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Une visite au Bernin
Villa Borghèse, Rome





Ou comment démêler les mots des classiques des courbes du marbre. "Durant le siècle magnifique au cours duquel la sécurité couvrit d’or toute chose, le maître interdit d’imposer des lois de fer à l’hôte qui entre ici".

“Moi, gardien de la Villa Borghèse, déclare ici publiquement : Qui que tu sois, pourvu que tu sois un homme libre, ne crains point d’être embarrassé ici par des règlements ; vas où tu veux ; demande ce que tu souhaites ; pars quand tu le désires. Ces délices sont destinés davantage aux hôtes qu’aux maîtres. Durant le siècle magnifique au cours duquel la sécurité couvrit d’or toute chose, le maître interdit d’imposer des lois de fer à l’hôte qui entre ici. Qu’au lieu de la loi, l’ami reçoive ici le bon vouloir ; si en revanche d’aucuns voudraient, par une ruse volontaire et consciente, enfreindre les lois dorées de la courtoisie, qu’ils prennent garde que le gardien en colère ne déchire la carte de son amitié.”

C’est par ces mots que le visiteur était accueilli à la Villa Borghèse, à Rome, au tout début de son existence, à l’orée du XVIIe siècle. Mais cela ne dure pas, dès 1620, des soldats sont engagés pour tenir la propriété sous bonne garde.

Aujourd’hui, le jeune guichetier refuse mes euros, m’explique en anglais que je ne suis pas sûre de pouvoir entrer dans la galerie à 11H, bien qu’ayant réservé ma place sur internet en bonne et due forme (les visites se font toutes les 2H, limitées à 90 personnes), les surveillants menaçant grève à l’occasion de la renégociation de leurs contrats. L’Europe existe donc : une monnaie unique, une langue commune, des conflits identiques. Finalement, j’apprends que la manifestation des surveillants devant le Parlement est remise à plus tard et je pénètre dans les lieux.

Présentations

A l’origine Villa Pinciana, le lieu fut créé par le pape Borghèse, Paul V (1605-1621), dans le cadre d’une politique urbaine plus vaste visant “à embellir la ville de Rome à l’instar de la gloire qui sied à son nom” (G. Baglione, peintre et critique d’art de l’époque). Mais c’est son neveu, le cardinal Scipion Borghèse, collectionneur et commanditaire éclairé, qui fait de la Villa un lieu où peinture, sculpture et architecture se rencontrent pour donner naissance au baroque romain, bientôt imité dans toute l’Europe. Et c’est en cela que le lieu est fascinant, qui fut le laboratoire d’un art nouveau, un eden pour ceux qui veulent apprendre à voir, qui cherchent à lire le texte dans l’image, et l’image dans le texte.

Pour commencer, la litanie des titres du maître des lieux, Scipion (voyez-vous, Georges, d’autres que vous aiment les listes), qui fut nommé cardinal à 26 ans, puis légat du pape en Avignon, archiprêtre du Latran, préfet de la congrégation du concile, abbé de Saint Grégoire au Caelius, bibliothécaire de la Sainte Église romaine, Grand Pénitencier, camerlingue et préfet des Brefs Apostoliques, préfet de la Signature de Grâce, archevêque de Bologne, archiprêtre de Saint Pierre, protecteur de la Sainte Maison de Lorette, protecteur des Flandres, de l’Allemagne et des ordres dominicain et camaldule. Bref, un homme qui compte à Rome.

Vers 1632, Bernini, le Bernin, le plus illustre des sculpteurs romains à cette époque, fait son portrait. Les traits sont robustes, voire épais, inscrits dans un visage rectangulaire aux angles assouplis. Le front, un peu irrégulier, est adouci par quelques mèches. Les arcades sourcilières sont légèrement proéminentes, ce qui permet à la pierre de jouer avec la lumière, animant le haut du visage. Les yeux, enfoncés, sont soulignés par d’épaisses paupières et des cernes. Leurs pupilles, creusées au trépan, nous les rendent vivants. Le bout du nez, d’une rondeur accidentée, accroche la lumière. Les lèvres entrouvertes, entourées d’une moustache fournie et d’un bouc, prétendent la vie. Le visage s’encastre dans un double menton à l’abondance charnelle..., mais la coiffe cardinalice donne habilement de la hauteur à l’ensemble. Le visage est légèrement tourné de côté ; l’animation baroque, le mouvement du Bernin, l’action du décideur sont là. Attention, le cardinal va bientôt tourner la tête et nous dévisager à son tour. Alors comment justifier notre présence roturière en ce lieu ?

