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Lady Jane - Robert Guédiguian
Laque noir polar





Entre Izzo et Dassin, Guédiguian offre avec Lady Jane une version sombre, dure et sèche du polar en terre de Marseille. Fondant leur pellicule au noir, Guédiguian et sa troupe observent le travail du temps sur les êtres, leurs idéaux, leurs amours. Une intrigue nouée par la vengeance et la mort autour de l?amitié, l?activisme politique et l?intime. Malgré des maladresses, Guédiguian continue d?interroger la marche du monde par le filtre de la morale. Un cinéma à hauteur d?homme, collectif et résistant.

Muriel (Ariane Ascaride), François (Jean-Pierre Daroussin) et René (Gérard Meylan), visages cagoulés sous un masque de vieillard hérité de Ferrat, distribuaient jadis des fourrures volées aux ouvrières de Marseille. Leur banditisme social prit fin le jour où un bijoutier trouva la mort dans un parking. Après s?être perdus de vue durant trente ans, les trois comparses se retrouvent le jour où le fils de Muriel est enlevé.

Situation, décors, relations. Le film noir tient sa peau par le cuir. Sans doute plus proche de Dassin et Du rififi chez les hommes que de Huston dans Quand la ville dort, l?intrigue de Lady Jane garde bien quelques bijoux dans le cadre. En arrière plan, de loin, comme en clin d?œil à quelques classiques. Ainsi, le conflit moral au cœur du personnage de Kurosawa dans Le paradis et l?enfer, sera aussi celui de René et de François. Pourquoi donner de soi, claquer son fric, se mettre en danger ? Au nom de quoi, de qui ? D?une femme, de l?amitié, du bon vieux temps ?

Une morale du réel sans faux-semblant

Qu?est-ce que cela vaut ? L?un par rapport à l?autre, l?argent par rapport à une vie, celle d?un enfant en l?occurrence ? La question morale, toujours au centre chez Guédiguian, reste pour l?essentiel hors-champ. Car s?il s?avoue moraliste, du moins le cinéaste laisse t-il son spectateur penser. Guédiguian ne fabrique pas de mythes, il creuse la peau pour voir dessous. L?humain sera donc filmé sans faux semblants : d?abord tenté par le retrait, la lâcheté, avant de céder à l?engagement.

Le sentiment, celui qui bat contre la peau et fait plier les corps, finit toujours chez Guédiguian par prendre l?avantage. « Alors, on arrête ou on continue ? ». Sans trop savoir comment, l?esprit de résistance continue de l?emporter. Mais toujours de justesse, sur la tranche, parfois sur un malentendu. Ainsi en va t-il des personnages de Lady Jane. Une femme fatale de petite faille et des corps vieillis d?hommes terrés dans leur quotidien. François négocie des carcasses de scooters des mers dans un coin venteux de l?étang de Berre. René surveille la chair nue qui s?arrime le long des piliers de la boîte qu?il dirige.

La femme fatale était en noir

Un escroc sans envergure contre un mafieux placeur de bingos ; pas si facile de tenir debout après avoir mis la révolution sur la touche. Des trois anciens comparses, Muriel est celle qui semble avoir tiré le trait le plus définitif sur ses années de jeunesse. Une femme au regard froid, cachée derrière la vitrine d?une boutique de parfum pour mieux faire oublier un passé dont l?odeur traîne encore dans les sous-sols de parkings. Musique classique, portable chrome, 4x4 intérieur cuir aussi noir que la nuit, seul lien la rattachant désormais à René et François.

Guédiguian raccorde Lady Jane par la couleur. Ou plutôt, il la transforme, la malaxe, la compose à l?intérieur du cadre. Comme si le noir et le rouge trop tranchés d?hier ne pouvaient que fondre à mesure vers le pourpre et le brun. Un trajet de la couleur venant doubler le travail du temps qui appuie sur les corps, les enfonce dans la terre. Que faire de l?idéal, de l?héritage, de la faute passés ? Déterrer les armes, se couvrir la tête d?un masque, repartir au combat comme si rien n?avait changé ?

Le collectif, seul véhicule de résistance

Cette position intenable - le déni du temps - mènera François au fond de l?impasse. Et son rêve d?un passé qu?il suffirait de décalquer au présent pour que tout aille mieux n?est clairement pas celui de Guédiguian. Mais que faire lorsque l?enfance, qu?elle soit réelle (le fils de Muriel) ou symbolique (l?idéal politique) se retrouve kidnappée ? L?intrigue du polar, qu?on la prenne telle quelle ou par son filtre politique, n?admet qu?une seule réponse : se regrouper pour agir.

