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Festival Filmar en America Latina de Genève
Sur del mundo





A la manière du Festival de Douarnenez ou des Résistances de Foix, Filmar en Americana Latina continue de faire place ouverte au cinéma militant. Une vaste sélection de documentaires et longs métrages de fictions pour découvrir Genève par sa lorgnette associative et engagée. Luchas, mouvements sociaux et délitement par l?absurde, ou comment des racines au contemporain regarder autrement l?Amérique du bas. Microscopie d?une réussite.

Il faudra donc parler détail. D?une palette reliant en vrac luttes sociales, musiques, dépendances, Brésil et migrations, le Filmar affiche plus que jamais, outre sa collaboration avec l?excellent distributeur Trigon-film, pionnier et grand défricheur de cinéma au sud, une ouverture et un foisonnement qui sonnent comme un rappel Suisse aux rencontres de Toulouse.

Seriez-vous militant déprimé en panne d?espoir ? Passez deux heures en compagnie de Carlinhos Brown à l?œuvre dans l?épopée sociale d?El Milagro de Candeal (Le miracle de Candéal) et retrouvez sans effort élan, vitalité et fraîcheur dans votre engagement. Un miracle musical et humain orchestré par Bebe Valdes, grand vautour au cœur d?or, pour une ode au pouvoir de la musique, à la transformation sociale et au Brésil comme nulle autre pareille.

Amigos de las Americas ? Fuera de aqui !

Il serait donc question de cœur et d?amour. D?un réalisateur pour son peuple par exemple, avec l?hommage du Filmar au Bolivien Jorge Sanjines. Parler de cinéaste engagé relève d?ailleurs à son propos d?euphémisme. Un cinéma destiné avant tout à servir la communauté indienne Andine, provoquer sa prise de conscience, son soulèvement. Un cinéma politique, enthousiaste, foncièrement rebelle et moral.

Dénonciation des manipulations antinatalistes des américains durant la première partie du XXème siècle sur les populations indiennes à travers des groupes adventistes infiltrés par des agents de la CIA. Dénonciation du pillage des richesses naturelles et de la spoliation des terres indiennes. Dénonciation de la corruption à l?œuvre au plus haut niveau de l?état. Sanjines n?est pas homme de dentelle et c?est sans doute tant mieux.

Un cinéaste qui depuis plus de trente ans, revendique son manichéisme anti : anticapitaliste, anti-américain, anticolonialiste. Sanjines filme le groupe, la communauté, la naissance d?une conscience politique pour un appel à la lutte, et montre par les dents un cinéma de rébellion aux frontières de l?ethnographie documentaire.

Quel rapport entre Bolivie et Colombie ? Ou comment passer de Sanjines et des racines du cinéma militant aux documentaires actuels de Nicolas Joxe ou Yezid Campos Zornosa. Partout, la même place centrale qu?occupe la violence armée sur l?échiquier politique. L?arme, plus sûre que la parole, vient à faire disparaître celle-ci. Ou comment derrière sa vitrine démocratique, l?état colombien orchestre une guerre sale lui permettant de museler toute opposition. Terrorisme d?état et rafle économique via un libéralisme dont le grand voisin du nord est bel et bien dans l?ombre un des acteurs principaux.

Cholo soy : la vuelta a la semilla.

Le délabrement politique, économique et social tel que l?a vécu l?Argentine n?aura heureusement pas été dupliqué ailleurs. Dans la reconquête d?une autonomie légitime, la révolution Bolivarienne filmée dans Vénézuéla from below, de Dario Azzellini et Olivier Ressler, ainsi que le mouvement zapatiste, semblent faire tous deux figures de contre exemples à suivre.

En marge de ces documentaires centrés sur les faits, une des surprises du Filmar aura été la découverte en sa présence des films de Cesar Galindo, pour marier cinéma politique et décalage sur l?intime. Cinéaste Péruvien émigré en Suède depuis plus de vingt ans, Galindo pratique un cinéma questionnant l?identité autour de la double figure de l?indien et du migrant.

De ses continuels aller-retours entre nord de l?Europe et le grand sud de l?Amérique, Galindo construit une appartenance de l?écart, de la moitié, de l?incomplétude. Comme si l?intermittence de l?exil aiguisait son regard et lui permettait de trouver la distance juste pour questionner l?origine, jeter par l?image des ponts entre des mondes différents, témoigner d?une culture politique andine très axée sur la démocratie solidaire et participative.

