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En attendant la pluie - Agnès Maritza Boulmer
Fonction : Cinema - le doc en force (1)





Premier festival du film Romand et première réussite : parmi la diversité des formats proposés - courts, longs métrages, documentaires, ces derniers font très forte impression. A travers le théâtre, Agnès Maritza Boulmer filme une Afrique en friche de réel, ravagée du sida. Un mal pris sous toutes coutures, ou comment croiser réel, imaginaire et politique.

L?Afrique se vide. Eau, famines, sida, génocides, développement non-durable, régimes d?un autre âge, l?Afrique perd, s?enfonce lentement plus au sud. On y envoie des ONG, des émissaires, des missions, des bataillons d?éco-touristes, des thérapeutes, des prospecteurs, on y serre des mains, on y fait des discours, on en forme les tyrans, on y fait des contrats, on aide l?Afrique, on s?intéresse à elle, nous ne sommes pas psychotiques.

Avec En attendant la pluie, Agnès Maritza Boulmer, suit une troupe itinérante de théâtre Dogon informer les habitants des provinces Maliennes des dangers du sida. Une belle façon de comparer la puissance physique d?un art brut face à l?indigence et le déni politiques en matière de lutte, dans un pays déjà décimé. Une maladie qu?incarne dans la troupe une tête de mort désossée sur du carton pâte. Un homme à tête de pédoncule, aux bras vampires et qui, à mesure qu?il s?avance, creuse dans le public une tranchée. On entend beaucoup rire chez ce public d?enfants, de femmes, on s?amuse, on s?ébahie, on s?effraie aussi. Les visages filmés de près, révèlent le pouvoir de cet art, et marquent en réalité l?audace du projet : avant de parler prévention, lutte, préservatifs, les gens doivent croire et prendre conscience, non d?un mythe, mais de la réalité physique, sociale et quotidienne du fléau.

Tabous et dépendances.

Car les gens ne croient pas au sida. Ils le connaissent, l?ont entendu, mais pour beaucoup, il reste un mythe, un monstre lointain, abstrait, sans formes. Qui l?a emmené sur les terres, s?agit-il des noirs, des blancs, des sorciers ? On se questionne sur l?origine quand il faudrait prendre le fait dans son horreur. Selon les organisations humanitaires, certaines villes du Mali possèdent des taux proches de 20% de contamination, tandis que le pouvoir religieux n?admet toujours pas le préservatif, tabou persistant. Ce gouffre entre les moyens mis en œuvre par les ONG et l?indifférence généralisée des populations est le plus effrayant du film. Les panneaux que l?on croise sur les routes Attention, le sida tue, paraissent aussi dérisoires que les messages de prévention sur les paquets de cigarettes.

Les politiques se félicitent de leur impuissance. Agnès Maritza Boulmer filme le directeur du PNLS (Programme National de la Lutte contre le Sida) lorsqu?il affirme qu? « en matière de choses », la simple mention du préservatif est un vrai succès. Vivre l?Afrique c?est aussi jouer de voltige avec les métaphores, et lorsque l?on parle de « serrer le cordon du pantalon », il s?agit d?abstinence, premier pilier d?une hiérarchie en totale porte-à-faux par rapport à l?urgence. Abstinence, Fidélité, Capotes constituent donc les trois piliers de lettres contre un fléau qui ne distingue ni les mots, ni les corps, ni les pratiques sexuelles. Cette reprise en français de l?ABC against AIDS de l?UNICEF (Abstinece, Be faithful, Condoms) marque le compromis des décideurs avec les religieux à des années lumières de la réalité. Lorsqu?une femme de Bamako militante dans une association de prévention reprend à son compte le credo, cela devient Condoms, Condoms, and Condoms.

Cimetières de causes.

Il ne suffit pas de dire, il faut sentir et croire. Un ressenti intime qui s?impose, dicte les pratiques, forge les interdits. A refaire l?historique de la propagation, on s?aperçoit que le problème réside plus dans l?imaginaire intime, dans le vécu social, que dans les fonds débloqués. Il y a bien sûr l?exode rural massif qui conduit les jeunes à chercher du travail dans les villes. Mais c?est moins la ville, synonyme de risques, de tentations, que le retour aux village qui provoque une forte hausse des transmissions. La polygamie, mais aussi le Lévirat - une tradition qui consiste à offrir la femme d?un homme décédé au frère aîné de son mari défunt - font chacun des ravages, laissant des villages exsangues, remplis de vieux et d?enfants.

Le tatouage traditionnel compte également ses morts, lorsque apparaît à l?écran, derrière le visage d?une tatoueuse, l?aiguille dont elle se sert pour tatouer - squelette de bic plein de poussière, de sable, d?encre mêlés, qu?elle affirme nettoyer au savon Omo. Comment laver plus noir que noir sur ces terres où le pire reste l?excision, pratiquée par des femmes opérant avec la même lame, le même couteau pendant des années, quand ce n?est pas rendu pire par l?infibulation et l?opération que celle-ci nécessite lors d?un rapport ou d?un accouchement. Au bout du défilé macabre, un homme explique dans une grotte comment, avec le même canif que son père et son arrière grand père, il pratique la circoncision. Une lame jamais brûlée, jamais désinfectée. Il se contente de poser des incantations, puis il tranche. Avant d?ajouter que son enfant, lui, se fera circoncire par un médecin.

Le théâtre comme conscience : mythes et réalité.

Derrière l?horreur, l?économie n?est jamais loin. On apprend d?une organisation humanitaire qu?il est légalement interdit de distribuer gratuitement des préservatifs. Une société possède en effet l?exclusivité de son importation. Dans le même temps, les politiques continuent de matraquer l?invisible - slogans, signes, voire même livres : aveugles à l?idée qu?on ne voit que ce que l?on veut voir, et qu?il faut avant tout s?attacher aux croyances. L?initiative du théâtre Dogon reste en cela exemplaire. A chaque représentation, le village entier prend conscience : les plus jeunes qui pour la première fois se forgent dans l?imaginaire une représentation incarnée du mal, mais aussi les adultes, et surtout leurs anciens.

Dans cet art premier du théâtre, tout est comme instinctif : la maladie incarnant la mort en vrai, le départ du bus rendu manifeste par le mouvement des hanches de tous ses passagers, le saut de côté pour monter à bord d?un camion, la danse qui s?immisce, une hache renversée servant de totem pour expliciter la pose du préservatif sur le sexe. Un véritable théâtre de danse et de chants pour lutter face au fléau, qu?Agnès Maritza Boulmer filme à juste distance, sans effets de manche. En donnant la parole aux victimes, aux acteurs, aux décideurs, la réalisatrice signe un documentaire sensible, intelligent. Lorsqu?elle confronte dans son cadre le discours des politiques face à leurs actes, c?est avec calme, détermination. Un score qui paraîtrait sans appel, s?il n?y avait, par le chant, le théâtre, le cinéma, la fève d?un espoir encore possible.


Stéphane Mas