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Du plein ou du vide (Full or Empty) - Abolfazl Jalili
Politique du burlesque ensablé





Même en Iran, on n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans. Navid veux devenir instituteur. Mieux, il rêve d’enseigner la littérature persane. C’est sans compter l’acharnement de l’administration à rendre son rêve impossible. Qu’importe. Navid a pour lui la jeunesse, l’insolence et la poésie. En guise d’élèves, il surveille vaches et chèvres. En guise de savoir, il distribue de la viande. Et pour se faire une raison, ou la perdre tout à fait, le voilà amoureux.

Pojeté en présence du réalisateur pour ouvrir l’excellent Blackmovie, festival de films des autres mondes se tenant à Genève du 10 au 19 février, Full or Empty aura fait bel effet.

Un visage caché derrière des vêtements noirs, contre une porte en fer. A la question comment séduire une fille en Iran, Jalili opte pour le prosaïque : il suffit de se marier, donc de constituer une dot, donc de gagner de l’argent, donc d’avoir un travail, donc de s’inventer un travail (il n’y en a pas, cela on sait) donc de choisir : ce sera poète ou bête.

Abolfazl Jalili aime la causalité. Comment nourrir les chèvres d’un bidonville ? On y trouve le sable, la poussière, les déchets certes, mais pas d’herbe. Il suffisait de penser au carton, partir les chercher à vélo, à pied, en bateau, en provenance d’Europe, du Japon, de Corée.

Comme dit si bien Verlaine, tout est bon dans le carton. Une entrée en matière, si l’on peut dire, qu’on retrouvera plus loin : chez Jalili, l’humour et l’ironie frôlent toujours la satire, politique s’entend. Les familles ne sont donc pas seules à vivre grâce aux émigrés - les chèvres suivent aussi.

Chaplin échappé des sables.

Pas plus qu’il n’est enclin à les lever au ciel, Navid n’est homme à baisser les bras. Refusant l’abattement comme la prière, il prend en amour comme en affaire le parti de la persévérance. Cherchant par tous moyens d’approcher celle qu’il aime, il choisit bien sûr la pire et s’adresse à son frère.

Chaque visite au salon de coiffure que tient celui-ci se solde par une rixe. Roué de coups, Navid persévère et déguste. Chacune de ses tentatives se solde par un échec, une bataille, un narguilé. Jalili chapitre ainsi son film d’une cohérence par le rire. Des traces de burlesque dans le sable. Il suffirait de mettre en noir et blanc, d’accélérer la cadence des corps et de couper le son pour voir un jeune clone de Chaplin, de Tati ou Keaton, allez savoir.

Le cinéaste ne met plus la table iranienne avec son lot d’enfants fragiles. Navid porte en effet l’insolence que lui confèrent ses dix-sept ans. Il répond, il se lève, se défend d’être une victime. Devenu vigile dans un club de billard, il arbore son nunchaku crânement serré entre ses poings. A la moindre bagarre, il sera bien sûr non seulement rossé, mais expédié via la police faire un stage de forçat sur la terre sèche d’Iran.

Super-héros réaliste, Navid persiste et monte un trafic aussi malhonnête qu’inoffensif. Qu’elle se vende en bouteille, sucrée, salée, l’eau n’offre qu’un maigre salaire pour une morale amère : il est donc impossible de faire de l’âne un homme, quand tellement d’hommes pourtant s’avèrent être des ânes.

Pour un autre réalisme poétique : populaire et burlesque.

Juste avant qu’il n’épuise ses effets, Jalili change de pied. Un climax où l’humour et la caméra se rejoignent dans un mariage raté. Exemple lorsqu’un employé zélé découvre les avions de papier que fabrique Navid et le suspecte de liens avec Al Qaida. Rien de grave en soi. Mais donner à la caméra des airs de grosse bertha pour viser d’innocents enfants n’est sans doute pas le plus beau moment de cinéma dont est capable Jalili.

N’est donc pas Makhmalbaf qui veut. Le réalisme poétique de Jalili est donc bien plus humain que visuel. Sa force ? L’élan du coeur, ses personnages pleins d’émotions qui jamais n’apparaissent vides comme des figures abstraites, et tous ses jeux autour de l’ellipse et des miroirs renvoyant mille reflets au scénario.

