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How many roads - Jos de Putter
Bob Dylan’s 116th Dream





Injoignable, inabordable, inatteignable. Dylan se cache toujours, quand bien même ses Chronicles en rayons. Lors d’une rencontre au Tribeca Film Festival, Jos de Putter annonce à Scorsese qu’il s’apprête à faire un film sur Dylan. Le réalisateur de No direction home tombe presque à la renverse de rire. Trois ans plus tard, le documentariste met fin à son film-album composé de douze morceaux. Douze portraits d’hommes et de femmes aux vies bouleversées par Dylan, douze reflets de l’Amérique blanche d’aujourd’hui saisie au vif de ses racines. Un bal d’idoles minimal, formaliste et passionnant au cœur de l’americana. Broken flowers version yankee hobo.

Finissons-en avec la symbolique du chiffre douze. Dylan est un prophète, intermédiaire entre Dieu et les hommes d’Amérique, mais aussi de Hollande. En soixante-seize minutes, How many roads rassemble la quête obsessionnelle d’un cinéaste marqué à quatorze ans et sans doute pour toujours par la voix d’un type qui ne savait pas chanter. Devenu cinéaste, Jos de Putter paie aujourd’hui sa dette.

Something there is about you.

Douze éclats, douze reflets du miroir, douze disciples du prophètes, douze étoiles de David pour un portrait sobre et magnifique d’une Amérique en crise, plurielle, religieuse, saignée par ses leaders et néanmoins toujours prête à se ressourcer dans ses mythes fondateurs. Douze visages parmi des milliers d’autres, histoires d’en bas, corps croisés dans la fosse en attente d’un concert, et qui disent mieux que tout ce qu’être fan veut dire, ouvrir un bout de soi, faire place nette pour un autre.

Partout présent, visible nulle part. The Groom’s Still Waiting at the Altar.

Barde poète, politique nasillard et frondeur avec une égale nonchalance, Dylan est partout. Même s’il la contredit, la provoque, la fustige, Dylan incarne l’Amérique blanche par ses propres paradoxes. Mieux, il l’avale, la digère, la respire tout entière, ne laissant qu’au temps le soin de la décroissance. 1966-2006. Quarante années durant lesquelles Dylan se retourne, se métamorphose, opérant à mesure ce retour à lui-même toujours plus sec, plus dur à l’os comme cette Amérique blanche qui, aujourd’hui encore, semble vouloir marcher dans ses pas.

De tout cela, on ne verra rien. Dylan en tant que tel est l’absent, le centre vide autour duquel tournent le film et ses personnages. A l’inverse son mythe, sa résonance, son impact se reflètent dans les regards, les mots de ces douze disciples. Stuart, celui par lequel s’ouvre le manège, arbore l’œil d’un homme heureux. Après avoir dans la même année appris que sa copine le plaquait et qu’il avait le cancer, il découvre son maître. Une vie coincée jusqu’alors dans son modèle d’upper middle class bien-pensante, urbaine et penchée fort sur la droite, qui s’adoucit soudain par la lumière d’une icône libre. Amen.

Car How many roads n’oublie pas la route des cieux. La religion, omniprésente en Amérique, apparaît là au travers des lyrics, associés par certains au gospel, et par un des douze (Judas, sans l’ombre d’un doute) comme des versets pris sur la droite extrême. Un évangile à classer entre prophétie et réflexion. Dylan et les siens. Dylan que l’on l’interprète, à qui l’on parle, que l’on espère comme messie.

How many roads ? The Wandering Kind via Carver and Jarmush.

L’identification à l’icône pourrait n’être que le signe d’un attachement au passé, à une époque révolue. Nulle trace pourtant de nostalgie mielleuse ici. La plupart évoquent simplement une rencontre bouleversante, entre l’adolescence et l’âge adulte, ciment d’une fidélité qui ne fléchira pas. Un ancien élève rend visite à un ancien prof retiré du monde dans une maison à l’ombre d’une mangrove. L’homme frappe à la porte, la caméra dans son dos, mais la réponse ne vient pas. Il regarde par la fenêtre, appelle dans le vide, passe sa main près d’un arbre. On jurerait presque une nouvelle de Carver, le cadre rempli de brins sombres, la scène suspendue dans le temps.

Autre plage, autre ambiance. Steson vissé sur son crâne roux, une femme évoque ses longues virées à se perdre en route vers les lieux de concerts. Il pourrait bien s’agir de la mère de John Malkovich. On se demande, on s’interroge, le film ne dira rien. Seul indice d’une séquence à une autre, les intertitres imitant les panneaux du mythique clip de Subterrean Homesick Blues. Une ligne extraite d’une chanson par panneau. Des feuilles qui tombent du cadre dans un rythme parfait.

Backyard depression - Tonight I’ll Be Staying Here With You.

