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Cosmas ou la Montagne du Nord - Arno Schmidt
La machine littéraire d’Arno Schmidt





Arno Schmidt est un écrivain dont la réputation précède la découverte. Je ne veux pas dire par là qu’il est devenu impossible de tomber sur un de ses livres et de se livrer à l’étonnement de le lire - la publication récente de deux de ses ouvrages prouve le contraire -, mais qu’une aura l’entoure et conditionne son approche. C’est la rançon du succès, même si dans son cas, pour la France du moins, l’estime qu’on lui porte ne s’accorde pas nécessairement à la notoriété.

Premier malentendu : La réputation

On le connaît, on ne le lit pas, voire on ne le connaît pas. L’associer à Joyce, à tort ou à raison, n’est peut-être d’ailleurs pas pour rien dans ce traitement respectueux mais distant dont il fait l’objet. Il a ses fans, c’est entendu. Il a eu beaucoup d’ennemis - il le cherchait bien -, sans doute aujourd’hui, plus de 25 ans après sa disparition, son œuvre rencontre-t-elle davantage de boudeurs que d’opposants. Ceci dit il y a un petit malentendu que je voudrais dissiper. Arno Schmidt n’est pas illisible, son œuvre n’est pas qu’élitiste. En d’autres termes, sa manière exige un petit temps d’acclimatation, après quoi on voit mieux.

Quant à son érudition, elle est réelle, il n’en fait pas mystère mais pas étalage non plus. Elle sert son art, c’est une matière. Dans Cosmas ou la Montagne du Nord figure un glossaire (il faut dire que cet ouvrage appartient à ses récits « historiques » dont le cadre est le haut Moyen Age, ici le VI° siècle). On n’est pas obligé de s’y reporter mais on y trouve quelques perles. Par exemple « strophium », j’imagine que ça vous dit rien. Vous voyez les fresques de Pompéi, le lupanar... Ce soutien-gorge que les femmes portent à l’époque, cette bande de tissu qui dissimule et écrase un peu leurs seins, et bien c’est un « strophium ». Placez-le dans une conservation, l’effet est garanti.

Oui, c’est qu’en plus d’en savoir plus long que le bras, Arno Schmidt est un subtil prosateur, ricaneur, provocateur, il utilise une sorte de monologue intérieur ou de sous-conversation, il commente la situation, sarcastiquement le plus souvent, ou plutôt caustiquement, ça attaque, ça corrode, la langue, l’esprit, tout y passe. Quand on accepte la règle et la vitesse qu’Arno Schmidt impose, on jubile, la machine à tordre le réel commence à produire ses effets, on s’émerveille de tant de malice.

Deuxième malentendu : L’interprétation

L’interprétation a son démon. Il n’est pas mort. Arno Schmidt, qui fut un esprit malin, s’est même évertué à le réveiller. Déjà transposer historiquement une histoire, la placer dans un contexte décalé inspire le soupçon. Cherche-t-il à nous dire quelque chose, et quelque chose de suffisamment gros pour qu’il éprouve la nécessité de le dissimuler, chiffrer, crypter ? Je sais que les critiques adorent extraire un « message » d’un texte littéraire, c’est comme la cerise au-dessus du gâteau, ces idiots de lecteurs peuvent le dévorer entièrement, ils ne sentent pas le goût du fruit. Heureusement que des esprits avisés les informent, ils passent ainsi à côté d’une honte irrémissible.

A mes yeux rien n’est plus assassin que la transcription en langage « clair » d’une réalité littéraire. Dans Cosmas il est question de religion, de croyance. Les chrétiens persécutent les païens. Est-ce à dire que dans les années 1950 (le texte écrit en 53/54 sera publié en 59 en Allemagne), une certaine actualité inspire notre auteur ? C’est possible, mais s’il avait voulu tirer à boulets rouges sur tel ou tel, pourquoi n’a-t-il pas rédigé un pamphlet ? (Ce n’était pas le genre à ronger son frein.)

Dissipons un deuxième malentendu. Pas plus qu’Arno Schmidt n’est illisible, la compréhension de son œuvre n’est réservée aux spécialistes. Arno Schmidt est grivois, espiègle, taquin. Il me fait l’effet d’un enfant qui n’a pas de plaisir plus grand que d’aller voir sous la table ce qui s’y trame. Disons que les romans d’Arno Schmidt offrent plusieurs niveaux de lecture : une intrigue, un jeu avec la langue, pourquoi pas une réalité autobiographique ou historique maquillée (les renvois à son époque). Le tirer vers le haut ne serait cependant pas lui rendre entièrement justice. L’incroyable avec cet auteur c’est précisément de voir se côtoyer le plus recherché avec le plus trivial, c’est dans cette distance, cette dégringolade surtout que réside le plaisir. La langue est une institution, ne l’oublions pas, en tant que telle il est du devoir de l’écrivain de la malmener. Arno Schmidt le fait avec génie et légèreté, deux termes peu compatibles. Peut-être y a-t-il du libertin érudit chez lui, de l’humaniste pervers ou dévoyé.

