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Stéphane Duroy à la Grange aux images - L’Europe du silence
Mémoires d’Europe en plein Gers





Nichés au cœur d’un minuscule village gersois, un lieu dédié à la photographie est en train de prendre racine, patiemment, obstinément, là où rien ne le laissait imaginer. La Grange aux images, rêvée, conçue, bâtie par Jean-François Joly, photographe, présente sa première exposition : les images de Stéphane Duroy, ses déambulations au sein d’une Europe de la frange, de l’occulte, offrent quelques palimpsestes baignés d’une aura de fin de règne, aux accents tragiques. Passé le cap d’une épreuve esthétique et sensorielle imposée, en souterrain, par ces photos, il s’agit de reprendre ses esprits, projets éditoriaux, librairie, bière locale et fourneaux en toile de fond.

Si vous vous êtes baladés dans le Gers cet été, cette affiche n’a pas pu vous échapper : le monument du Mort-Homme de Verdun, squelette de pierre drapé dans son linceul et tenant le drapeau français enroulé sur sa hampe. Cette immense statue rappelle, à qui veut encore l’entendre, la mort (assez vaine, si l’on en croit le drapeau en berne) de millions d’hommes tués lors du premier conflit mondial, réduits au silence, comme ces lieux qui aujourd’hui encore abritent leur souvenir vacillant. C’est l’une des images que Stéphane Duroy a rassemblées pendant vingt ans et qu’il a publiées dans un ouvrage intitulé L’Europe du silence*. Un parcours parmi des lieux marqués par la guerre et l’oppression, d’Auschwitz à Verdun, en passant par une Europe centrale et orientale qui semble comme désaffectée, comme abandonnée par les vivants.

Rompre le silence

Certains ont déjà pu voir les images de Stéphane Duroy à la Maison européenne de la photo en 2000, d’autres connaissent le livre qu’il a publié chez Filigranes*. Mais voir ou revoir dans un lieu calme et épuré une petite sélection de ces images permet d’en mesurer la puissance. Pour la plupart en couleurs, certaines photos jouent avec le contraste du noir et blanc ; d’autres, au contraire, semblent saturées, comme le rouge sang des fauteuils de cette salle de spectacle polonaise. Les grands formats, impressionnants, ne font pas tout. La parfaite rigueur du cadrage, le point de vue affirmé, les savants dosages d’une lumière souvent blafarde, une lumière d’hiver, mélancolique, nous renvoient en pleine figure l’image d’une Europe que l’on aurait tendance à vouloir oublier très vite.

Face au Mort-Homme, à des photographies rephotographiées d’enfants morts à Auschwitz, face à ces arrière-cours polonaises figées sous la neige, il faut laisser le travail souterrain que ces images réalisent peu à peu en nous se mettre en place. La mémoire est à l’œuvre : laissons-la faire son chemin, de Verdun à Douaumont, de Schwerin à Auschwitz. Pourtant, pas de documents ici, pas de lieu précis ni de date. Des traces, seulement des traces d’un passé qui risque de passer, d’emporter avec lui des « disparus » trop bien nommés. Le vide est là qui nous guette, dans les photographies de Stéphane Duroy. Prenons-y garde.

Réaliser l’utopie

Mais la Grange aux images n’est pas qu’un lieu de contemplation. A la fois espace d’exposition, librairie photo et café, c’est aussi un lieu qui se veut d’échanges. A l’inauguration de l’exposition, le 24 juin dernier, deux cents curieux étaient venus de loin ou de tout près, intrigués par le projet un peu fou d’un photographe qui souhaitait rompre avec le microcosme parisien, trop réduit, boursouflé et lénifiant à son goût. Blaziert, petit village d’une trentaine d’âmes, fut en fête un soir, mais au-delà, c’est bien d’un « engagement culturel » dans cette campagne d’adoption qu’il s’agit pour Jean-François Joly.

