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Malas Temporadas (Mauvaises Passes) - Manuel Martin Cuenca
Perder el norte y explorar





Vertige sec et lentement centrifuge que ce petit film admirable. Trois personnages en exil se croisent, se contiennent et s’arriment en ville. Enfermés, désorientés, tous sont en quête d’issue, au seuil d’une autre vie. Malas Temporadas juxtapose un temps d’entre-deux, entre arrêt et mouvement, pour explorer ses personnages par le biais du mystère. Un film d’aujourd’hui, en cela politique, choral et intimiste, où des réfugiés luttent et des fauteuils cavalent après l’amour. Une vérité de face, opaque, le pied sur l’échiquier.

Ana travaille dans l’humanitaire et cherche tous les jours à faire entrer des réfugiés en Espagne. Elle passera tout le film à faire sortir son fils réfugié dans sa chambre. Gonzalo reste seul dans un royaume étanche, sans école, sans amis, sans contraintes. Immobile sur sa chaise, il fixe un simulateur de vol à l’écran sur lequel défile lentement montagnes et ciel d’antarctique. Un mur aveugle et sourd, imperméable à la raison.

Dans un espace métallique perdu au milieu de nulle part, un homme prend un bus après avoir jeté son cigare à terre. Il fixe la porte de sortie d’un stade de foot. Les supporters défilent mais lui se tient distant, il regarde. Il entre chez lui comme après un longue absence. Un poster d’échiquier avec le nom Karpov. Un bout d’escalier pour une boîte de cigares. Dès l’ouverture, Manuel Martin Cuenca à cette manière bien à lui de poser son cadre au réel, jouant l’attente sur des personnages incertains, incomplets, toujours prêts à tomber.

Cinéma du fragment, d’un espace incertain.

Des bribes d’images, d’information, de paroles, entrecoupées de quelques notes de piano. Un schéma fait d’ellipse et de montage cut que l’on retrouve tout au long du film. En quelques plans, l’univers est posé. Des murs, de l’espace, des visages comme autant d’éléments à combiner, encastrer, désunir. Un cinéma fait de bribes et de fragments mis bout à bouts pour croiser des histoires.

L’exil des personnages est intérieur ou extérieur, le plus souvent doublé gagnant. Une bipolarité que l’on retrouve dans le motif du damier, présent à un double niveau. Sur le scénario d’abord, qui croise ses personnages comme les pièces d’un jeu d’échec. Sur les personnages ensuite, dont la double couleur en terme de moralité - le blanc et le noir - se redistribue au désordre puisque tous sont en réalité troubles, complexes. Tous sur une frange de la légalité, sur un bord de bascule, un espace de l’entre-deux.

Enfermement, mouvement, suspension.

Carlos est un pilote cubain exilé en Espagne. Sans papiers, il ne peut que regarder les avions passer au dessus de lui. Les pieds vissés à Madrid, il gère un business de contrebande en provenance de Cuba. Des cigares ou des tableaux, qu’il fait transiter pour son ami Fabré, dont la femme Laura est aussi son amante. Ancienne chanteuse à succès, Laura roule désormais en fauteuil suite à un accident.

Chacun tient sa bordure, immobile, dans un temps suspendu. Ana sur la ligne frontière par l’entrée et la sortie des immigrants qu’elle aide, Carlos entre l’Espagne, Cuba, et Miami, ou il veut émigrer. Laura enfin, lorsqu’elle nage dans sa piscine, le fauteuil juste au bord.

L’écran, le fauteuil, l’échiquier.

Manuel Martin Cuenca est cinéaste. S’il filme les visages de près, c’est pour coller son spectateur à ces corps empêtrés. Qu’il filme la nuit, les intérieurs, les chambres et les couloirs presque opaques, c’est toujours une mise en scène sèche, efficace et sans pose, où les corps se tiennent proches, serrés. Autour d’eux, trois objets récurrents - l’échiquier, le fauteuil et l’écran - comme déclencheurs d’affects, signes manifestes d’une mauvaise passe en cours.

L’écran peut être physique ; celui de l’ordinateur que Gonzalo ne quitte plus, celui du tableau de bord des cabines de pilotage que Carlos regrette. Il peut être aussi mental, lorsque une image, un espace, une personne vous garde prisonnier, à l’instar de Mikel, expert en échec et voisin de Carlos, qui le premier placera Gonzalo devant un roi, une reine et un fou.

En voiture, Sisyphe.

Comment faire, quel choix, quelle posture adopter face aux autres, face à soi-même ? Questionnement par le doute dont l’échiquier constitue presque l’image archétypique. On le retrouve en poster chez Mikel, comme motif de salle de bain chez Carlos, déclencheur de parole et de vie pour Gonzalo.

Echiquier immobile mais porteur de mouvement, à l’exact opposé du fauteuil, ferraille mobile de l’empêchement physique, chacun servant de double à l’autre comme deux aimants contraires.

