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Still Life - Jia Zhang Ke (Lion d?Or à Venise)
La Chine en barrage - mythe, rêve et réalités





Un homme accroupi, une femme debout dans une pièce avec au centre une brèche ouverte en grand sur la ville. D?un coup, l?histoire s?effondre. Still life, nature morte percée de vie, mêle chant funèbre et déclaration d?amour à une Chine paradoxale. Cinéaste peintre des corps et du réel, Jia Zhan Ke opère la conjonction d?un lieu avec l?histoire d?un peuple dont il filme le mythe. Un film rare et puissant, troué par le vide et le flottement des eaux.

La trame narrative de Still Life pourrait presque se réduire à son titre original. Les bonnes gens de la province du Shanxi. Des paysans débarqués en ville lorsque le grain des campagnes ne suffisait plus à nourrir. Han Sanming est de ceux-la. La quarantaine assise à la proue du bateau qui l?amène aux Trois Gorges, tandis qu?autour de lui tous les corps occupés au voyage ressemblent à ceux que le cinéma filme depuis toujours.

Rarement d?ailleurs n?aura-t-on vu une ouverture si classique dans un film qui cherche tout au long à nous perdre de repères. La vie par les visages, les corps de ces êtres jeunes et vieux fumant leur vie par les cartes. Un long mouvement de caméra d?où émerge, comme d?un chapeau, une petit troupe de magie racolant ses clients de gré ou de force. Un tour de passe-passe qui finira par dépouiller les plus dociles, à moins de se défendre d?une lame, bien belle manière d?ouvrir un film tout en sauvant sa peau.

Double quête d?amour sur fond de ruines

Sanming cherche sa femme et sa fille après seize ans d?absence. Un double visuel servant de moto taxi fait mine de l?emmener à l?adresse inscrite sur un bout de papier. Pourtant l?immeuble, la rue, le quartier ne sont plus qu?une tâche verte, engloutis sous les eaux du barrage des Trois Gorges. Dans la même ville, une autre femme cherche son mari disparu depuis deux ans. Aussi belle, douce et fine que Sanming semble éteint, le corps épais et lourd assommé par les ans.

Deux récits de quête croisés sur un même lieu, pour quatre parties découpées au fil d?objets gardant le quotidien à flot. Sur une maison, quelques lettres peintes en rouge pour faire naître une fiction, signes de la démolition comme on marque les arbres avant de les abattre. Voilà donc Still life - une nature morte que l?on observe dans sa lente agonie. Une mort dont le film servira de tombeau, de mémoire et d?hommage, tout en cherchant avec obstination, dans les moindres recoins, tout ce qui pourrait ressembler à la vie.

Le film explore sans cesse le rapport entre surface et temps. Filmer ce qui ne manquera pas d?être détruit, d?où le Sisyphe philosophique qui s?en suit - à quoi sert de construire s?il faut un jour tout voir en ruine ? A moins qu?il ne s?agisse de son corrélat. Il faut alors jouer l?absurde contre le désespoir - comment détruire ce qu?on a soi-même participé à créer ?

Le temps pris par l?absurde et le rêve

Le temps joue d?abord sur les corps (physique, réel et symbolique), dont Still Life s?attache d?abord à montrer la finitude. Celui de l?homme bien sûr, mais aussi la nature, la société qui l?entourent. Ici, une immense retenue d?eau bordée par les montagnes, sur lesquelles s?étalent des barres d?immeubles prêtes à l?effondrement. Bâtisseur, vandale ou bourgeois, l?homme de Still Life apparaît surtout canaille ou victime. Ainsi du moins Jia Zhang Ke le filme-t-il à quasiment tous les âges, avec bienveillance et humour tendre, comme un voyou montrant toutes ses dents vers Brecht.

Un cinéma à l?image de la vie, où l?ennui côtoie des merveilles aussi brèves qu?irréelles. Ainsi, Sanming piste sa femme chez un oncle et s?explique face à un rang de marins au regard aussi noir que leur bol est plein de nouilles. Un gamin déboule dans le champ et double Chow Yun Fat jouant chez John Woo. Ou encore, au milieu d?un cauchemar où tout finit par le sol, un immeuble se fait fusée, en route pour d?autres aventures.