Le photographe-reporter n’est pas un novice. Il a déjà participé à de belles aventures, seul ou en groupe. Il fut notamment l’un des fondateurs du bureau parisien de l’agence Editing. Pourtant, sa photographie n’a jamais été seulement photographie d’actualité. Ce sont les hommes et femmes de notre société qui semblent l’intéresser depuis ses débuts, et souvent dans leurs aspects les plus poignants, les plus délicats aussi. D’où le parti pris du lieu qu’il vient de créer : du documentaire, uniquement du documentaire, mais du très bon. L’idée étant aussi de venir compléter la démarche du centre photographique de Lectoure, davantage tourné vers la photographie plasticienne.

L’objectif, ambitieux, consiste donc à créer un véritable lieu d’échanges grâce et autour de la photographie : « Les travaux montrés ont pour objet d’enrichir notre réflexion sur le monde qui nous entoure à travers le regard et l’approche spécifiques de photographes. Nous souhaitons que la qualité et la diversité de ces témoignages nous aident à prendre du recul face à l’afflux d’images qui nous assaillent chaque jour ». Et si l’on croit cueillir Jean-François Joly au milieu de son village quatre fleurs, c’est lui qui accueille ses visiteurs, venant au devant d’eux un grand sourire aux lèvres, déjà curieux des raisons qui poussent les gens à s’arrêter chez lui, surtout ceux qui ne s’intéressent pas à la photo habituellement.

Aller au bout des choses

Pour être totalement indépendant, Jean-François Joly a également décidé de créer sa propre maison d’édition, toujours dédiée à la photographie documentaire, pour des projets associant édition traditionnelle et supports multimedia. En 2005, il a publié un ouvrage sur son travail, intitulé Résonances, à l’occasion de l’exposition Frontales présentée lors de l’Eté photographique de Lectoure cette même année. Cette somme de portraits, vingt-quatre images de personnes célèbres ou anonymes, travaux de commande ou personnels, qui, toutes, ont fait don de leur « gueule » au photographe, est bouleversante. Elle prend sa source au Centre d’hébergement et d’accueil pour les personnes sans abri de Nanterre en 1993 : « Le siège de Sarajevo, l’horreur du Rwanda, m’avaient bouleversé. Je réalisai à quel point mes ambitions premières de photoreporter étaient réduites à néant. Je décidai alors d’arrêter le reportage pour me consacrer uniquement à un travail de portrait ».

D’une totale épure dans la forme, l’ouvrage est pourvu d’une couverture noire et blanche comme son contenu, mais son titre est tout en nuances de gris, comme la réalité. A l’intérieur, les portraits, frontaux, sans concession, sont servis par une superbe bichromie qui rend justice aux impeccables clichés réalisés à la chambre. Une seule image par double page, face à une page blanche, pour ne pas divertir l’œil de son face-à-face avec ces êtres le plus souvent meurtris, au regard implacable, parfois triste ou tendre, toujours humain, profondément humain.

Le livre s’achève par un texte du photographe assez bref. Il n’était pas prévu, à l’origine du projet, que Jean-François Joly prenne la plume sur son propre travail. Un autre devait s’en charger. Mais son texte, nouvelle dithyrambe sur des images déjà encensées ailleurs, n’apportait rien (selon les propres termes de l’intéressé). Joly s’y est donc collé et nous ouvre ainsi son âme comme rarement photographe l’avait fait avant lui. Ces face à face incessants avec un Autre en souffrance n’étaient pas, ne sont pas, anodins. Recevant chaque regard comme un don, le photographe est devenu porteur, passeur, responsable. Jean-François Joly a alors eu du mal à sortir de ces « résonances », qui l’ont fait vaciller sur ses bases. Il a finalement puisé la force de poursuivre dans de nouvelles vies. Aujourd’hui, il se lance dans une aventure inédite, sans oublier, sans doute, ses compagnons de douleur.


Nathalie Petitjean
*Stéphane Duroy, L’Europe du silence, Editions Filigranes, 2000, 23 photographies couleurs et noir et blanc, 48 pages. Stéphane Duroy, L’Europe du silence, exposition à la Grange aux Images jusqu’au 1er octobre 2006. La Grange aux Images - 32 100 Blaziert - Ouvert tous les jours de 11h à 19h. www.grangeauximages.com Jean-François Joly, Résonances, La Grange aux images, 2005 + DVD (comprenant un portrait du photographe réalisé par Arte et un diaporama de cent portraits supplémentaires).