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Frédéric Pajak - Mélancolie
texte-image





Qui connaît les OPNI (Objets publiés non identifiés) de Frédéric Pajak sait la difficulté qu’il y a à vouloir définir ces livres d’images à lire, ces livres de textes à regarder. Des OPNI qui inaugurent un nouveau dialogue entre images et textes. Entre adultes,... enfin !

Pajak, dessinateur-écrivain, invente donc le livre de dessins illustrés de textes ; le livre de textes parcourus de dessins. Dans cette relation hiérarchiquement renversée, l’image, unique, occupe toujours une part plus importante que les mots sur la page. Le style du dessinateur est sobre. Il repose sur une accumulation de traits, dans une technique proche de la gravure, composant un treillage qui forme portraits, paysages, architectures. Des images métaphoriques ou réalistes en noir et blanc. L’écrivain use de la même sobriété. Ses textes sont limpides, récits personnels ponctués de citations et d’anecdotes dont Pajak semble faire son miel, avant de nous ouvrir sa ruche.

Exposer, s’exposer

En couverture de cette dernière livraison, un petit garçon en tee-shirt rayé nous sourit. Dans son dos, derrière une vitre, un autre enfant, plus jeune se retourne vers nous, l’air grave. Ce n’est pas la nostalgie d’un regard d’adulte sur l’enfance qu’on aperçoit ici, c’est la mélancolie qui habite certains enfants dès l’enfance. Par nature ou à cause d’une histoire, terrible histoire ; la leur. Celle par exemple d’un gamin très tôt orphelin d’un père encore jeune qui ne savait que conduire très vite, “à tombeau ouvert” comme on dit. Cette perte, Pajak l’évoque en filigrane dans chacun de ces ouvrages, mais ce qui frappe dans ce nouvel opus, c’est l’exposition. Si l’on voulait filer la métaphore photographique, on dirait, a posteriori, que les précédents livres de Pajak étaient légèrement sous exposés. On y sentait souvent affleurer l’autobiographique, le personnel sinon l’intime, dans l’intérêt que l’écrivain-dessinateur porte par exemple aux relations entre Nietzsche et son père. Dans Mélancolie, on n’est plus dans le clair obscur, Pajak se met en lumière après s’être caché (pour notre bonheur, tout de même) derrière Pavese et Nietzsche dans L’immense solitude, derrière Joyce dans Humour, derrière Apollinaire dans Chagrin d’amour. Il revient désormais plus frontalement sur la mort de son père, mais navigue aussi dans d’autres contrées de son univers intime.

Les lieux du crime

Sur la couverture en noir et blanc, le nom de l’auteur et le titre en trois couleurs, tranchent et annoncent l’Italie. Désormais, Pajak parle donc de sa relation à l’Italie, omniprésente dans ses précédents livres mais affirmée ici. Une étrange relation d’ailleurs, qui lui permet de brosser le tableau d’un pays sans cesse parcouru à travers une ballade morbide dans Turin, où le chanteur Luigi Tenco s’est donné la mort (“Il y a un enfer”), ou Otrante, ville dans laquelle l’une de ses premières copines (la belle Marie) a failli se faire violer sous ses yeux (“Oh Otranto !”). Plus généralement, ce talent pour la description et ce regard décalé porté sur chaque lieu nous donne à voir les endroits les plus insignifiants sous un jour attrayant, qui donnerait presque envie de faire une virée à Morez (ne prononcez pas le z), capitale jurassienne de la lunetterie, tout en sachant n’y rien trouver.

La vie, l’amour, la mort

La mélancolie semble se loger, pour Pajak, dans des thèmes premiers tels que la jeunesse (“Angela”), l’amitié (“Petit souvenir du jugement dernier”), la peur (sa phobie psychanalysée des piscines), ces images qui l’obsèdent et dont il semble se délivrer par le dessin. Comme celui qui s’étale sur toute une page (la cent-quinzième), peut-être le plus beau du livre : deux immenses doigts enserrant un tout petit bonhomme sur le point de se faire écraser. Pajak, enfin, évoque ses relations amoureuses, sa relation au corps des femmes, ce goût pour le corps des femmes, toujours généreux (ou comment rendre le trait sensuel), qui évoquent les nus peints par Picabia à la fin de sa vie.

L’univers de Pajak, sans rien y chercher, ce sont des artistes faits hommes, des souvenirs et des blessures, des corps et des visages, des mots et des traits, les deux ensemble qui s’observent, s’embrassent ou se repoussent, s’enlacent ou s’ignorent. Un lieu de désir et de mélancolie, de désir mélancolique, de désir toujours.


Nathalie Petitjean
Mélancolie, Frédéric Pajak, P.U.F., 2004