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Les climats (Iklimler) - Nuri Bilge Ceylan
Fin de partie, sous le soleil exactement





Le dernier film de Nuri Bilge Ceylan aurait pu être écrit par Tonino Guerra, scénariste d’Antonioni. Que se passe t-il lorsque le désir, la volonté de reprendre, le mythe de la nouvelle chance, se heurtent ensemble sur un vide en boomerang ? Une mise en scène entre neige et brûlure, filmée en haute définition, pour un film minimal sur l’intime du mâle en crise, le tout pris par la grâce.

Un prof en thèse d’archéologie visite avec sa femme un site en ruines et constate l’effondrement de son couple. Dès le départ, Nuri Bilge Ceylan semble tourner un remake de La Notte quelque part en Turquie, remplaçant l’intérieur nuit d’une classe aisée par des extérieurs au zénith d’un couple en vacance. L’universalisme de la classe moyenne dans toute sa splendeur, voire son bord un peu terne. L’érosion du sentiment, le compromis raison/passion, la recherche d’un nouvel élan comme un lent ballet qu’on pourrait prendre à l’entrée pour un abécédaire du drame sentimental, bord à bord de clichés.

Mais il y a la manière. Un homme marche près de quelques colonnes en ruine. Sur les hauteurs, sa femme Bahar s’assoit, lui fait signe en souriant mais laisse échapper quelques larmes. Plus tard, lors d’un dîner, elle éclate de rire avant de s’effondrer à nouveau. Ceylan filme à toutes les distances. Aux plans très larges du début, puis moyens du dîner, succèdent quelques très gros plans sur les corps à la plage. Gouttes d’eau sur peau brûlante. Assis sur le sable, Isa s’essaie à la bonne phrase de rupture tandis que Bahar nage au loin. Raccord brutal. Sa phrase terminée, Bahar l’écoute, acquiesce et se referme.

La tête dans un tiroir.

Ceylan œuvre à la matière du cinéma - par le son, l’image, et cherche le neuf sur la forme d’un récit mille fois visité. Pourquoi choisir la haute définition face au 35 mm ? Après Sokourov, le cinéaste turc opte pour un parti-pis qui, s’il permet quelques plans magnifiques, ne convainc pas tout à fait. Dans un même cadre, le sable, la peau, la mer se superposent dans un étrange effet de profondeur de champ. Une structure en étages, où la brûlure semble glisser sur l’eau. Le couple, la saison, la plage. Une triade lumineuse qui lentement bascule vers le vide. Il n’y aura pas de crise, pas de cris, rien qu’une paire de mains sur les yeux en scooter.

Chez Ceylan, c’est souvent par la peau que le minimalisme accroche. Ainsi de la prise son, projetant le spectateur sur la cendre d’une cigarette. Ce qui brûle, c’est le couple basse saison mu par une tendre indifférence. Isa s’étend sur un lit et place littéralement sa tête dans un tiroir. Un détail de mise en scène qui questionne, répond, tisse en plein cadre les fils d’un cinéma vivant. Qu’est-ce donc qui reste là, à l’intérieur des têtes, et qu’il faut mettre en cage, sceller une bonne fois pour toutes ?

Passion, la bête aveugle.

Dans une librairie, Isa rencontre Serap, ancienne conquête. Troublé, Isa la suit jusqu’à chez elle, sonne et devient l’étranger d’un territoire jadis conquis. Tout passe dans la mémoire des regards, des souvenirs que le jeu des acteurs suffit à rendre palpable. On passe du rire au silence, du plaisir des retrouvailles à un malaise épais, confus, dans lequel acteurs et spectateurs se rejoignent à l’expectative.

Une ronde féline où chacun semble aiguiser ses griffes. A nouveau, un détail sert d’amorce - une noisette, presque rien. Chez un psychanalyste, un rêve avec une noisette ne serait pas loin d’évoquer une testicule. Or c’est bien l’identité masculine, sa bascule intenable entre puissance sexuelle et impuissance à être, qui mine le centre d’Iklimler. Tout est prétexte au cinéma. Un banal lancé d’apéritif pour récupération buccale fera office de déclencheur. Mais de quoi au juste ? Un viol, une passion sèche, une lutte amoureuse consentie à l’angle des tables et du sol ?