L’habit du prélat, de marbre, est pourtant souple, fermé par quatre paires de petits boutons créant des plis et des creux sur toute la surface de l’étoffe lithique. Il laisse deviner un buste puissant, aux épaules marquées. Le col, à la forme irrégulière, ne repose pas sur la poitrine. Fascination pour ces bustes de puissants en pierre, censés représenter pouvoir et stabilité, qui ne sont finalement que des morceaux de corps, des bouts de corps qui se veulent majestueux, mais ne reposent, comme en équilibre, que sur de minces piédouches, prothèses pour cul de jattes de luxe.

Ici, le Bernin montre la puissance - c’est son contrat - et la vie - c’est son art. Les aspects moins glorieux de Scipion (faire arrêter un artiste dont il admire le travail pour s’approprier sa production à moindres frais par exemple) sont passés sous silence. Le commanditaire d’une œuvre a tous les droits dans l’interprétation du sujet à représenter. En particulier en matière de sculpture, art dispendieux s’il en est. A l’artiste de s’en libérer.

La plus célèbre commande que passe Scipion pour orner les jardins de la Villa Borghèse est constituée des quatre groupes sculptés par le même Bernin, quatre groupes inspirés par trois textes fondateurs pour l’Occident, et pour Rome en particulier : l’Énéide de Virgile (1er siècle avant J.-C.), la Bible, Les Métamorphoses d’Ovide (8e siècle après J.-C.). Pour suivre la chronologie du sculpteur, remontons les salles à contre-courant.

Salle VI : Énée et Anchise (1618-1620)

“Les Danaens avaient occupé les issues des portes, il ne nous restait plus aucun espoir de rien pouvoir. Je cédai et, prenant mon père sur mes épaules, je gagnai les montagnes. [...] Exilé, je mets le cap sur le grand large avec mes compagnons, mon fils, les Pénates et les Grands Dieux.” Virgile, Énéide, livres II et III

 
Ce groupe touche par sa figuration des trois âges de la vie : Énée au centre de la composition, adulte dans la force de l’âge, porte son vieux père Anchise sur l’épaule avec une grande facilité, alors que son fils, un enfant, s’accroche à ses jambes. Le moment est capital : Énée fuit Troyes en feu, à bout de résistance, emportant avec lui le passé et l’avenir pour créer un ailleurs à l’origine de Rome.

Le corps d’Énée est parfait, musculeux à souhait, des jambes toutes en finesse, des mains puissantes enserrant la cuisse émaciée de son vieux père, une épaule d’un naturel incroyable dans laquelle s’enfonce la main d’Anchise. Mais sa chevelure est pesante et surtout son regard baissé, semble un peu abattu. Le héros est déjà fatigué, ce n’est pas lui qui fera mourir d’amour Didon, ce n’est pas lui qui atteindra le Latium après son périple méditerranéen.

Non, ce qui émeut ici, c’est l’idée d’un fils portant son père au crépuscule de sa vie, en une paternité inversée. Le Bernin n’a pas exagéré le vieillissement du corps, ni du visage d’Anchise ; de face, on constate seulement que s’il était à terre, il se révélerait plus petit que son fils, comme tassé par les années. Et puis les veines saillent sous l’effort de son bras gauche, celui qui est chargé de protéger les Pénates, divinités tutélaires de la famille. Surtout, lorsqu’on tourne autour du groupe, on constate la peau avachie dans le dos d’Anchise : le marbre semble s’être distendu comme la peau d’un vieil homme.

Alors voilà, on est ému, plus que devant le petit corps dodu d’Ascagne, même si ses jambes et bras potelés, son visage concentré sur le feu sacré du foyer qu’il doit préserver sont touchants.

Et puis la politique : nous sommes devant un monument à la pietas romaine, d’où l’importance des Pénates, reposant littéralement sur la tête d’Énée, pilier du groupe comme de la fondation de Rome, et du feu domestique porté par le petit Ascagne.