Coco bagnard mais sans Chanel

S?il joue souvent la corde du décousu, de la perte de repères, Jia Zhang Ke rappelle donc aussi combien le cinéma est affaire d?accessoires et de rêves. Un gamin s?époumone à tue-tête sur des chansons d?amour d?un autre âge, des femmes tapent le carton entre des murs crevés tandis que d?autres vendent au balcon leurs charmes pour survivre. Ces dames livrent d?ailleurs commerce chez elles, contraignant leurs époux, le temps d?une passe, à partir faire un tour.

Mais qu?y a-t-il à voir dehors ? Des équipes d?hommes exposant leurs corps face caméra, qui s?échinent à détruire des immeubles à coups de marteaux et de massues. Tâche titanesque portant fièrement son label rouge coco, et qui chaque jour laisse son lot de gravats. Des quartiers se transforment en champs de ruine. Des personnages surgissent tels des ombres au soleil, rescapés d?une guerre qui viendrait d?avoir lieu. Mais ceux-là ne cherchent pas à en sauver d?autres. Ils sont les fossoyeurs de leur propre passé.

Jia Zhang Ke cinéaste minimal d?ironie politique

A ces paysans devenus forçats du chantier, les mêmes exactement que ceux de Dong, portant toujours un pagne à la taille pour ne pas être tout à fait nus, correspondent d?autres hommes. Mais ceux-là sont habillés, qu?il s?agisse de Mark, bandit nostalgique avec qui Sanming se lie d?amitié, ou de Dong Ming, chef du bureau d?archéologie que vient voir Hen Shong pour qu?il l?aide à retrouver son mari Guo Bin. Il y aura donc toujours ceux qui n?ont rien contre ceux qui portent des vêtements. Jia Zhang Ke ancre la conscience de classe dans son plus simple apparat.

Les paysans fossoyeurs démolissent le passé d?une Chine communiste tandis que les cadres du parti exhument des tombes de la dynastie Xi Han. Vibrante ironie politique présente aussi dans l?art local de la dénomination. On passe ainsi du quartier général des démolisseurs aux plaques de grands hôtels de luxe saluant avec orgueil le dynamitage du siège de la culture.

Néoréalisme version peinture classique

S?il joue beaucoup du délitement, Still Life s?avère un film beaucoup plus structuré qu?il n?y paraît d?abord. Ainsi, les plans très ouverts des ciels, des collines et de l?eau reprennent par le panoramique la plastique et la gestuelle du rouleau que l?on déroule dans la peinture chinoise classique. Filmées entre brume et pluie, ces Trois Gorges semblent alors bien proches de Huang Shan, la montagne des peintres.

De même, les champs de ruine provoqués par les hommes évoquent le Rossellini de Roma, citta aperta. Un contraste auquel répond, dans une échelle identique à celle du paysage classique, les constructions des hommes - le pont de quatre cents millions qu?un promoteur allume en simple jouet, la retenue en béton du barrage.

Le paysage oscille ainsi entre le vertical (affaissement des immeubles) et l?horizontal (panoramiques au fil de l?eau) dans un équilibre propre aux peintres classiques que Jia Zhang Ke fait basculer au présent en passant tout par l?arrière. Quand bien même superbes, les lieux s?effacent en effet toujours devant les personnages, leurs désirs, leur destin. Le gigantisme du barrage est ainsi réduit à une simple barrière en béton, support d?arrière-plan à la très belle rencontre entre Shen Hong et Guo Bin.

L?homme de près, le paysage par l?arrière

Un barrage non contre le Pacifique mais sur trois gorges, trois désirs qui jamais ne se rencontrent. Un léger pas de danse contre une lourde retenue d?eau. Jia Zhang Ke manie bien ses contrastes et succombe en passant au mythe de l?infirmière. Avec sa silhouette en pastels, Shen Hong apporte plus qu?une touche de douceur dans un monde de brutes. Elle soigne les crânes cassés et souffle presque aux couples de danser sur les passerelles aériennes. Il n?est au fond pas si difficile de filmer l?intime - une femme et un ventilateur suffisent.

Derrière les murs pourtant, l?histoire reprend ses droits, ses écarts, ses errements. Imaginons que Shen Hong soit bien ce lapin blanc des caramels de gangsters. Dès sa disparition, le film décroche en continuité pour se perdre tout à fait, d?un concert en soupe de sueur à une table où comédiens et danseurs, le regard mort, semblent déjà vendus au nintendo pocket. Un délitement narratif, filmé en plan moyen, reprenant la vie simple des premiers films de Ke. Comme si le cinéaste délaissait son point de vue pour filmer au long court documentaire. Sans doute aurait-il ce coup-ci gagné à couper davantage.

