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Paroles de Kononga - Christophe Cupelin
Autoportrait en Afrique.





Qu’est-ce qu’un documentaire ? Réponse éclatée lors du premier festival du film Romand tenu à Genève début juin. Film pour dire, faire savoir, rendre compte, faire ses comptes, rarement pour se montrer, surtout près d’une veine inconsciente. Au portrait d’une Afrique qui s’efface, s’estompe et disparaît du cadre, se dessine, expérience assez rare en documentaire, celui du réalisateur lui-même.

En attendant la pluie partait du théâtre, de l’imaginaire, de la représentation, pour explorer de front le réel, le quotidien d’Afrique. Avec Paroles de Kononga, dans un mouvement presque inverse, Cupelin part de la perte d’un ordre réel, l’Afrique animiste des anciens, des fétiches, des mythes, pour finir, par le biais, le reflet, l’entre-image, sur l’intime de son propre portrait.

On attend simplement la sentence des dieux.

On entre d’emblée dans le documentaire de Christophe Cupelin comme on pourrait entrer en Afrique - cette impression de poussière, de flou, d’une terre plaquée plus violemment qu’ailleurs au sol, parmi des arbres, de visages émaciés. Des images mais des sons aussi, de fines stridences, des cloches, des échos d’une perte, d’un entre-temps, d’un abandon contre lequel on semble ne rien pouvoir.

Il n’y a pas que la première image du film, où des enfants s’essaient à la taille d’un tronc mort. On apprend vite que les jeunes vendent le bétail pour acheter des vivres en ville. Dès les premières paroles, un pan du dispositif se dévoile. Au moment où chaque personnage se met à parler, apparaît une photo en noir et blanc de plein pied, comme pour définir une figure, un être pris dans l’entier. On voit rarement dans ces Paroles de Kononga celui qui parle au moment même où on l’entend. On le contourne, on le cerne à demi, par trois quarts, dans un mouvement qui s’applique à la frange, à l’écart. Un personnage à la suite d’un autre, comme pour découvrir à mesure une Afrique endormie d’hier dans la gueule éveillée d’aujourd’hui.

Sur une terre où l’on a pu manger des feuilles d’arbres pour ne pas mourir de faim, on croit aisément celui qui affirme que l’arbre protège la dignité. On trouve le chef coutumier, présent pour certaines cérémonies rituelles, puis un homme très âgé, habillé d’un page blanc, une longue lance à la main, un autre encore servant d’intermédiaire entre le fétiche et le problème. Avant de voir le placide Nafo, dont le rêve s’est réalisé : se reposer sous l’arbre qu’il avait planté enfant.

Il n’y a pourtant pas que cela en Afrique, des sages et de la dignité. Belem, le visage noir, se présente comme tisserand. Il crache sur la ville qui suce le sang des jeunes, puis se remet à l’ouvrage. Dans ce village du Burkina Faso, on garde près de la dépouille des morts un chat, du miel et un mouton égorgé. Un homme assis dans un fauteuil cherche avec application une radio posée sur ses genoux. Il cherche, puis il écoute, reprenant ainsi le mouvement même de Christophe Cupelin qui n’ira pas questionner, harceler pour défaire un mystère. Il se tient juste là, il se rend perméable, se laisse imprégner, afin qu’à travers lui, sa caméra ne devienne pas intruse.

Cet ordre ancien des codes et des chefs marquait l’unicité d’une tradition. Cupelin filme donc tous ces personnages tour à tour, chacun dans leur décor. Un théâtre qui subsiste malgré tout, au moins en surface des visages, des corps et des mots, mais dont la fin reconnue - on ne salue plus les sages, on les moque - pouvait être déjà pressentie au début, dans les sons, le tintement lointain des notes.

Ancien ordre vs. Présent : restent au sol la mosquée, l’église, l’école.

La fin semble venir du ciel : il ne pleut plus depuis trop longtemps. Depuis la nuit des temps, les anciens désignent les nouveaux comme coupables. A Kononga, la faute incombe aux musulmans, qui, sous prétexte qu’il s’agit d’animisme, interdisent les anciens sacrifices rituels qui provoquaient l’arrivée des pluies. Avec l’irruption du présent dans le cadre, ce n’est plus un seul personnage mais une petite foule aux portes d’une mosquée.

On voit d’abord l’imam Ousman, puis le catéchiste Elie. Cupelin filme des paroles mais son cadre est précis. Il passe lentement de la petite foule de la mosquée, à celle plus compacte, plus présente encore, de l’école. Il filme l’église comme ces huttes de Pour quelques dollars de plus. Une case de chaume et une croix plantée là, verticale, sans croyants, sans prières.

Cupelin semble attirer par ses fondamentaux. Derrière les paroles du maître d’école en élève appliqué de l’administration ( « un bon métier, un bon emploi, et y rester comme ça »), sa caméra filme la cour d’école à travers un grillage. C’est presque rien, et c’est justement là, dans ces détails, que réside en filigrane l’intérêt, l’épure visuelle de son documentaire.

Le filtre du souffre.

Lorsqu’il filme les murs de l’école, les tableaux, les traces sur le sol comme des vestiges, c’est avec une nostalgie teintée de bon débarras. Comme s’il retrouvait là des éléments d’une histoire personnelle dont on ne saura d’ailleurs rien, sinon ce sentiment diffus d’abandon, de prescription. Une distance, une proximité qui se retrouvent plus tard dans les plans fixes de paysages, avec toujours derrière cet écho de sons clairs, de tintements.

Soudain, une voix annonce que l’agriculture n’apporte plus de quoi nourrir les familles - il faut passer aux mines. De l’or, pour quelques grammes, quelques dollars de plus, et des hommes filmés d’assez loin, suffisamment pour comprendre qu’ils se tuent à la tâche, sous le filtre jaune souffre d’une caméra qui elle aussi, semble fondre sous le soleil et l’or. Dans un coin, près d’un escalier de terre, un homme est couché, un bras tendu sur le vide. Est-ce qu’il dort, est-ce qu’il est mort ? On ne saura pas.

A mesure que Cupelin délaisse l’Afrique du mythe, des figures immobiles, pour entrer dans celle, plus contemporaine, des mines, des écoles, des mosquées, il semble franchir une ligne, passer au camp adverse. Son cadre, comme par méfiance, se remplit de grillages, de barrières. On pouvait s’en douter. « Il nous faut librement choisir, mais quitter les traditions, c’est être perdu ».Celui qui parle est ce même personnage que l’on a déjà vu, assis, entrain d’écouter sa radio. Il n’est pas sûr qu’il comprenne les phrases en français qui sortent du poste. Il n’est pas sûr non plus que Cupelin ne comprenne les rituels auxquels, s’il a assisté, il n’a pas jugé utile d’inclure au montage.

D’un monde qui s’efface, s’effondre à l’ombre des arbres, Cupelin reste à sa place de blanc, fasciné, plein de respect. Plutôt que de vouloir nous en révéler les secrets, il en transmet sa part opaque, son mystère, nous renvoyant ainsi à nos propres secrets. Une sorte de rêverie d’Afrique, à la lisière du réel, rehaussés par le grain même de la pellicule. Un film d’un autre âge, tourné en super 8, et dont l’image, les corps presque rognés, nous troublent la vision. Une quête en forme de traces, de corps et de mots perdus. Qui sont ils ? Cette femme, puis cet homme, tous deux blancs, qui apparaissent en plein tournage ? Membres de l’équipes ? Visiteurs égarés ? On ne saura pas. Les mystères, en Afrique comme ailleurs, n’appartiennent qu’à ceux qui les détiennent.


Stéphane Mas