Afin de réunir en deux jours les 170 000 euros dont Muriel a besoin, François fait travailler des grenouilles en plein noir pour récupérer de la blanche qu?il sniffe en sarbacane avec un billet vert. Pourtant, malgré son chapeau de feutre, son costard satin et sa Mini rouge sang, le baron de l?Estaque ne fait pas fondre sa belle. Muriel a la peau dure, la raison froide. Elle vacille, tombe, mais ne lâche rien. Un peu comme René, torero marqué par le temps défendant cher sa place et son rang dans l?arène.

La mécanique du noir

Lady Jane tient une structure d?aciérie soviétique. Le kidnapping, la rançon, le rendez-vous de livraison. Guédiguian joue les figures du genre en restant fidèle au code. Rien ne se passera bien sûr comme prévu. L?échiquier métallique de la gare, les trains qui passent en trombe, les corps croisés, les portes qui s?ouvrent puis se referment laissant place à la vie souterraine, donc passée, des parkings en sous-sol. La séquence suivante, sortie du catalogue des Larrieu, évoquera quant à elle la mise au vert comme rupture.

Muriel ressemble à la lampe posée sur le comptoir de son magasin. Une femme sans tête, privée aussi de bras. Un bout d?ivoire nacré dans la nuit, qui s?abandonne à la souffrance dans un corps jeune. Sans doute est-ce là que le film perd sa force. Lorsque les corps s?étalent en paroles, que les digressions prennent trop de sens. Rendre visite au passé aboutit alors à un constat morose : les traces ont disparu, la mémoire se vide, les héros meurent. Comme Henri (Jacques Boudet), gisant sur son lit, chemise immaculée, tandis que dans un coin résonne entre Israël et Palestine la litanie meurtrière des Années de sang.

Lady Vengeance pour cadre collé au sol

Vengeance d?état, vengeance des hommes. Le parallèle s?opère ici sous une loi du talion qui fait rage. Qu?importe s?il peut paraître facile. Pour Guédiguian, certaines vérités sont toujours bonnes à dire. Exemple ? L?effet comptable d?une vie prise contre une autre ne remplacera jamais la souffrance de la perte. Il se contente d?ajouter au malheur, de noircir un peu plus la toile.

Guédiguian porte le cadre du film noir à sa manière. Oubliées la pellicule lisse, la bichromie ocre et noir de Cédric Anger dans Le tueur. Lady Jane porte le plus souvent son cadre sur le sol, au trépied, les personnages raclant bien au fond en cadence. A moins qu?il ne s?agisse d?un matin blême. Une scène d?exception d?une beauté irréelle. Debout sur une barque, un homme déverse des corps dans une mer d?huile sous des glacis de bleus. L?atroce, chez Guédiguian, précède souvent la beauté.

L?amour plus fort que le genre

En l?occurrence, celle de l?humain. La fluctuation du désir, le travail du temps sur les idéaux, sur les corps, la pertinence d?une lutte à poursuivre : Guédiguian garde ses obsessions bien à vif, même si la tonalité s?avère plus sombre que d?habitude. La faute au genre, bien sûr, mais pas seulement. Entre Muriel, effondrée par la disparition de son fils, et René, abîmé par la vie, les trajectoires ne convergent plus, les désirs ne se recoupent pas, le groupe se délite. Gamin amoureux déguisé en Jessie James, François reste le seul à vouloir encore y croire. Le seul qui force l?amour pour sentir son cœur battre. Le seul prêt à changer de peau pour retrouver la vie.

Lady Jane a ses défauts. Des confrontations trop bavardes, un scénario mal négocié sur la fin, un meurtrier peu crédible. Il s?en dégage pourtant une force singulière, assez poignante, tenant moins à la maîtrise d?un genre qu?à la manière de Guédiguian de filmer l?amour déçu. Cette explication finale, par exemple, mise en scène à genoux dans une ancienne école. Défaire les nœuds, rendre ses comptes, ouvrir les plaies pour faire sortir le pu. Le grand déballage des trahisons aurait pu faire rougir Judas. De fait, c?est Daroussin qui impressionne en saigné du cœur ouvrant à lui tout seul le grand bal des amours ratées.

Quant à Guédiguian, il retrouve là son substrat naturel. Ravalant sans écueil le Super 16 au profit du numérique, les codes du film noir à la ceinture, c?est presque malgré lui qu?il ramène le réel à l?écran. Comme s?il ne pouvait s?empêcher de mêler l?intime au collectif, la politique à l?amour, la lutte d?un passé glorieux face aux traces qu?il en reste au présent. Et ce constat partagé avec Loach : une sorte d?abattement à voir l?héritage d?un siècle de lutte peu à peu disparaître, se dissoudre, passer à l?oubli par pertes et fracas. Ne laissant du collectif que ce plan magnifique d?une femme seule dans la perte au milieu d?un concert. Mélancolique, certes. Mais d?une beauté noire et poignante.


Stéphane Mas


 

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