Salle IV : Le rapt de Proserpine (1621-1622)

Proserpine, la fille de Déméter, que les Romains assimile à Cérès, déesse de la terre cultivée, est enlevée par Pluton, le roi des Enfers. Sa mère parvient à obtenir qu’elle regagne la surface de la terre la moitié de l’année, ce qui explique l’éternel retour du printemps. “Tandis que, dans ce bois, joue Proserpine, qu’elle y cueille des violettes ou des lis blancs, tandis que, avec tout le zèle d’une jeune fille, elle en emplit des corbeilles et les plis de sa robe, qu’elle s’efforce de l’emporter sur ses compagnes dans sa cueillette, presque en un même instant, elle fut aperçue, aimée et enlevée par Pluton ; telle est la promptitude de l’amour”. Ovide, Les Métamorphoses, livre V

Le Bernin invente le marbre charnel, le marbre animé, le marbre doté d’une âme. Les maniéristes avaient inventé la torsion hélicoïdale des corps enlacés pour traduire le mouvement en sculpture. Ici, le Bernin déstructure l’ensemble. Depuis presque quatre siècles, Proserpine tente de résister aux assauts de Pluton, le corps projeté dans un sens alors qu’elle repousse celui du dieu dans l’autre, déformant son visage sous la pression de sa main.

Mais ce qui fascine davantage encore dans cette œuvre, c’est le travail de la chair. La carnation de Pluton semble froide, presque rugueuse (regardez, il a même du poil sous les bras), alors que celle de Proserpine est d’une douceur mœlleuse, satinée. Il suffit de voir comment les vigoureuses mains divines s’enfoncent dans la cuisse virginale, dans la hanche pulpeuse ; c’est sûr, elles s’enfoncent dans cette chair abondante, dans ce beau corps de marbre charnu. Ne négligeons pas le pelage de Cerbère dans l’aspect tactile des surfaces, petit plaisir de la figure de fantaisie.

Ovide semble pourtant un peu léger dans cet épisode : dieu ou pas dieu, ce n’est pas la “promptitude de l’amour” qui est représentée ici ; c’est la violence d’un combat entre deux corps, la beauté d’une résistance désespérée, au prix des larmes de Proserpine.

Salle III : Apollon et Daphné (1622-1625)

Il faut absolument voir ces deux groupes l’un à la suite de l’autre car si, au fond, l’histoire est un peu la même (un dieu amoureux, une belle qui résiste), la figuration n’a rien à voir (ici, la frontalité domine, référence à la peinture, alors que dans Le rapt de Proserpine, Le Bernin multiplie les points de vue).

 
L’amour d’Apollon pour Daphné est en réalité une vengeance de Cupidon à l’encontre du dieu. Ce dernier, fort de sa victoire sur le serpent Python, dénie à l’enfant la capacité de se servir des armes d’un héros. “Alors le fils de Vénus [Cupidon] : “Que ton arc atteigne tous ses buts, soit, Phœbus [Apollon] ; le mien, c’est toi qu’il atteindra ! lui répondit-il ; et sache qu’autant qu’un dieu l’emporte sur tous les êtres vivants réunis, autant l’éclat de notre renom efface celui du tien“. [...] Puis, du carquois contenant ses flèches, il tira deux traits, destinés à deux besognes tout opposées : l’un met en fuite [Daphné], l’autre fait naître l’amour [chez Apollon].[...] Le dieu, porté dans sa poursuite sur les ailes de l’amour, est le plus prompt ; infatigable, il frôle déjà le dos de la fugitive sur la nuque de laquelle les cheveux épars se soulèvent à son souffle. A bout de forces, elle a pâli et, succombant à la fatigue de cette fuite rapide, tournant les yeux vers les eaux du Pénée : “Secours-moi, mon père, dit-elle, si vous, les fleuves, vous avez un pouvoir divin, et fais-moi perdre, en la transformant, cette apparence qui m’a valu de trop plaire !”. A peine sa prière achevée, voici qu’une pesante torpeur envahit ses membres ; sa tendre poitrine est enveloppée d’une mince écorce, ses cheveux s’allongent en feuillage, ses bras en rameaux, son pied, tout à l’heure si rapide, est retenu au sol par d’inertes racines ; son visage, à la cime, disparaît dans la frondaison. Seul subsiste en elle l’éclat de son charme. Telle, Phœbus l’aime encore, et sa main posée sur le tronc sent le cœur qui continue à battre sous la neuve écorce.” Ovide, Les Métamorphoses, livre I

Ici, Le Bernin reste fidèle au texte, les moindres détails de la métamorphose sont représentés, des yeux baissés de Daphné vers le fleuve Pénée, son père, au geste d’Apollon, tout y est. Le Bernin n’invente pas le motif, il est dans la virtuosité (bon, d’accord, il est assisté par Giuliano Finelli pour le laurier, mais quand même).

