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Eté photographique de Lectoure 2006 - Jacob Holdt - American Pictures
Voyage initiatique au coeur des ténèbres





A redécouvrir : un fils de pasteur danois parti découvrir le monde dans les années 1970, un appareil photo en guise de cadeau et un regard illuminant d?une cinglante évidence tout ce que l?Amérique compte de parias et de racistes fiers à bras. Jacob Holdt, la vingtaine à peine entamée, nous livre une série d?instantanés, synthèse saisissante d?un autodidacte vierge de toute référence revisitant à lui seul un pan entier de la photographie documentaire américaine.

Il y a quelque chose de Diane Arbus, de Larry Clark, de Bruce Davidson ou de Nan Goldin dans les photographies de Jacob Holdt. Pourtant, ses images sont uniques, car c?est le parcours initiatique à travers les Etats-Unis des années 1970 qui a primé sur le besoin de faire des images chez ce jeune hippie à la barbe tressée auquel son père a envoyé un appareil photo automatique (un Olympus) pour qu?il lui apporte la preuve de ce qu?il avançait dans ses lettres.

A 24 ans, ce fils et petit-fils de pasteur voulait découvrir l?Autre dans sa dimension la plus douloureuse avant de rentrer au bercail et se battre pour changer le monde. En résultent plus de 15 000 photographies en couleurs dont une centaine a été exposée pour la première fois en France cette année, à la Filature de Mulhouse. Cette sélection sera visible jusqu?à fin 2006 au Centre atlantique de la photographie de Brest, puis à Gap, Vandœuvre-les-Nancy ou Rouen, après un détour par Lectoure pour une incursion coup de poing dans un Eté photographique plus orienté vers la photographie plasticienne.

Un On the Road vraiment trash

Quand, à la Noël 1970, Jacob Holdt entre aux Etats-Unis par le Canada, il ne pense qu?à traverser ce territoire qu?on lui a peint sous les couleurs les plus sombres, pour gagner l?Amérique du Sud. Il va pourtant y passer cinq années, parcourant 180 000 miles à pied ou en auto-stop, survivant plutôt que vivant de petits boulots (surtout du don de son sang en fait), dans la fréquentation des Noirs comme des Blancs, des bas-fonds comme de la société de Cambridge, de Nell le Gangster aux Kennedy, des grands-mères ultra-racistes du Sud profond aux travelos noirs de Detroit.

Photographier, il n?y pense pas tout de suite. C?est à la demande de son père qu?il va se servir de ses photographies comme pièces à conviction face à l?incrédulité de sa famille devant le tableau apocalyptique de l?Amérique sous Nixon qu?il dresse dans ses lettres. Textes et photographies constituent donc une sorte de journal de route, un On the Road beaucoup plus trash que l?original. Car c?est la peur qui semble régnait tout au long de ce périple, entre toutes les communautés, au sein de chaque communauté. Dans une lettre intitulée « Pâque à Detroit », Holdt écrit : « Plus de vies sont perdues ici en un an, dans cette guerre civile, qu?en six ans en Irlande du Nord ». Selon lui, c?est grâce au prisme de la relation maître-esclave que l?on peut expliquer le naufrage d?une certaine société américaine, y compris l?échec de son mariage avec Annie, une belle Black qui finira par le traiter de « nègre aux yeux bleus ».

Filiations inconscientes

Malgré l?unicité de cette démarche qui veut la photographie pour preuve d?une Amérique à laquelle l?Europe refuse de croire, Jacob Holdt s?inscrit dans une longue tradition de descente aux enfers américaine. On retrouve son approche un peu brutale du medium photographique chez Weegee ou Lisette Model. Mais c?est surtout le rapprochement avec un autre photographe d?origine danoise, actif à New York à la fin du XIXe siècle, qui est frappant. Egalement fils de pasteur, Jacob Riis, émigré danois fraîchement débarqué à New York, devient journaliste, chargé de la rubrique judiciaire à l?Evening Sun. Il se forme à la technique photographique, encore très lourde à l?époque, pour témoigner sur les conditions de vie déplorables des nouveaux émigrants, jugeant les mots insuffisants à sa dénonciation. La photographie en tant que pièce à conviction, une nouvelle fois. Pour cela, il est l?un des premiers à utiliser aux Etats-Unis le Blitzlightpulver, flash à poudre de magnésium, qui permet des prises de vue spontanées, débarrassées de toute composition « posée », d?une force d?expression très directe que Riis exploitait au cours de ses conférences illustrées avec le pathos lié au genre.