Coiffure, capitalisme et philosophie.

L’histoire dit qu’en Iran, chaque femme possède une valise, un endroit où déposer rêves, voyages et amours. Un imaginaire sous forme de journal intime pour la jeune Mahrokh, de productions Bollywood pour la logeuse Sakineh. Abolfazl Jalili aura vite fait son choix. De Bollywood à un plan de décharge, la messe est dite en une coupe sèche. Symptome étrange pour un cinéaste d’ailleurs : presque toujours chez lui, la lettre l’emporte sur l’image.

Dernier essai pour gagner sa promise, Navid offre un miroir à son frère et se retrouve en miette, des éclats plein le sable. Navid a retenu la leçon. Il ouvre donc un salon et joue la concurrence. Jalili poursuit sa charge et s’offre le capitalisme sur un bout de pellicule. Jadis raillé de tous, l’échoppe du nouveau coiffeur ne désemplit plus. Quelques tiges de bois, un fauteuil, un miroir. A priori rien de surprenant. Ce n’est que l’inscription, la force du concept, qui le distingue de tous : salon international, comprendre ouvert aux quatre vents.

Bien dégagé sur les oreilles et fort de son infrastructure transparente, Navid poursuit son œuvre. C’est à la taille du miroir qu’on mesure le prestige. Sortir de soi pour être vu, admiré, reconnu. Qui eût cru qu’une paire de ciseaux et un miroir pouvaient tenir en joue tant de désirs ? Jaloux, le vilain frère propose à Navid de s’associer, lequel en cédant se retrouve, une fois n’est pas coutume, plaqué sur le sable dans une plus grande bagarre.

Comme par miracle, chaque retour à la case police inaugure du comique. Cette fois-ci, un officier face à une tête en sarcophage demande très sérieusement : « Cet homme est-il noir ou blanc ? ». L’inculpé incapable de répondre désigne sans doute bien plus qu’il n’y parait en surface. La société iranienne par exemple, figée face au manichéisme intrinsèque du pouvoir religieux.

« Parlez dans l’hygiaphone ». Fable politique au réel.

Abolfazl Jalili travaille sans doute plus son montage que la tenue des perches. On passe ainsi du commissariat de police au salon de sa belle où Namid reçoit l’impensable en guise de réponse de mariage. De même qu’on passe du visage caché derrière des bandelettes à une multitude de visages d’hommes dans la rue. Des visages qui envahissent le cadre, débordent la fiction par le réel, comme les supports d’une voix surtout que l’on peine à entendre.

C’est que Namid a pris ses armes, l’hygiaphone bien en main. Il explore la rue, harangue les passants, luttant contre « l’inculture, l’illettrisme, l’inégalité ». Cet incroyable passage qui propulse le film vers le documentaire ne dure que quelques minutes. Des minutes précieuses. Une rage mêlée de grâce vite reprise au cordeau, qui donne pourtant mesure au désir de parler et de rendre bien audible la dissidence.

Abolfazl Jalili signe donc là une très belle fable politique. Juges, fonctionnaires, contrôleurs des mœurs, aussi sympathiques qu’ils apparaissent sous l’œil du metteur en scène, utilisent tous de fait le petit pouvoir dont ils disposent pour infléchir la loi. Au final de la chaîne administrative, on convoque le hasard pour juger une compétence - ultime ironie pour une société cadenassée par le droit, puisque c’est un voyou qui rendra la justice.

Derrière ses habits légers de fable, Full or Empty trace donc le portrait d’un cinéaste à travers son personnage. Celui d’un adolescent amoureux toujours prêt à la fronde. Abolfazl Jalili continue de creuser son sillon d’un cinéma iranien différent de Kiarostami ou de Mohsen Makhmalbaf. Un cinéma populaire au meilleur sens du terme, qui parce qu’il parle d’espoir et d’amour, parce qu’il mêle farce, grands sentiments et satire politique, rappelle souvent l’ombre étrange de Chaplin. Comme un palmier au beau milieu d’une cour. Il faut toujours arroser les palmiers, surtout lorsqu’ils sont en plastique.


Stéphane Mas