Les films courts de Cesar Galindo passent par l?humour militant. Dans ses documentaires, c?est dans le flot de la vie, au fil de la parole de l?autre, que se construit l?intrigue. Un point de vue fort, celui de l?humanité retrouvée, présent aussi tout du long du très beau Caballos en la ciudad (Chevaux dans la ville) de Ana Gershenson. Des charrettes à recycler les matières, des vies de bricolage, la pauvreté au quotidien d?une enfance au carton, avec en arrière plan une seule image, récurrente et muette, de répression policière.

L?enfance au réel.

L?enfance aura d?ailleurs été au centre du Filmar à la croisée des différents thèmes. Des dépendances d?abord, avec la reprise du très beau El cielito de Maria Victoria Menis. Un film sobre et magnifique sur l?enfance et le vide, sur la crise surtout, fantôme intérieur hantant les personnages comme l?Argentine, crise invisible et partout présente, face à laquelle la réalisatrice prend le risque de parier sur l?innocence. Un film bouleversant par la manière avec laquelle il se place hors du temps pour raconter cette extraordinaire histoire pourtant presque banale et lui donner une force de conte moderne.

D?un point de départ inverse, celui de la reconstitution historique, Andre Wood tente avec Machuca de rendre par la fiction ce que Patricio Guzman saisissait via le documentaire avec Salvador Allende. Wood choisit le point de vue de l?enfance pour observer l?histoire. Un choix de cinéaste, où le plus passionnant n?est donc pas au centre mais sur l?entre-deux, vers la périphérie, face à l?autre, dans la confrontation.

Passons l?intrigue de départ : l?amitié entre deux jeunes garçons au sortir de l?enfance, Peter et Machuca, via une dichotomie blanc/indien, riche/pauvre servant à bien ancrer chacun dans la réalité historique d?alors : un Chili coupé en deux, chaque classe prise en cage dans ses convictions politiques.

L?important dans l?histoire (la grande comme la petite) se joue sur les côtés, par l?arrière. C?est là ce que le film réussit le mieux : saisir le basculement, le déclic après lequel plus rien ne sera comme avant. Qu?il s?agisse de l?amitié, de la relation avec sa mère ou du premier amour avec l?amie de Machuca, la mise en scène très sure de Wood et le rythme soutenu du film donnent à l?ensemble une résonance politique assez forte. Et malgré quelques dégoulinantes de violons, Andre Woods évoque de façon très réussie la fin de l?enfance, un jour de l?année 1973 à Santiago de Chile.

Côté fiction, la Bolivie brasse des cendres et s?attache à la perte. Marcos Loayza choisit avec El corazon de Jesus (Le coeur de Jésus) de raconter l?histoire d?amour d?un mort. Jesus ne porte pas son prénom que pour flamber. Modeste employé de bureau à l?existence bien rouillée, il se fait hospitalisé pour une attaque au cœur.

Plus fort que l?original, il n?a pas même besoin de mourir pour ressusciter. C?est à dire qu?il s?en sort. Du modèle biblique, ôtons lances et croix - les temps changent, il suffit d?ajouter des chiffres. L?argent tue. Un retrait effectué par sa femme, vidant le compte en même temps qu?elle le plaque, puis le remboursement de ses frais d?hôpital, dont son propre assureur le harcèle, et voilà notre héros pris dans une tortueuse intrigue de dettes.

« Le temps n?est jamais en faveur de la proie ».

Jesus ne peut pas payer. S?il veut vivre, il devra faire le mort. Une usurpation d?identité plus tard, il occupe un lit au pavillon des mourants d?un hôpital public, joue l?atrabilaire parmi de vrais condamnés, puis tombe amoureux de son infirmière. A son meilleur, le film résonne entre ironie tendre et fatalisme amusé. Porté par d?excellents acteurs, il se perd pourtant vite entre morts et vivants, drame et comédie, par manque de franchise, de profondeur dans ses choix. Marcos Loayza a des idées, mais il lui manque le liant, la texture, la matière. Et s?il traite d?un triple délabrement (social, humain, amoureux), son film n?évite pas d?y succomber tout à fait.

