voiture en un postulat esthétique qui va conditionner l?ensemble du film. Soit, l?ablation de l?évènement principal, l?accident en lui-même, qui existe uniquement à travers le regard et le corps paniqués de son responsable.

Avec pour corolaire l?écrin esthétique d?une photographie où ombres et lumières figurent déjà savamment tous les avatars et autres tourments qui viendront scander le récit. Dans le même temps, le film pose aussi un préalable idéologique : l?action centrale de la scène, ici la mort accidentelle d?un piéton renversé par Servet, reste hors-champs, virtuelle et au final comme subie par son auteur. Ne restent que les causes, l?assoupissement, et les conséquences, la fuite, d?un événement que son auteur n?aura cesse de nier. Le réalisateur opère ainsi une dramatisation abstraite des pensées de ses personnages au-delà de leur incapacité à assumer leurs actes.

Esthétique du délitement

Le chauffard Servet, politique ambitieux à la veille d?une élection décisive, fait porter le chapeau à son chauffeur consentant, Eyüp. En quelques plans secs, celui-ci est en prison. Le prétexte scénaristique est posé et peut ainsi déclencher l?un des moteurs dramatiques du film : les circonvolutions de la nature humaine face au mensonge originel. Le ver est dans le fruit et le réalisateur n?aura désormais cesse de filmer la lente déréliction des corps et l?incapacité des esprits à s?élever contre cet état de fait. Hacer, la femme fatale du prisonnier cherche désespérément l?amour, où le sexe, c?est selon.

Elle cède donc aux avances du patibulaire Servet. Là encore, la scène de sa tromperie n?est figurée qu?à travers le regard incrédule du fils Ismaïl, revenu inopinément à la maison. Suspicion, puis rancœur et violence passagère anime désormais l?adolescent qui n?aura cesse lui aussi d?esquiver la morsure du réel en se lovant dans une paresse toute mélancolique. Le retour du père n?en sera pas moins cuisant. L?abcès n?a cesse de gonfler, la violence sourde donne au film une atmosphère asphyxiante, et toujours le jeu des regards méfiants où accusateurs, des silences de plomb, du repli sur soi.

Sur la corde raide du fatalisme, une société dans l?impasse

Nuri Bilge Ceylan filme ainsi la fable des trois singes, rien vu, rien dit, rien entendu, comme un ressort dramatique qui conditionne et étreint le film dans une gangue de noirceur poétique. Les personnages sont à la fois les acteurs et les victimes de cette incapacité à dire, à communiquer, à crever l?abcès qui les cantonnent dans un quotidien où ils sont agis par les évènements, et donc impuissants à inverser le cours de leur destin tragique, à l?image de ces trains au pied de l?appartement qui fracassent inexorablement la torpeur d?un foyer exsangue.

C?est en entomologiste moral, mais non pas moraliste, que Ceylan élabore ce portrait de famille entre vitriol et chloroforme. Au-delà de l?observation à la fois clinique et incarnée de personnages victimes d?un atavisme socio-culturel dont ils sont incapables de se déprendre, les trois singes file aussi la métaphore d?une société turque régressive, qui prête le flanc à une critique à la fois fois sociale, le machisme brutal du père, et politique, le mensonge, la soif du pouvoir, la victoire des religieux. Devant ce constat d?échec, restent des personnages en proie au doute, en pleine contradiction entre l?impasse des valeurs traditionnelles et un désir d?émancipation refoulé dans les limbes du silence.

Le pictorialisme sauvage où l?impossible transcendance

Si le cinéaste turc dresse une radiographie cruelle des relations au sein d?une famille à l?agonie, il excelle de nouveau dans l?approche esthétique de son sujet. C?est une empreinte reconnaissable entre mille, de celle qui happe le regard dès les premiers plans et dont la beauté vénéneuse le dispute à une puissance évocatrice à l?onirisme âpre. Il y a dans Les trois singes, comme dans Les climats ou Uzak cette même maîtrise de l?espace, ce sens du cadre unique. En intérieur, l?omniprésence d?un sentiment de claustration par le cadre serré dans un appartement où l?on circule difficilement. Mais c?est en extérieur que le cinéaste donne sa pleine mesure. Le portrait d?Istanbul et du Bosphore en clair obscur redonne ses lettres de noblesse à une ville que les personnages du film ne savent pas regarder.

Il y a aussi Ceylan l?ancien peintre, sa faculté à composer un plan comme on élabore une toile, la touche est volontiers expressionniste, et les ciels aux contrastes orageux semblent matérialiser les tensions et les contradictions intérieures des personnages. Sur les traces de Tarkovski, Ceylan met en scène la pérennité et le côté inamovible des éléments naturels qui dominent de toute leur puissance les vicissitudes sombres et étriquées d?une civilisation corrompue et vouée à la disparition. En outre, le déchaînement proleptique de cette nature retentit comme un écho à la conscience refoulée des personnages qui se débattent dans leurs contradictions.

Splendeur hiératique

L?intensité qui se dégage de ce mélodrame populaire est encore accentué par le choix du plan fixe, autre caractéristique omniprésente dans le cinéma de Ceylan. A travers cette stylistique de la stase, celui-ci traque la vérité en-deçà de la nature trouble de ses personnages au jeu précis et dépouillé. En outre, le film échappe au pur exercice de style, tant le langage des corps est constamment au centre des préoccupations du cinéaste.

Les sécrétions incessantes des visages leur confèrent une beauté sombre que la photographie, oscillant entre un sépia brûlé et un vert âpre, n?a cesse de magnifier, donnant au film des accents surnaturels hypnotiques. Ce qui est à l?œuvre ici, c?est bien la liquéfaction des personnalités face à leur médiocrité, leur hypocrisie, leur volonté amorphe.

L?âpreté de l?implicite

Et lorsque la caméra se met en mouvement, c?est avec une lenteur qui semble renvoyer le spectateur à une neurasthénie chronique, comme si les énergies de chacun s?épuisaient dans le mensonge et le non-dit qui minent les fondations même de cette famille. Ainsi, le film revêt parfois un ton méditatif, où la langueur des personnages dont la beauté physique le dispute à l?aboulie n?est pas sans rappeler l?univers de Tchekhov, soit l?enlisement de la vie dans une médiocrité quotidienne. Et toujours, l?esquive de l?écueil explicatif pour faire la part belle aux silences, aux regards, aux ellipses, à l?épure qui décuplent la puissance de l?invitation au regard et donnent aux personnages un aspect mystérieux et opaque tirant le film du côté du fantastique.

En outre, le travail d?orfèvre effectué sur la bande son renforce cette impression d?accéder par moment à une dimension parallèle où le film se place sur le régime intérieur des personnages. De concert, ralentis et focale courte font la bascule vers le flash back mémoriel et remettent sur le devant de la scène le fantôme refoulé d?un frère disparu. Et c?est bien ce deuil impossible qui revient hanter une famille incapable, dans la vie comme face à la mort de passer à autre chose. Avec, pour seule planche de sauvetage, une ironie qui confine parfois à l?absurde, un humour qui ajoute sa pierre à l?édifice pour tenir le pathos à distance respectable et hisser le film à des hauteurs célestes.


Guillaume Bozonnet


 

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