Car comme Holdt, l?objectif de Jacob Riis est de collecter des vues à projeter à l?aide d?une « lanterne magique » au cours de conférences qu?il donne « pour montrer comme aucune description ne pourrait le faire, la misère et le vice constatés pendant ces dix années d?expérience [...] et suggérer la bonne direction à prendre » (« Flashes From The Slums », The New York Sun, 12 février 1888). Et comme Holdt, Riis choisit de publier son travail dans un livre témoignage, How The Other Half Lives, en 1890, première publication importante en matière de photographie sociale documentaire. Holdt, pourtant, ne découvrira le travail de son compatriote que bien après son retour au Danemark.

On pense aussi à Weegee (fils de rabbin autrichien immigré aux Etats-Unis à 10 ans) devant cette image d?un homme mort, qui vient juste d?être abattu dans la rue par la personne avec laquelle Holdt venait de disputer une partie de billard. Mais l?histoire n?est bien sûr pas la même : si Weegee, photoreporter équipé d?un Speed Graphic à ampoules de flash, restait constamment branché sur la fréquence radio des flics new yorkais pour être le premier sur le lieu des crimes, Holdt était simplement là, ce soir-là, parce que vivant dans les ghettos noirs parmi les Noirs. Pourtant, pas de fossé entre eux : Weegee est tout autant attiré par l?envers du décor, les bas-fonds, la rue. Il photographie aussi les Noirs, les Blancs, des hommes, des femmes, des travestis...

How The Other Half Lives

Comme Jacob Riis, comme Weegee, Jacob Holdt use de tous les moyens pour parvenir à ses fins, pour éclairer les problèmes et les dénoncer. Chez les trois, le flash est un élément essentiel. Logique quand on s?intéresse à la misère noire. Holdt, lui, a souvent des problèmes avec son flash et ne se sépare jamais d?une lampe de chantier qui lui permet d?illuminer les scènes de nuit qu?il fige comme autant de pierres à l?édifice implacable peu à peu bâti. D?où une lumière plus jaune que blanche, plus diffuse, moins concentrée que celle d?un flash, dans les nombreuses scènes nocturnes qui caractérisent son travail.

Autre caractéristique : la distance au sujet, abordé généralement de manière frontale. Le plus souvent, Holdt est proche de son sujet, mais pas trop proche. On a ce sentiment qu?il a trouvé la bonne distance, comme un reporter chevronné, mais par simple intuition. Là encore, le hasard, la bricole, interviennent : Holdt explique en effet comment sa bague de réglage s?est grippée un jour en tombant dans le sable : « Je ne pouvais prendre qu?entre 4,50 et 6 m. Il m?a fallu deux ans avant de pouvoir la réparer ». (Le Monde 2, 1er avril 2006). Souvent aussi, il rentre dans l?intimité de ceux qu?il photographie, à la manière de Nan Goldin. L?objectif est oublié, pourtant le cadrage reste toujours impeccable, comme dans cette image intitulée Love in Philadelphia : le fils de pasteur cadre le crucifix au-dessus de ce couple illégitime en train de s?embrasser dans une salle de bain glauque.

Un militant avant tout

Mais il semble incongru de parler cadrage, lumière, tonalités au sujet des photos de Holdt, qui ne se vit que comme militant de la cause antiraciste. De retour au Danemark, il publie son livre, à compte d?auteur, American pictures*, d?abord dans son pays, puis en Allemagne et aux Etats-Unis. A nouveau, Jacon Holdt s?inscrit dans une longue tradition américaine du livre témoignage, inaugurée par Jacob Riis et représentée par Walker Evans, William Klein ou Robert Franck. Quasi inconnu du monde de la photographie, Jacob Holdt devient une figure du monde militant danois. Ses images ont ainsi inspiré les films que Lars von Trier consacre à la société américaine (Dogville, Manderlay). Ce sont les photographies de Holdt que l?on peut voir au générique de ces films.

A 59 ans, Jacob Holdt vit toujours de ses conférences (à 800 euros la prestation, il ne vit que de cela). « Les plus célèbres conférences sur le racisme, l?oppression, la pauvreté et l?injustice sociale avec plus de 6 500 présentations en Europe et aux Etats-Unis », comme le clame la page d?accueil de son site internet www.americanpictures.com, sur lequel la plupart de ses photographies sont visibles. Car c?est toujours à partir de ses images (une projection de 4 heures) qu?il réalise ses conférences. Holdt voit donc d?un œil étonné, à la limite de la désapprobation paraît-il, ses photographies accrochées sur des cimaises. Mais autant ses images sont pleines de faux semblants, de sentiments troubles, de zones d?ombre, autant son site semble être celui d?un illuminé manichéen perdu dans son monde. Peut-être alors, faut-il se fondre dans la seule contemplation d?images qui en disent suffisamment long sur la société américaine des années 1970. Hormis deux reportages, en Bolivie et au Népal, réalisés pour l?association humanitaire Care, Holdt a aujourd?hui quasiment arrêté la photographie. Dommage, il reste du boulot dans sa branche...


Nathalie Petitjean