Comme chez Jarmush (on y reviendra), la petite route du banal débouche souvent sur de grandes névroses. Ainsi de Mary qui regarde d’un intérieur vide son mari en train de tondre le jardin. Le cadre rappelle Edward Hopper, l’absence dans les visages, la résignation en bascule. Il suffira d’un acte seulement pour changer de vie. Un soir au concert, puis des nuits partagées entre l’hôtel et le garage où elle dort désormais dans sa voiture, oreiller blanc sur le siège abaissé. Irruption sidérante de la fiction lors d’un délire incontrôlé sur une de ses vies antérieures, contrepoint parfait d’ironie dans la mise en scène lorsque par exemple la tondeuse à gazon réapparaît derrière la vitre de l’hôtel.

L’Amérique comme si vous étiez. Un redneck presque inaudible face à une ménagère new age en pleine régression existentielle. Le réel creuse et enfonce les pointes, d’ailleurs si bien que l’ensemble paraît trop écrit. Où est le cinéma direct ? Jos de putter filme un jeune rappeur blanc en train de slammer devant chez lui. Combinaison officielle baggy pants plus coupe au rasoir sous la casquette de travers, pour une étrange posture d’un apprenti rappeur blanc au Texas, état où la culture hip hop s’apprécie au lancer de bière.

Subterrean underground hip hop.

Subterrean Homesick Blues n’est rien d’autre pour Justin que du hip hop underground. Habile manière de raccrocher Dylan au présent pour éviter le poncif post soixante-huitard, lequel réapparaît sous la forme d’un vieil alcoolique à l’haleine lourde, l’écusson peace and love cousu main sur sa veste. Une rencontre improbable (encore), mais qui laisse tout du long ce goût de vérité dans les regards et les mots : derrière l’assurance de la pose, le rappeur prend vite les traits d’un gamin effrayé par ce fantôme issu d’un autre âge.

Portrait pour portrait, Jos de Putter peut maintenant changer de point. Le folk abîmé de Peter répond en miroir à l’innocence hip hop de Justin. Du plus cabossé des deux, le visage se découpe par des rides, des coulures qui lui transforment la peau en un vieux cuir usé. Filmer Peter versant toute sa vie en sueur dans le bar où il chante confère à ces images une puissance rare. Celle d’un miroir en forme d’hommage aux spectateurs du film, artistes d’un jour ou du dimanche qui sans connaître l’adulation cherchent à consumer leurs brûlures, leur ennui, au fond d’un garage, d’une chambre ou d’un salon.

A lot can happen in sixty seconds - Masters of War.

Un film entre innocence et gravité. Deux sœurs barbies rondelettes assises jambes croisées sur leur lit déclarent leurs flamme pré-pubère à leur idole tandis qu’un autre, à peine entré dans l’âge adulte, s’apprête à décoller de sa base militaire pour l’Irak. Samuel repasse sagement, remplit son sac avec soin, avec calme, laissant sa voix par mégarde dire toute la peur d’une guerre vorace. Une chanson, un concert, une vie, trois relativités qui se croisent et s’abîment avec trouble.

Tout l’art du cinéaste de Putter se tient là. Dans cette égale simplicité avec laquelle il recueille la parole, qu’elle soit banale ou bouleversante. Une égalité de traitement dont se dégage une étrange justesse de ton, entre documentaire old school et shots de fiction par les veines.

Tight Connection to My Heart (Has Anybody Seen My Love)

Minimaliste, évitant l’iconographie clichée des grands espaces américains, How many roads opte le plus souvent pour une juste distance comme par respect entre ses personnages. Des signes captés du bord de route comme restes visuels d’une société consumériste et paranoïaque, Jos de Putter ne dira rien d’autre. Des plans secs, un dispositif aride, contrebalancé par tous ces mots de l’Amérique du bas de l’échelle.

Est-ce à force de rétention ? Jos de Putter se lâche sur son ultime fragment et le tir s’avère court : une mise en scène ironique couchée sur le soleil d’Alerte à Malibu version senior, où Pamela ne brille que par ses rides. On pourra donc sourire, grincer des dents, oublier même ce barbecue sous bannière étoilée comme un mauvais morceau.

Le seul parmi onze pistes magnifiques révélant l’Amérique blanche ordinaire d’Américains moyens pour un film qui lui ne l’est pas. How many roads, grand documentaire classique, porte l’amour d’un cinéaste pour un mythe, ses fleurs cassées, ainsi qu’un certain sens de l’humain. Une Amérique fragile, guerre et peur au ventre, d’où l’innocence et la démesure chères à Whitman semblent avoir bel et bien disparues, au profit d’un étrange bal entre stars et messies, l’individuel mimant le collectif pour insuffler chaque jour un nouveau souffle à ses mythes.

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Stéphane Mas