Seule dans son cabriolet, Laura monte pièce par pièce ce qu’il y a peu on appelait encore une petite voiture. Cuenca filme ce montage du fauteuil comme d’autres ont mille fois filmé une arme que l’on démonte. Une séquence simple, exemplaire, amorce à la future scène de rupture, n’insistant sur rien d’autre que cela précisément, la cassure, et cette force de l’humain à poursuivre et lutter, défaire puis s’efforcer à tout remettre debout.

Mise en scène plus scénario égale jouissance.

Gonzalo concentre de manière exacerbée la souffrance et les désirs déclinés par ailleurs de manière distendue, irrégulière chez les autres personnages. S’il ne parle pas, charge donc au cinéma, par la mise en scène, d’exprimer son piège - celui de la solitude, de l’enfermement, et ce désir d’ailleurs, d’une réalité autre qui n’advient pas. Mise en scène au couteau, quasiment invisible, entre ici un cactus, là une fenêtre bordée de bambous, un cavalier d’échec sculpté que l’on tient dans sa main.

Les petites touches d’un peintre alliées à un scénario brillant. Malas Temporadas, petite merveille de cinéma choral, creuse la veine dépressive : les personnages se croisent, s’abîment, s’aiment et se heurtent en permanence, dans une parfaite découpe du montage malheureusement trop soulignée au piano - une seule musique pour un voyage de plusieurs voix, plusieurs corps, mais où chacun garde ses raisons, ses murs intérieurs.

On ne saura donc rien. Pourquoi Mikel était-il en prison, pourquoi Laura n’a-t-elle plus ses jambes, pourquoi Carlos s’est-il exilé de Cuba ? Les questions restent vides, au spectateur de recouvrir les blancs.

Amour perte et fracas.

S’il est question d’exil, l’amour n’est pas en reste. Ou plutôt deux fois qu’une, l’amour à la peau dure. Bien que sorti de prison, Mikel est toujours enfermé. Moitié dehors, moitié dedans, menant sa vie sur un terrain virtuel, il s’avère être le double adulte de Gonzalo. A l’écran d’ordinateur du jeune garçon, Mikel substitue celui de la mémoire. Il cherche donc par bribes, par fragments, à retrouver l’homme qu’il aime et qui a depuis refait sa vie. Un regard mille fois plus dur et vrai sur l’homosexualité que celui d’Ang Lee.

Une manière surtout qu’à Manuel Martin Cuenca de filmer le mystère, la rue, les trottoirs en pleine nuit rappelant un certain Eric Khoo. Même rétention d’information sur les motifs des personnages. Même abandon, même simplicité dans les plans, même grâce à saisir un détail (la pièce d’échec) pour en faire un point d’orgue.

Car il suffit d’un rien, quelques bouts de plastique pour faire céder une porte. Mikel visite un appartement comme d’autres le feraient d’un musée, pour se faire une histoire, retrouver une figure, un parfum, une intimité. Une scène de douche pour convoquer Hitchcock, une autre admirable où le voleur surpris se retire en fantôme, et l’on se dit que Malas Temporadas est décidément oui, un film magnifique.

Disculpa mi ? Hijo de puta !

Question de rythme aussi. Après deux tiers du film passés à des notes suspendues de piano, tout s’accélère hauteur plancher. L’amour montre ses lames et les corps prennent mesure. Depuis quand n’avait-on vu pareille scène de rupture au cinéma ? Le fauteuil roulant comme trône percé d’un amour indigent au milieu des voitures, monté cut sur un plan d’ensemble assassin.

Encore du cinéma. Une rage faite d’amour et d’orgueil que Manuel Martin Cuenca filme à tous angles, de front bien sûr, mais aussi par derrière, à l’épaule, en travelling, le tout jusqu’à l’impact.

Vidas en crisis.

Cette violence qui d’un coup se déchaîne prend le jeu du réel. Evoquant Cuba, le personnage de Fabré parle à juste titre de double-morale comme on parle double-peine. Cette question de la culpabilité, de la conscience, est récurrente tout au long du film.

Un aspect plus politique déjà présent dans le documentaire El Juego de Cuba où Manuel Martin Cuenca évoquait les rapports troubles entre Cuba et les Etats-Unis par le biais du baseball. Ici encore, le cinéaste s’applique à tordre le cliché par la corde : l’hommage à l’humanitaire sera sincère mais sans complaisance. Ana donne et reçoit, mais sa balance est maigre - un piano de perles contre des veines tranchées.

Quand bien même violentée par le jeune Ibram, trahie par la mère Russe, Ana revient en charge. Ainsi de Gonzalo, qui finira par jouer dans la cour des plus grands. Chacun son tour passé en mauvaise passe, le manège reprend sa course. Un film tendu, humain, qui se révèle à mesure et distille sa patine de la vie telle qu’elle mord, entre le social et l’intime. Une excellente nouvelle, promettant là de belles passes à venir.


Stéphane Mas