Troisième malentendu : Le style

Tout grand écrivain a du style. On peut faire dans le rococo ou l’ascétique, dans le clair, le limpide ou l’impénétrable. Arno Schmidt ne fait pas dans la transparence. S’il était cinéaste sans doute changerait-il souvent de focale. Sans parler de sa manière dite des « instantanés » et qui consiste à placer quelques termes en italiques au début de chaque séquence ou fragment qui composent la plupart de ses ouvrages, pour annoncer la couleur, sans qu’évidemment la relation entre chacune desdites couleurs soit éclairée. On peut changer de personnage, de contexte... On peut s’y perdre c’est vrai, mais on s’y retrouve (logique, comment sinon !). De toute façon un lecteur qui n’a pas envie de quitter les rails ne lira pas Arno Schmidt, n’est-ce pas ?

Dans le Robert on trouve une citation d’un critique littéraire - Thibaudet - qui dit en substance que c’est par l’usage de son verbe qu’un écrivain prouve qu’il a (ou pas) du style. Appliquons le critère. Voilà comment débute l’ouvrage : « Torsion et lever les yeux : » Suit la description en trois lignes d’un ciel menaçant. « Donc continuer à dormir ». Fin de l’instantané. Deux infinitifs donc : l’épreuve est concluante. Usage du verbe peu courant, original tout en étant impersonnel (Petit tour de force, ce n’est pas le dernier. Et ne parlons pas de la ponctuation, un vrai langage expressif à elle toute seule, ni des néologismes qui fourmillent chez lui comme autant de trouvailles incontestables.)

Vous me direz qu’on ne lit pas un écrivain pour son style. C’est qu’on l’oppose ainsi qu’une forme à son contenu, à l’histoire, dont je n’ai d’ailleurs encore rien dit. Le fait est qu’un résumé ou un synopsis ne dit généralement pas grand-chose. Dans Cosmas court, parallèlement à une intrigue amoureuse, une querelle savante opposant païens et chrétiens sur une question cosmologique. A quoi ressemble notre monde ? Il y a d’ailleurs un dessin à la fin du livre, de la main de l’auteur, qui résume les vues de Cosmas, l’initié (un coffre avec une Montagne pour faire vite, d’où le titre), et qui vaut son pesant. C’est l’image d’une aberration, point de rencontre entre la science et le délire, l’austérité et le rire. Comme ce dessin en témoigne, ce n’est pas la chose qui compte, c’est la manière dont elle apparaît. Pour le dire mieux, la chose n’est pas séparable de son apparaître. Pour un individu son corps, sa voix, son regard ; pour un livre sa phrase, son phrasé.

Troisième malentendu à dissiper : le style ne dépend pas d’un contenu (idéologie du message préalable, du secret gardé qui exigerait une forme spécifique pour être divulgué, une forme rare, unique ; petite ou vaste stratégie de pouvoir). Bien sûr les sujets varient avec les livres, plus que la forme, qui est une matière, un rythme, comme la vitesse du sang, l’attaque des sons, l’intensité des couleurs. A ce propos, et comme pour me forcer à me renier, Arno Schmidt s’est lancé dans une curieuse enquête. Dans la foulée de Freud il a cherché sous les mots d’autres mots, comme un langage secret, tenu sans l’être, un sous-propos qu’un arrangement particulier des sons émis par le discours lisible rendrait perceptible. Comme si l’écrivain n’accouchait que de lapsus, échouant toujours à dire ce qu’il a à dire.

Où l’on voit revenir au grand galop l’idéologie du secret. Il faut préciser ici que notre auteur qui s’est expliqué ne cherchait pas à se vêtir d’une nouvelle autorité en évoquant de tels phénomènes quasi ésotériques. Selon lui ces mots secrets, qu’il nomme « étyms », ont de l’humour. Ils signaleraient plutôt qu’un mot est toujours prêt à bifurquer vers un autre et que sous un propos unique court une infinité de voix qui peut-être souffrent d’être abandonnées. Elles rivaliseraient donc avec la puissante qui les écrase en la faisant bafouiller ou dire plus qu’elle ne voudrait.

Il y a peut-être là l’ébauche d’une méthode proche de celle de l’homophonie pratiquée par ce grammairien délirant que fut Brisset et auquel Michel Foucault consacra un petit texte si brillant, l’ébauche d’une méthode d’interprétation qui révolutionnerait la lecture, à moins qu’il ne s’agisse d’une méthode d’écriture, d’une précieuse indication sur les oreilles dont Schmidt se chaussait pour écrire ? Mais je m’égare et je n’ai toujours pas parlé d’Agraulé, la jeune fille aussi charmante que garce de notre ouvrage.

Tant pis, je l’abandonne à son mystère et à sa virginité : « Ça te dégoûterait vraiment tellement de me toucher un peu ??!! »


Pascal Gibourg
Arno Schmidt - Cosmas ou la Montagne du Nord, Tristram, 2006, 126 p.