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Christophe Atabekian - Polyeucte
Le plaisir du texte et des faux raccords dans l’axe





Dans le cadre du festival Pocket Films organisé par le "Forum des images" de Paris, Christophe Atabekian, cinéaste expérimental, a présenté le 9 octobre dernier, une série de ses courts films : les "Phone Bills". Ces films ont la particularité d’avoir été réalisés à l’aide d’un téléphone mobile équipé d’une caméra vidéo. Ils forment un journal intime tenu quotidiennement, et consciencieusement, par le réalisateur. Un mois plus tôt, sortait son premier long métrage, tourné en 2003 : "Polyeucte".

Polyeucte est le prolongement et l’aboutissement final d’un travail engagé en 2000 avec les courts-métrages de la série On en est là, dans laquelle Christophe Atabekian se démultipliait et jouait avec son image dans des situations quotidiennes, à l’aide de caches mobiles. En effet, dans ce film tourné en 2003, il incarne tous les rôles de la pièce de Corneille et pousse ainsi son procédé de duplication jusqu’à son terme.

L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproduction

La référence à Othon, le film des Straub, est un parti-pris de départ. L’inadéquation entre théâtre et cinéma. "Ce n’est plus un sujet qu’on adapte, comme l’écrivait Bazin, c’est une pièce qu’on met en scène par les moyens du cinéma". Remise en cause des schémas narratifs et esthétiques traditionnels. Plans fixes ou longs travellings d’un texte adapté d’une oeuvre littéraire. La voix du comédien parfois couverte par le vent. Un film expérimental sur les origines du cinéma.

Lors d’une présentation de leur film les auteurs d’Othon déclaraient :

"Le texte parlé, les mots, ne sont pas ici plus importants que les rythmes et les tempi très différents des acteurs, et leurs accents (...) ; pas plus importants que leurs voix particulières, saisies dans l’instant, qui luttent contre le bruit, l’air, l’espace, le soleil et le vent ; pas plus importants que leurs soupirs poussés involontairement, ou que toutes autres petites surprises de la vie enregistrées en même temps, comme des bruits particuliers qui tout à coup prennent un sens ; pas plus importants que l’effort, le travail que font les acteurs, et le risque qu’ils courent, comme des danseurs de corde ou des somnambules, d’un bout à l’autre de longs fragments d’un texte difficile ; pas plus importants que le cadre, dans lequel les acteurs sont enfermés ; ou que leurs mouvements ou leurs positions à l’intérieur de ce cadre ou que le fond devant lequel ils se trouvent ; ou que les changements et les sauts de lumière et de couleur ; pas plus importants en tout cas que les coupures, les changements d’images, de plans."

Ce texte d’une grande justesse pourrait décrire ce qui est en jeu dans le film de Christophe Atabekian. Le choix du texte de Corneille, est, selon les propres mots du metteur en scène, une conjonction de son amour pour le film Othon des Straub, ses origines arméniennes, son intérêt d’athée pour les mystiques et la montée intensive des drames qu’il dépeint. Enfin, sa sécheresse et sa musicalité se prêtent admirablement à l’accompagnement métallique d’une guitare folk.

Comédie musicale dédiée à Neil Young

Le cinéma, les origines, la religion, et la musique. C’est un texte que l’on entend tout d’abord. Un texte de théâtre. Un texte sur la foi. Un texte sur l’amour. C’est une tragédie de Pierre Corneille. Son thème et son intrigue font toute son originalité. Polyeucte raconte le martyr d’un des premiers chrétiens à l’époque où le monde était dominé par Rome et les dieux païens. L’intrigue est très largement imaginée par Corneille. Sacrifier son amour, braver l’autorité de son beau-père et accepter le martyr après avoir brisé les idoles païennes. Après sa mort, Pauline se convertit et Félix, son père, sans doute touché par la grâce, embrasse à son tour la religion chrétienne. Le texte présente cette dernière comme mode de gouvernement et l’attitude de Polyeucte est celle d’un fanatique. Mais Polyeucte c’est surtout l’invention d’une langue ; la poésie de Corneille à son apogée :