Théâtre de classe pour cinéaste Brechtien

Et pourtant. Rencontre pour une autre, les deux couples du film ramènent le choc des classes en front. L?opportuniste Guo Bin tourne sa veste et fuit sa femme alors même que Sanming cherche à trouver la sienne. Entre Shen Hong et Missy, deux générations de femmes se donnent donc en miroir. Shen Hong mène sa vie par son désir, sa pugnacité. Missy, à l?inverse, pavlovienne au mérite, épouse en une seconde seize ans dans d?automatismes perdus. Prendre la veste pour l?étendre sur le fil, proposer à manger, tenir le thé au chaud. Un face à face sous une bâche de plastique où les seules roses qui existent sont celles peintes sur le thermos.

Jia Zhang Ke filme une Chine de pauvres. Au milieu des mines, des chantiers et des routes, même si les hommes se tabassent et que les femmes se font acheter, chacun garde cette dignité rare des personnages de Dong, mais aussi ceux de Brecht. D?où le clin d?oeil du titre à La bonne âme du Sichuan. Un cinéaste de classe bravant la censure qui représente le monde sans oublier de rire.

Qu?importe donc si les jeunes restent sous terre quand les vieux, plus habiles, se tiennent solidaires en tourmente. Des corps toujours dépouillés, pris d?alcool, de cigarette, qui semblent tenir ensemble face au temps. Sans film ni photo ni peinture, ceux-là n?ont que le dos des billets de banque pour se rappeler les lieux qui seront engloutis.

Chine éternelle, le coup dans l?aile de Disney

Mais il n?y a pas que le grain des peaux, les visages et les corps vieillis par le temps. Seuls personnages à se parler vraiment, ces vieux incarnent d?abord la vie. Ils pourraient presque être éternels, témoins d?une mémoire collective passant aussi par les corps - magnifique plan de l?un d?entre eux qui, épuisé, se couche sur le flanc, fumeur d?opium millénaire. Une scène en pointe finale à la longue file de corps montrée par Jia Zhang Ke depuis le jeune garçon chanteur, le bandit nostalgique et le héros Sanming. Comme si le cinéaste, obsédé par le temps, se devait de tracer la courbe de sa marque sur les hommes.

Qu?en est-il des femmes ? Savoureuse faute de frappe sur la souris du grand Walt, une fille porte un t-shirt micrey imprimé sur la poitrine. Est-ce un corps marchandise ? Elle cherche justement à se faire bonne pour éviter d?être putain. Hen Shong, tendre toujours, ne pourra pas la prendre. Missy, par contre, garde-malade sur son bateau, pourrait bien figurer son double plus âgé. Une métamorphose des corps selon l?axe du temps (nouvel emprunt à Dong) qui trace comme en sous-texte une ligne des femmes parallèle à celle des hommes.

Communisme vs. libéralisme : équivalence par l?effet ?

Inutile de biaiser, Still Life ne se laisse pas prendre facilement. Malgré l?engloutissement, la disparition, l?effacement cherchant à faire table rase du passé, ce film témoigne au présent d?une force inouïe de vie. A travers sa frange la plus humble, Jia Zhan Ke parle de ceux qui n?intéressent personne. Une démarche cinématographique radicalement inverse à celle des médias. Où le monstre de béton devient détail derrière la vie des êtres. Où ceux qui sont filmés, fossoyeurs de l?histoire, s?enfoncent à la démolition bien loin des bâtisseurs.

Une double trace de peinture, séparée d?une rivière. Une double Chine, traditionnelle et contemporaine, séparée d?un barrage. Jia Zhan Ke signe donc un film d?une ampleur étonnante. Un récit perforé de trous narratifs, de pierres figurant les tombes anonymes de l?histoire, quand les corps, à l?inverse, portent la beauté de statues grecques.

Opérant la conjonction d?un lieu à l?histoire collective de son peuple, le cinéaste évoque une Chine prise à son propre piège du gigantisme paradoxal. Communiste ou libéral, qu?importe au fond, puisque tous deux finissent par nier l?individu. Des milliards de Chinois dont Jia Zhang Ke, à travers ses personnages, continue d?admirer la noblesse. Paysans forçats de l?exil, oubliés du progrès, dont le cinéaste transforme par sa caméra le destin en mythe universel.

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Stéphane Mas


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