Délabrement ? Une des grandes idées du Filmar en America Latina aura été de projeter ensemble Sur (Le sud) et El viaje (Le voyage). Voir ces deux films l?un à la suite de l?autre permet bien de saisir leur complémentarité, mais surtout le chemin parcouru par Solanas. Outre le romantisme plombé de clichés eighties parfois difficiles à soutenir (moto, lumière, amour-regard, attente, etc.), Sur réussissait d?abord par son travail sur la matière première du cinéma.

Petite grammaire burlesque face au délabrement - El Viaje de Solanas.

Ou comment réinventer la narration par le théâtre, le rêve et surtout la chanson. Passeur d?intrigue, pièce centrale du ballet qu?il annonce et résume à la manière des chœurs antiques, le truculent chanteur de tango, personnage encore plus attachant que le héros principal, est un second couteau qui permet la magie. C?est d?ailleurs cette magie et le rire affleurant qui sauvent le film et préparent au déchaînement caustique du Voyage.

Ne mégotons pas. El Viaje est une merveille, un bijoux, un chef d?œuvre inusable. Oui, da. Un film monstre, dévorateur et juvénile, optant pour le gargantuesque à tous étages, et réussissant le miracle d?être léger comme l?air.

Quête initiatique à vélo d?un fils rebelle à la recherche de son père d?Ushuaïa jusqu?au Méxique, El viaje est immense non par ce qu?il montre (la liberté individuelle contre le saccage du monde) mais par la manière dont il le montre. Manifeste jouissif faisant du cinéma un outil de combat politique allié au rêve et à l?imaginaire, Le voyage prône un rire de vie et de révolte. Servi par une maîtrise narrative et visuelle époustouflantes, ce voyage est une vision, une fable et une initiation à une Amérique immergée pleine de poésie et d?irréel.

Solanas ou la rigueur de l?excentrique.

Solanas filme le réel par le prisme de l?imaginaire. Mais là où beaucoup se contenteraient d?un clin d?œil, d?un sourire amusé, le réalisateur y passe la tête entière. On frôle donc souvent le grotesque, l?excentrique, l?outrance. Du tango à la soumission totale à l?ordre Américain, Solanas invente un surréalisme cinématographique narratif et fait briller par son ironie l?Organisation des Pays Agenouillés ou les ceintures prêt-à-porter du Fonds Economique Mondial.

Fernando Solanas ancre donc l?identité d?un cinéma où l?humour et l?outrance jouent la noce avec un scénario et une mise en scène très rigoureuses. En cela digne héritier au cinéma de Borges, il poursuit d?ancrer cette rigueur excentrique au cœur de la culture argentine, tout en l?exportant volontiers du côté du Brésil. Une recette ? tenir son hypothèse de départ et la pousser jusqu?à son terme le plus extrême. Ainsi, dans L?homme qui copiait(O homen que copiava) de Jorge Furtado, il s?agit pour André, jeune homme pauvre de Porto Alegre, de trouver de l?argent afin de pouvoir séduire Silvia, sa voisine d?en face qu?il observe chaque jour de ses jumelles.

La modestie comme excellence : O homen que copiava, le Brésil autrement.

Remisant ses classiques à fond de bobine, Jorge Furtado se fend d?une Fenêtre sur cour où résonne un sonnet de Shakespeare découpé par l?outil de travail d?André. Avec un opérateur de photocopieuse d?à peine 20 ans qui fantasme sur une petite vendeuse de magasin, Furtado prend la fiction par la rue et sans prétention, au plus près de l?univers comics dans lequel baigne son héros.

Comment se faire de l?argent en un minimum de temps ? D?une trame ultra-classique, le film construit un univers très attachant, à mi chemin entre vignette sociale, rêverie adolescente et tranche de vie urbaine. Et sous ses airs faussement candides, le scénario, à l?image du personnage d?André, évolue constamment.

Faussaire, braqueur et esthète candide comme son héros, L?homme qui copiait surprend et nous tient jusqu?au bout, tout comme le Filmar en America Latina qui l?accueillait. Festival passionnant de passionnés militants, le Filmar confirme et promet du meilleur. Reprenons donc avec Jorge Furtado : une bombonne de gaz, une photocopieuse, une paire de jumelles et un frigo. Ajoutez un festival plein cadre au grand Sud de l?Amérique. Dans un monde parfait, il n?en faudrait pas moins pour être plus heureux.


Stéphane Mas