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Pawel Pawlikoski - My summer of love
Amour, paillettes et fête des morts





Une fille sur une mobylette sans moteur, une autre à cheval. Mona voit Tamsin. Un regard à l?envers, ou l?histoire d?une rencontre. Mona fait claquer la vie comme un fouet dans le bar working class de son frère transformé en dépôt d?évangélistes. Tamsin, la bourgeoise, évoque la mort, celle de sa sœur anorexique, et les tromperies, les coucheries du père conduisant sa Jaguar pour rejoindre sa secrétaire au cœur d?un pavillon criblé de nains de jardins. A des années lumières de l?adolescence meurtrie américaine de Larry Clark ou Gus Van Sant, Pawlikowski, par l?échange des regards et des corps, filme deux adolescentes avec une justesse impressionante.

L?histoire d?une métamorphose : d?un pub en centre spirituel, de deux adolescentes en femmes. Des croyants vaporeux, filmés entre le blanc et le bleu, tandis que Mona, la sœur, brille de rose. Un rose d?envie, d?ennui, de vacances mornes au fond d?une vallée du Yorkshire. Sa rencontre change la donne, et la palette se fend du rose des vêtements, de sa peau mat orangée, vers les bruns, les rouges ocres, les bruns sombres de la chambre de Tamsin. Montée de couleur, de chaleur, à mesure qu?elle s?approche. Deux filles pour deux cygnes. Derrière une façade blanche écornée, le cygne du pub de son frère, contre le cygne de Saint Saens jouée par Tamsin derrière son violoncelle.

God?s dead, that?s what?s real here.

L?acte et la parole. Fille de peu, fille du peuple, Mona se place à l?action. Le soir, elle retrouve Rick sur un parking où la flèche peinte au sol près de la voiture désigne un signe explicite : Get in, have sex. Tamsin, plus perverse, s?immisce et crève l?abcès face à la femme de Rick. Elle se garde au discours, elle manipule les mots, les phrases, la culture, évoque Nietzsche, Freud, boit du vin, pas de la bière. Elle brille, elle rayonne par ses poses de femme, ses vêtements, sa culture à moitié fausse - Piaf assassine Cerdan d?un coup de fourchette en plein cœur ? Grande prêtresse d?une féminité naissante, Tamsin devient l?idole, le modèle d?une Mona, laquelle se découvre belle et femme dans le regard d?une autre, une sœur, une amante, une semblable.

Whole body wax.

Pawlikowski suit les deux filles dans leurs équipées pubères, du rire aux larmes, des séances d?habillage à la danse, au maquillage, aux caresses. Dans un mouvement qui s?enfonce, le décor suit la marche : la route, la forêt, le ruisseau. Le rose et le rouge des deux corps se mêlent au verts, aux bruns du végétal ; les éclats de rire, le mime de Mona singeant Rick lui faisant l?amour. Chacune déteint sur l?autre dans un mouvement très fluide. C?est l?été.

Pawlikowski filme l?Angleterre du soleil, des tennis en gazon, des herbes hautes au sommet des vallées. Une version inédite et bienvenue d?un pays qu?on avait cru sous Ken Loach n?être qu?une suite de brumes, de pluie et de drames. Ici, l?ouverture est dans les corps. Mona devient femme et Tamsin se fait chaudasse. La réussite du film est de les voir se plaire, s?attendrir, se provoquer pour rire. Une complicité qui se peint sous nos yeux, une fraîcheur de gamines, de sales gosses comme tous sans doute nous l?étions à leur âge.

Mais deux ce n?est jamais assez. Pour ouvrir le couple, le cinéaste place le frère. Les parents morts le désignent d?emblée comme figure paternelle. Un personnage tout entier caractérisé par la recherche et par l?aller-retour. Il cherche un sens, il cherche sa vie, sa sœur, il cherche et tombe toujours à côté. La faute aux signes, pas assez clairs. Alors il revient, il retourne, il recommence. Il veut tourner une page, fuir sa violence, trouver sa voie. D?alcoolique il se fait adventiste. Le piège d?un drame désespérément lourd s?avance. Heureusement, Pawlikowski n?est pas Mel Gibson. Nul besoin de déchirures, de sang, de cris. Quelques rondes de fidèles main dans la main pour accueillir le seigneur bien en nous, quelques chants et le tour est joué. Pour libérer sa vallée du démon, le frère entreprend de construire une croix. On le voit souder quelques tiges de fer, assembler des caissons. Rien de très inquiétant, se dit-on.

Croix du christ vs. cheminée d?usine.

Lorsqu?il se décide à montrer la croix, les petits éléments épars s?assemblent pour un tout gigantesque. Le cinéaste nous tient. On se rend compte alors de l?extrême, de la folie en jeu. Dans une lente procession traversant le cadre sous une très belle lumière, Pawlikowski singe à la fois les péplums produits par Cecile B. de Mille et les films bibliques. Une contre plongée du sol montre la cheminée d?usine en phallus minuscule encore fumant de sa défaite face au nouvel ancien ordre remis au goût du jour. Pour ceux qui n?ont plus rien, le religieux remplace l?industrie.

