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Dong - Jia Zhang Ke
Portrait du cinéaste en peintre





Difficile d?évoquer Still Life sans faire retour sur Dong, double documentaire et matrice du premier, tant les deux films se font écho, s?appellent et se répondent sans cesse. S?ils s?ouvrent tous deux sur le barrage des Trois Gorges et se partagent personnages, thèmes et structure, Dong se suffit en réalité à lui-même par la nature de son projet - explorer la création comme désir, interroger le monde tout en le représentant, questionner les rapports entre l?artiste et son sujet. Exploration de la plastique des corps et de l?identité pour un peintre doublé d?un cinéaste partageant une même passion du réel.

Jia Zhang Ke suit son ami peintre Liu Xiao-Dong sur le plus grand barrage au monde pour une série de toiles monumentales et figuratives sur des ouvriers. Ceux-là mêmes oeuvrant à la démolition des immeubles et des villes qui bientôt seront engloutis par les eaux. Des hommes de tous âges, cigarette à la main, que le peintre place et dispose en terrasse dans une scénographie baignée du soleil couchant.

Un pagne à la taille pour seul vêtement, ces hommes posent là en toute simplicité, inconscients de leur propre beauté. Lui les dirige, leur indique la pose, comme le ferait un cinéaste de ses acteurs. Le peintre met en scène, agence ces corps sur l?espace de sa toile quand lui-même est le personnage principal du documentaire de son ami. Un jeu d?abîme et de double ou chacun semble prêter sa voix et ses gestes à l?autre.

Go with the flow, pour into it

Liu Xiao-Dong parle face caméra, évoque la fascination qu?il éprouve pour ces corps, la force de vie qu?ils dégagent, leur finitude en ligne de mire. Saisir sur la toile la lumière, la puissance, sentir la mesure, l?intensité du trait, comme une invitation faite au spectateur à ouvrir mieux les yeux. Il s?agit bien de rentrer dans le flot, de verser dans la vie, paroles du peintre devenant commentaires des images du cinéaste, puisque ces mêmes corps et leur beauté brute allaient bientôt résonner dans Still Life.

Dong est donc moins un film sur la peinture que sur l?artiste. Fasciné par ces corps, Xiao-Dong s?essaye à retrouver le sien en art martial sur fond de friche industrielle. L?usage des couleurs donne ainsi au film sa structure et permet de passer d?une séquence à l?autre sur le mode du glissement. A la lumière douce des séances de fin de journée, des corps nimbés de soleil, correspondent les gris et les bruns à mesure que la brume, la pluie avancent dans l?espace.

La peinture double au cinéma

Les mouvements de caméra se répondent de manière identique. Comme l?explique Jia Zhang Ke, les panoramiques imitent le mouvement des rouleaux de peinture classique et fondent les couleurs de la toile au réel. Des verts, des gris industriels submergent le cadre et la caméra fluide traverse ces différents espaces de représentation, des corps peints sur la toile au paysage des Trois Gorges. Enfin, une barge immobile en oblique sur un fond de gris blanc sert d?amorce au départ des plans suivants, rappellant ici combien peinture et cinéma sont à considérer ensemble.

Ce travail sur la réponse du double fonctionnera tout au long du film. Par les motifs, les cadres jumeaux, comme ce van blanc rempli de passagers loupant sa barge qui se décalque la nuit par Liu Xiao-Dong dormant seul sur son siège. Ou par les personnages, le couple de jeunes femmes répondant aux deux aveugles du final. La vie hors toile arrive aussi sans prévenir. Il suffit d?un travelling à l?arrière d?une camionnette pour que tout se précipite - un fossé, une voiture, un mort. L?immobile par la mort, Still life ou la nature même de l?art, s?essayer à saisir le flot même de la vie pour rendre perpétuel ce mouvement, cette expérience d?un instant disparu.

La mort au travail du réel

Dong précipite donc la fiction par son cadre. La voiture du fossé raccorde sur la vraie mort des êtres. Une visite en famille nous fait pénétrer derrière les murs de gens simples, extrêmement pauvres, dont Jia Zhang Ke se contentera de filmer les visages. Ce qu?on découvre alors, sans fiction et sans fard, ce sont des corps au silence, perdus, dévastés. On devine la mère et la fille, le même chouchou dans les cheveux. Le grand-père portant ses rides en devantures de fer baissées jusqu?au sol, et les autres, oncles ou voisins, comme des corps au hasard du jour, réunis là comme témoins du mort, accompagnant chaque émotion, des pleurs au rire en passant par le rêve.

Il suffit de mettre des poissons de couleur dans les bras d?une fillette pour oublier un mort. Les autres n?auront pour se souvenir que quelques photos des séances de pauses auxquelles le mort avait participé pour le peintre. Longs plans sur ces corps bruns qui se mêlent à la terre des murs et semblent d?un autre âge. Des portraits sans parole où le regard suffit à dire, où la lumière qui manque sert de révélateur - Jia Zhang Ke se souvient de Rembrandt, de cet art pour tenir le mystère bien à l?ombre.

