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Vincent Seychal - A l?ouest d?Eden : critique + entretien ping-pong
No way !





Ballade dans une Amérique du Nord vide et ensoleillée pour cette nouvelle parution de la collection Saison chez Filigranes. Vincent Seychal ouvre son objectif aux grands espaces urbains de l?Ouest, comme pour souligner l?impossibilité d?un vivre-ensemble bétonné.

C?est l?histoire d?un Français parti vers l?Ouest pour trouver l?Eden, l?histoire d?un Français entre deux mondes ; à l?ouest d?Eden, West of Eden. Qui ouvre grand l?objectif de son Olga sur l?Amérique. Là, le soleil brille en permanence, comme dans ces lieux de science-fiction où les variations du climat, les perturbations du ciel, les sautes d?humeur climatiques, ne sont plus qu?histoire ancienne. Là, chacun, homme, femme, enfant, mouette, bouche d?incendie, cabine téléphonique, affiche,... est seul. En traçant ces coupes claires dans la réalité pourtant, Vincent Seychal soustrait pour un moment ces isolés à leur isolement, en les proposant à notre regard.

Albuquerque (prononcez Abouqiqi), New York, San Francisco : voyage au creux de trois villes américaines. La couverture de ce petit ouvrage semble prendre le ciel à témoin, juxtaposant les plans : poteaux, joggeuse, plots, poubelles, rambardes de sécurité, double-voies, la promenade, le fleuve, la rive opposée et sa barrière de buildings. En peinture, on parlerait d?une composition en coulisses, comme souvent chez Poussin : à chaque plan son acteur, chacun d?eux constituant une sorte de point d?ironie soulignant la vacuité des lieux.

A l?intérieur du livre, plus de ciel en échappée. La vue est bouchée par des façades sans fin aux couleurs unies. C?est la machine qui nous accueille en ville : face à face avec un tractopelle dont les roues semblent nous observer comme deux énormes yeux. Rien d?autre à faire pour l?engin, pris au piège du quadrillage urbain sur son bout de trottoir, qu?observer celui qui le fixe de son objectif, puis de nous observer, nous, lecteurs-spectateurs-regardeurs.

Dès l?ouverture, donc, l?objet urbain est anthropologisé : face à un rappeur légèrement penché, un distributeur de journaux qui a dû s?incliner devant plus fort que lui. Tous deux sont de rouge vêtus. Même traitement du sujet : centré, accompagné de son ombre, cadrage pleine face.

Des lignes horizontales, verticales, des cadres, tranchant dans le vif, comme si Vincent Seychal voulait mettre à jour, mettre en lumière, photographier les lignes de force, l?architecture des villes qu?il arpente comme autant de scènes sur lesquelles le photographe se glisserait chaque fois un peu avant que se déroule la comédie du monde.

Villes-pieuvres aux tentacules rectilignes, dans lesquelles l?individu isolé constitue la pierre de touche de notre regard, le jaspe noir qui saura éprouver ce regard. Un individu parfois écrasé par un arbre - vie tout aussi isolée au milieu du béton urbain -, par une cabine téléphonique ou un parasol.

Le jeu des couleurs vient souligner cet enfermement, cet univers quadrillé, lorsqu?elles s?étalent en aplats larges, délimitant des espaces symboliquement clos, mais soulignant aussi l?isolement lorsqu?elles ne forment qu?une tache au milieu de surfaces neutres (les collants rouges, désormais fameux à travers le monde, de la Roche sur Yon à Boen sur Lignon).

L?importance des vêtements aussi, qui couvrent souvent trop et enferment à nouveau, à leur échelle, des corps muets, inexpressifs.

Si les images dialoguent entre elles, pas de dialogue en elles, même lorsque les personnages se multiplient dans la photographie.

Chacun est pris au piège d?un espace dont il ne semble pas avoir conscience, mais qui l?étouffe en souterrain, comme dans les peintures d?Edward Hopper. Pourtant nous sommes ici en extérieur, dans l?espace public, il fait jour, le soleil brille. Mais l?individu, pris dans les filets de la ville, semble être dans le même état de solitude que chez lui ou dans les bars de nuit représentés par le peintre.

La grande contradiction nous est livrée par cette femme accrochée au téléphone d?une cabine publique, le dos tourné à ses semblables : ces moyens de communication ne sont-ils que coquilles vides, procédés, techniques de communication, pour transmettre quoi de l?humain ? De même, la ville, cette concentration d?individus, ce laboratoire de la vie en société, est-elle lieu d?échanges ?