La noisette d’Iklimler - testicule et rupture.

Ceylan répond par l’image, refusant l’explicite des mots. Reste cette scène qui dure, d’une beauté sourde, prête à rompre comme ces corps d’animaux qui se tiennent, se débattent. A l’exacte frontière, la noisette se fait vecteur d’un désir qu’il faut forcer s’il se refuse à vous. Si les mots sont absents, c’est donc que la parole est morte. Nuri Bilge Ceylan persiste et fore à vif la conscience turque contemporaine. Derrière la classe moyenne universitaire, occidentalisée dans ses normes sociales (vacances, alcool, relations sexuelles), les restes d’archaïsme du mâle, qu’il soit turc ou d’ailleurs, modifient à mesure le regard porté sur le personnage.

Isa part retrouver Bahar en tournage loin de la capitale pour une série télévisée. Il la cherche, la poursuit presque avec un flegme étrange. Au soleil du début sous la plage, à la nuit d’Istambul se succèdent les paysages enneigés de l’est. Il en est des climats comme des lumières, des saisons. Une ronde où les échos, les figures, les couleurs se succèdent ou s’opposent avec une grâce désabusée. Isa découvre d’autres ruines, couvertes de neige comme son couple l’était de soleil. Un chauffeur de taxi a remplacé sa femme et pose sur les photos pour ne pas laisser vide un espace froid comme la mort.

Petite musique des hommes. Elise dans un moulin.

Ceylan confirme là ses marques de cinéaste du doute et de perte. Les brumes, la teinte des ciels, ce corps en transit sur un pont derrière l’orage menaçant. Il y a dans cette mise en scène un classicisme dont toute la force réside dans sa retenue, sa compression. Une manière de filmer très calme, pour un regard tendre mais sans complaisance sur les personnages. Comme cadeau de retrouvailles, Isa offre à Bahar une miniature en bois, une boîte à musique ayant l’aspect d’un moulin. Merveilleuse ironie que cette petite musique des hommes qu’Isa rejoue devant Bahar, faite de promesses auxquelles lui-même ne semble plus vraiment croire car aussi galvaudées que la Lettre à Elise du moulin.

Plus tard, enfermés dans un bus de production, Isa cherche à convaincre Bahar de revenir avec lui tandis que portes et coffres s’ouvrent et claquent à mesure qu’on charge le bus. Impossible de faire croire à l’intime ici. Derrière la veine d’humour minimaliste, le remake corde au cou finira sous les neiges. Ce n’est plus Antonioni mais bien Ceylan qui tire les ficelles. Un portrait peu glorieux d’un type banal, un peu lâche et médiocre, aussi juste qu’une lame.

La répétition, artifice implacable.

L’intimité au quatre vents, une visite à l’hôtel, un corps habillé étendu sur un lit. Nuri Bilge Ceylan ouvre l’abîme d’un coup, par la répétition. Des plans d’abord, qui reprennent en doublure la séquence de la plage, mais cette fois-ci l’hiver, avec des corps couverts. Du sentiment ensuite, pour une boucle parfaite. La répétition, artifice narratif aussi ténu qu’implacable, finit sa course en cale sur un homme éteint, incapable d’aimer ou de croire. Un homme sans rêve et sans soif, qui finira par fuir. Il y a là quelques uns des plus beaux plans de Ceylan. Un visage qui se retourne, une femme qui regarde vers le haut, la diagonale d’un avion sur un ciel moucheté de neige.

Avec Iklimler, Nuri Bilge Ceylan incise donc bien profond la faille du mâle contemporain. D’un côté, une écriture narrative tendue au cable, mise en scène avec grâce et sobriété, de l’autre une lenteur confortable ainsi qu’un parti-pris d’images HD qui s’il rend la chair des peaux, passe aussi la lumière en métal. Tous les impératifs du drame sentimental seront donc bien pliés pour laisser en échange l’empreinte, le regard propre d’un cinéaste questionnant en miroir l’intimité de chacun. L’apesanteur, l’indécision d’une identité mâle en crise autour d’un vide contemporain sans objet ni désir.


Stéphane Mas


 

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