Bangkok lascive entre le corps et la langue

Dong se déporte alors de la pluie des Trois Gorges pour s?ouvrir au soleil de Thaïlande. Un peintre en terre étrangère qui déchiffre les corps mais se perd à la langue. Remontant d?une pirogue les marchés flottants, le film annonce les poses qui suivront tout bientôt. Jia Zhang Ke filme les lumières de la ville, les signes qu?il ne connaît pas. Des casques, des corps, le trafic de Bangkok jusqu?à cette grande salle au plafond noir dans laquelle des jeunes femmes défilent près d?un matelas.

Tsai Ming Liang aimerait sans doute la scène. Légèrement vêtues, les filles sont allongées, assises, lascives, soulevant le désir de leurs poses quotidiennes. On pense aux ouvriers des Trois Gorges dans une version intérieure, féminine, où les roses tirent sur le pourpre dans une lumière artificielle. Des corps dont on ne sait rien sinon qu?ils partagent le même espace de toiles alignées en série, qu?ils se côtoient dans une indécision rappelant les toiles de Marc Desgrandchamps.

Où sommes nous vraiment ? Un bordel, un studio, un atelier ? Les hommes photographient, les femmes chantent puis rient dans une langue inconnue. Des femmes qui soignent leur beauté sous la surveillance rapprochée du double regard du peintre et du cinéaste. Un regard pour soumettre une contrainte - se tenir immobile et ne plus communiquer - rien de moins naturel en somme. Dès la pose d?odalisque terminée, le portable réapparaît en fétiche contemporain et les corps se séparent.

Le temps sur les corps - la violence du glissement

Jia Zhang Ke suit le parcours d?une d?entre elles, du taxi jusqu?à la rue, où la jeune femme reste debout, immobile. Une beauté fière qui semble attendre quelqu?un, un homme peut-être. Sauf que la course des corps butte ici sur la mort. Plus tôt, cadrée bien à distance de l?autre côté de la rue, empêchée d?être vue par le flot des voitures, une autre femme, mais assise cette fois, sourit nerveusement, le corps meurtri, ravagé par le tapin et la came.

Le cinéaste nous laissera faire raccord. La modèle du peintre ne serait que plus jeune, le double de la première. Un vertige qui vous prend et passe vite puisque rien n?est figé dans le voyeurisme, la complaisance. Mais une violence soudaine, faisant irruption dans un film où douceur et lenteur se reflètent à l?usage de couleurs, des lumières. Plus tard, une jeune femme en bas de cadre se trouve surplombée d?une vieille en chignon assise dans un bus. Un procédé identique agissant donc au montage comme à l?intérieur du cadre. L?ouvrage du temps sur les corps, les traces de l?âge, des coups, tout ce qui déjà sur les visages, s?observait dans la famille du mort.

Cinéma du réel immobile et mouvant : The River

L?expérience se renouvèle avec un autre modèle, suivie caméra épaule jusque chez elle. Intérieur exigu, lumière basse, teintes sombres de vert, poste allumé en continu sur les nouvelles d?une rivière inondée. Une passerelle en écho au hors-champ de Still Life - ce risque démentiel lié au barrage, jamais explicité dans la fiction, et qui ressort ici. La rivière, frontière fluide des deux films, charnière d?une culture et d?un peuple toujours prêts à se fondre, se noyer d?un système concourant à leur perte.

Jia Zhang Ke cinéaste du réel, place sa caméra sur pied pour attendre un bout de vie. Une expectative, une possibilité de cinéma par le vide. Il filme des corps endormis, d?autres en suspension, préparant l?alternance entre l?immobile et le mouvant. Longs travellings sur les rues, les motos et les bus de Bangkok, puis l?atelier, l?appartement et la gare. Le vert succède aux pourpres et l?on comprend pourquoi cette femme cherche à rentrer chez elle. Revenir parmi les siens, témoigner au présent afin de faire œuvre utile. Son expérience double en réalité celle du cinéaste et du peintre.

Quelle trajectoire pour une vie ? Jia Zhang Ke raccorde sur l?artiste, incapable d?être jamais sûr du bien-fondé de ses choix. Le doute profond quant à la valeur de son œuvre, sa pertinence, sa résistance au temps. Pourtant, une véritable démarche finit par se faire jour. Celle d?un mineur dans sa propre culture plutôt qu?un peintre copieur tourné vers l?occident. Dans un travelling arrière isolant l?œuvre au noir, le cinéaste signe son dernier plan en hommage à l?ami. Elégante abîme en clôture de son propre film pour mieux dire encore combien peintre et cinéaste résonnent ici à l?unisson. Un art remarquable de la fluidité refusant cependant d?être lisse, ouvert en plein sur le réel, la différence en pointe.

want more ? lisez donc l?interview !


Stéphane Mas


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