Pourtant il y a cette image presque en toute fin de volume, cette double-page à la marchande de bretzels qui semble discuter, échanger, avec un homme dont la main en mouvement, floue donc, souligne le propos. Et dès lors on a envie d?y croire, croire que ça bout sous le béton, qu?il n?y a que les tièdes pour se laisser aller à craindre la ville, qu?il aura quand même quelqu?un quelque part pour échanger un mot.

C?est peut-être ça l?Eden , tout simplement.

En guise de conclusion, interview ping-pong avec l?auteur de ces images :

Qui es-tu, Vincent Seychal ? : L?homme qui a vu l?homme qui a vu...

D?où viens-tu, Vincent Seychal ? : Oh, d?un petit village récalcitrant, dans le lointain Forez...

Où vis-tu, Vincent Seychal ? : En ce moment, là, à San Francisco.

Si tu étais un peintre, Vincent Seychal ? : Peintre à NYC en 1950

Si tu étais un écrivain, Vincent Seychal ? : Ecrivain à Paris, tournant du siècle

Si tu étais un cinéaste, Vincent Seychal ? : Un de la nouvelle vague, non ?

Si tu étais un musicien, Vincent Seychal ? : A NYC en 1950

Pourquoi photographies-tu, Vincent Seychal ? : Je préfère ne pas le savoir, sinon...

Qui est Olga* ? : Olga de Nantes, tu la connaîs aussi ?

Quel est ton objectif ? : Eh bien figurez-vous que je ne sais pas. Olga, elle, le sait...

Quel est ton format, Vincent Seychal ? : 4,5 x 6

Quel est ton point de vue, Vincent Seychal ? : Frontal, une scène, disons de 4,5 par 6 mètres, me convient ; c?est de l?ordre du plateau de théâtre, non ?

Retouches-tu tes photos une fois que tu les as touchées, Vincent Seychal ? : Rarement, c?est-à-dire éventuellement un recadrage, uniquement quand Olga n?a pas été capable de bien arrondir les angles...

Quoi de commun entre New York, Albuquerque et San Francisco ? : Un certain volume, un certain vide aussi, une « mise à distance » très américaine de l?espace... Enfin je m?arrange pour que ce soit ainsi...

Aux Etats-Unis, est-ce que les gens et les machines sont toujours seuls, perdus dans l?espace ? : Je ne sais pas, j?aime à le penser, je suis très pervers...`

Aux Etats-Unis, est-ce que les magasins sont toujours fermés ? : Au contraire...

Aux Etats-Unis, est-ce qu?il fait toujours beau ? : Bien sûr, quelle idée ?

Aux Etats-Unis, est-ce que l?horizon est toujours bouché ? : Oh non, qu?allez-vous chercher ?

Aux Etats-Unis, est-ce que l?espace s?organise toujours selon des lignes géométriques ? : Oui, oui, c?est ça ou le comité de salut public...

Aux Etats-Unis, hors de la ville, point de salut ? : Ah ça, j?en ai bien peur, dans mon passage ici en tout cas...

Ce livre, c?est ...

... parce que c?était toi, parce que c?était eux ? : Saison, c?est juste un prix, que j?ai modestement remporté.

... un recueil des pas perdus ? : il n?y a pas de pas perdus (disait André Breton).

... une histoire sans parole, un dialogue entre images ? : Qu?il y ait la sensation d?une progression alors je serais assez content. Je cherche vraiment à épuiser le cadre, le contenu est secondaire pour moi, il s?agit effectivement d?amenuiser, de réduire, de soustraire, d?arriver au zéro peut-être...

... une maquette en forme de quête ? Je cherche, oui, c?est une équation de négatives...

... ta Saison préférée ? : Il n?y a plus de saison, enfin de quoi parlez-vous ?

... un projet en Filigranes ? : Ce serait bien que cela continue, effectivement...


Nathalie Petitjean

Vincent Seychal, « A l?ouest d?Eden/West of Eden », Saison, Editions Filigranes, 2005.

*Vincent Seychal utilise un Holga, appareil chinois successeur du Diana, qui en conserve les principales caractéristiques, notamment sa légèreté et une lentille et un boîtier en plastique, mais gagne en solidité et en discrétion.