De la gestion du quotidien, de l?idéologie, de la volonté de tout régir, l?un reprend ce qui caractérisait l?autre. Au lieu de passer son temps à l?usine et au pub, on le passe en prières. L?important ? Ne plus être seul, ne plus ressentir l?abandon, mais se fondre dans l?appartenance, refonder un groupe, une famille, une communauté. Mais on peut aussi voir dans cette reconversion d?un alcoolique repentant en extrémiste zélé de born-again christian une pointe vers Bush Junior. Passer de la honte, du mépris de soi, à des fantasmes de gigantisme et de toute puissance, s?imaginer extraire du monde le péché pour compenser son incapacité à vivre avec sa culpabilité individuelle, est-ce bien aussi de cela qu?il s?agit ? D?une société qui nie la perte, l?imparfait, le défaut, le manque ? Question bien suspendue.

Ce qui est commun à la troupe du village sous la coupe du frère repenti ne l?est pas forcément pour les deux lolitas. Tamsin joue le feu rouge de la séduction. Elle s?approche du frère, le caresse et le brûle, sans se rendre compte qu?il est dangereux de jouer lorsqu?on change les règles en cours de jeu. Sous ce frère là, tout maquillé de guimauve chrétienne, se cache encore l?ancien bonhomme vite prêt à mordre. Face aux lumières de la foi blanche des repentis, Tamsin s?oppose et berce Mona d?une magie noire. La visite de la chambre de sa sœur défunte, où rien n?a changé, les poupées renversées, têtes au sol, la brosse à cheveux, la séance de spiritisme, tout un ensemble d?accessoires, de scènes filmées par le cinéaste pour construire à mesure, de plus en plus rapprochées, cette sensation de danger dont il entoure Tamsin.

Le cadre à l?unisson des corps : passage d?un monde à l?autre.

Le film glisse alors de la joie, l?insouciance du début, vers une inquiétude, un soupçon qui modifient la texture des visages et la musique en off. Entre ces deux têtes adolescentes, il y a bien toujours l?amour d?un côté, mais à présent aussi la mort. La réussite de Pawlikowski consiste à montrer cela dans l?ordonnance des plans. A l?ouverture des longues focales sur la campagne, la forêt, la nature, se superposent des plans où l?espace à mesure se fait plus clos, les cadres plus serrés. Et juste avant cette bascule d?un espace ouvert, simple, vivant, à celui plus restreint de l?ambiguïté, du doute, de la mort, les scènes du concert et du feu servaient de transition.

On voyait dans la première, par la lumière blanche et bleue d?une salle de boxe à la Raging Bull, nos deux reines pré pubères en pleine transe, l?ingestion de mignons champignons servant d?habile prétexte à faire rentrer le flou, l?incertain dans le cadre. Provocation, danses et délires opérant le passage d?un monde à l?autre : les mêmes personnages, mais animés par quelque chose qu?elles ne maîtrisent plus.

Cette perte de contrôle se révèle de façon manifeste dans la scène du feu de camp, qui montre également tout le sous-texte du film - les rapports de pouvoir entre les êtres. Derrière l?apparente innocence de la complicité qui unit Mona à Tamsin se cache un lien très fort de domination. Durant toute la première partie, chacune exerce tour à tour son influence et est admirée de l?autre, mais l?ascendant pris par Tamsin devient de plus en plus marqué, jusqu?au climax de la scène nocturne. Autour d?un feu, les visages complètement dans l?ombre, les deux filles se font une promesse sous forme de menace, et le spectateur doit choisir : qui parle, qui promet la mort en premier ?

Duel à l?ombre : If you leave me, I?ll kill you.

Ce n?est pas simplement que l?une aime et l?autre fait souffrir. Tamsin est un masque, une actrice de théâtre qui cherche son public. A mesure que le film avance, son personnage de midinette prétentieuse et superficielle laisse place à des vides, des trous dans l?armure. Et l?on perçoit une vraie souffrance lorsqu?elle affirme ne rien sentir, rien sinon le vide. L?inquiétude qui gagne le cadre se traduit aussi concrètement. Mona est enfermée à clef par son frère afin qu?elle ne voit plus Tamsin. Elle dessine sur le mur le portrait de celle qui lui manque et l?embrasse, tandis qu?au dessous résonnent les chants, les prières des bigots de son frère. L?humour est pourtant là, encore, pour un suicide en antéchrist. Et de façon surprenante, c?est le frère qui entame la dépose des masques.

Dans un mouvement de bascule épiphanique, la vérité de chaque personnage apparaît à l?écran. Une sorte de retour du refoulé, de désespoir ressurgit chez le frère. La trahison, le paradoxe du comédien révèlent Tamsin dans toute son immaturité, sa détresse vide, tandis que Mona, trompée, double du créateur, se libère et tient la vie dans ses mains. Pour son dernier acte de suspens, Pawlikowski place la scène de la rivière et reprend la structure même du film. On joue, on s?éclabousse, on rit, mais la bascule vers le meurtre est là. Il suffit de serrer plus fort, il suffit de plonger. L?amour à mort, le désespoir, la naïveté, c?est bien l?adolescence, la vraie, que filme le réalisateur, celle des deux filles, mais aussi, à travers celle du frère, de notre société toute entière. Derrière ses pastels de couleurs, Pawlikowski reste à cran. Le tour de roue n?attend plus que vous.


Stéphane Mas