Cette fois, la poursuite est rendue par le parallélisme des corps, deux beaux jeunes corps harmonieux qui auraient pu s’aimer, si seulement cette peste de Cupidon n’avait pas voulu se venger de sa blessure d’orgueil. Et nous qui profitons du crime, prenant plaisir à détailler tous ces minuscules détails qui marquent la transition entre l’humain et le végétal : les orteils se transformant en racines, l’écorce enveloppant doucement le corps ferme de Daphné, les doigts et les cheveux se prolongeant en rameaux de laurier. Et puis la main d’Apollon qui sent encore battre le cœur de celle qu’il aime (qui battra pour l’éternité, les lauriers ne perdent pas leurs feuilles), alors qu’il ne l’atteindra jamais plus.

Un distique en latin, composé par le cardinal Maffeo Barberini (futur pape Urbain VIII) et gravé sur le cartouche du socle, légitime la présence d’un tel groupe dans la demeure d’un prélat : “Celui qui aime suivre les formes fugaces du divertissement finit par se retrouver avec des feuilles et des baies amères”. La morale est sauve.

Salle II : David (1623-1624)

“Dès que le Philistin [Goliath] s’avança et marcha au-devant de David, celui-ci sortit des lignes et courut à la rencontre du Philistin. Il mit la main dans son sac et en prit une pierre qu’il tira avec la fronde. Il atteignit le Philistin au front ; la pierre s’enfonça dans son front et il tomba la face contre terre. Ainsi David triompha du Philistin avec la fronde et la pierre ; il abattit le Philistin et le fit mourir ; il n’y avait pas d’épée dans les mains de David.” Premier livre de Samuel, Bible de Jérusalem

Le Bernin ose ici une impresionnante exégèse du texte sacré (peut-être en s’autoportraiturant en tailleur de marbre). Parce que lorsque l’on sculpte un David, au XVIIe siècle, on se place dans la lignée de Michel-Ange ; il faut donc faire exceptionnel ou s’abstenir.

Bien sûr, les accessoires sont là : la cuirasse trop grande, que le roi Saül avait prêtée à David avant l’affrontement, est posée à terre, de même que la harpe dont il jouera après la victoire (présence discrète du commanditaire : l’instrument se termine par une tête d’aigle évoquant le blason des Borghèse). Mais surtout, l’artiste met l’accent sur la tension qui habite David, contredisant le contraposto antique pour faire basculer tout le corps du héros du même côté, en un déséquilibre suspendu précédant l’acte fatal. D’un côté, Bernin nous offre à voir le dos musculeux de David, de l’autre, une harmonie de membres sous tension, jambe, bras, cou, d’où saillent les muscles.

A cet instant, le visage du héros, surmonté d’une chevelure épaisse, drue, travaillée en paquets dont la symbolique biblique ne peut être ignorée, est tout entier concentré sur son objectif. Des arcades sourcilières proéminentes, froncées, durcissent le regard acéré de David, qui se mord les lèvres dans l’effort. Car si le jeune berger, muni uniquement de sa faible fronde, parvient à abattre le géant Goliath, c’est que son bras est armé par Dieu... C’est que Dieu existe : “Toute la terre saura qu’il y a un Dieu en Israël, et toute cette assemblée saura que ce n’est pas par l’épée ni par la lance que Yahvé donne la victoire, car Yahvé est maître du combat et il vous livre entre nos mains”. Premier livre de Samuel, Bible de Jérusalem.

En regardant ce marbre, on ne peut s’empêcher de se mordre à son tour les lèvres, dans un ultime effort pour voir. Entre des références peut-être trop littéraires et un temps de visite limité, a-t-on seulement vu quelque chose à la Villa Borghèse ?


Nathalie Petitjean
Rome, 25 novembre 2003