« Rien ne t’en saurait garantir ;

Et la foudre qui va partir,

Toute prête à crever la nue,

Ne peut plus être retenue

Par l’attente du repentir. »

Polyeucte est une pièce mise en scène par les moyens du cinéma. Et les moyens du cinéma aujourd’hui, ce sont le numérique et les effets spéciaux. Le cinéaste installe donc un dispositif qui oppose une forme de naturalisme (long plan-séquence, prise de son en direct sur un lieu unique dont on sent bien qu’il est un lieu familier de l’auteur) avec des trucages vidéo numériques (un jeu d’incrustations dans le plan). Christophe Atabekian y incarne tous les personnages de la pièce. Il est à la fois Polyeucte et Sévère. Néarque, Pauline et son père. Pas question d’interprétation au sens où on l’entend généralement. Il n’y a dans ce dispositif de mise en scène aucune recherche de prouesse technique. De même dans l’interprétation des personnages. L’apprentissage mécanique du texte de Corneille et sa restitution à l’image, permettent de lui donner corps et voix. Le film répond du reste de manière très originale à cette question : Comment donner corps à une langue ? Faire entendre sa voix. Ses voix. Sa musique. Les stances de Polyeucte conduisent presque naturellement aux chansons de Neil Young. Et le film, plus qu’une adaptation théâtrale, se révèle être une troublante comédie musicale.

Source délicieuse en misère féconde

Philippe Azoury montre bien dans l’article qu’il consacre au film de Christophe Atabekian dans Libération, ce qui est en jeu au fond dans ce film : « C’est, intimement, ce qui nous arrive à tous au moment de la lecture, mais c’est la première fois que le cinéma ose le faire totalement. » Donner à voir, c’est parfois laisser apparaître ce qu’il y a sous les images, dans leur léger tremblement. L’envers du regard, c’est le lieu de l’image. Laisser entendre ce qu’il y a entre les mots, dans leur musicalité. La beauté de nuages dans la lumière orangée d’un soleil couchant, le vent dans les feuilles des oliviers, et les mots qui parfois s’y perdent dans un souffle, le ravissement d’une marchee lente dans la campagne au milieu des vignes, découper un saucisson sur une table bancale tout en parlant avec un ami, sans que ce geste, la tension qu’il réclame, ne laisse voir qu’on ne peut être totalement à son écoute, boire un verre de vin, mettre la table, une image du passé qui revient en mémoire comme brûlée par le soleil, la beauté d’un visage à tout moment de la journée, si changeant, si fragile, expressif, plusieurs personnes en une seule comme ces formes que prennent les nuages dans le ciel. Dans le vent.

L’"inquiétante étrangeté" de ce film, parfois dramatique, parfois humoristique, naît principalement de son dispositif de dédoublement. "L’inquiétante étrangeté provient de ce qui, secrètement, n’est que trop familier et donc, refoulé". C’est une proposition de cinéma d’une grande originalité et d’une grande humilité en même temps, celle d’un cinéma des origines qui considère la mise en scène comme un dispositif intuitif qui nous offre, chose rare aujourd’hui en un seul film, la description d’un lieu magnifique, une réflexion sur le pouvoir et ses limites (pouvoir religieux, pouvoir des images), et une lecture moderne d’un grand texte tragique.

Comme Christophe Atabékian le rappelle sur son blog, pour lui le cinéma c’est avant tout "donner un espace à l’imaginaire et à la rêverie." Plusieurs séances à "L’Entrepôt" (Paris) ont été proposées en présence du réalisateur. Il faut l’imaginer caché dans le sas de la salle, dans le noir, attendant qu’on lui ouvre la porte pour qu’il surgisse avec sa guitare et son harmonica et se mette à chanter les stances de "Polyeucte" devant un public ébahi. "Source délicieuse en misère féconde, que voulez-vous de moi, flatteuse volupté ?"


Pierre Ménard

Disponible en ligne sur le site Vidéo Archive : http://videoarchive.blogspot.com/

Christophe Atabékian mène également, depuis février 2004, un blog consultable à l’adresse suivante : http://www.livejournal.com/users/xacha/