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Sœurs, saintes et sibylles - Nan Goldin
Photosensibles





Enfin. Enfin une trace, un souvenir, l’empreinte du chamboulement intime qu’on a pu ressentir il y a un an dans la chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière devant l’installation de Nan Goldin : Sœurs, saintes et sibylles. Un livre à la couverture d’un mauve flashy, et ces mêmes mots en lettres d’or : Nan Goldin Sœurs, saintes et sybilles. Enfin nous est rendu un peu de cette intensité émotionnelle, sentimentale au bon sens du terme, que Nan Goldin est l’une des seules à nous offrir dans la photographie contemporaine.

Bien sûr il manque au livre l’ambiance très particulière du site réquisitionné l’année dernière pour le Festival d’automne. La Salpêtrière fut un haut lieu de l’enfermement des femmes à Paris, les folles ou dites folles, les hystériques lorsque Charcot en lança la mode (les faisant photographier sous toutes les coutures d’ailleurs, à chaque moment de leurs spectaculaires crises) et les autres, les femmes de mauvaises vies. Pour prendre la mesure de la violence faite aux femmes dans ce lieu, il faut lire “Les folles d’enfer de la Salpêtrière” de Mâkhi Xenakis.

Manque également l’atmosphère d’un lieu consacré à la religion catholique, détourné par une juive si peu orthodoxe, envahi par une musique qui, avant que l’on ne puisse voir le début du bout de l’ombre de la première image, soulève déjà le cœur. Car à cette petite reconstitution livresque, c’est vrai, il manque surtout la musique, si importante dans tous les diaporamas de Nan Goldin. Je me souviens encore du “All by my side” déchirant qui accompagnait “The ballad of sexual dependancy” projetée un après-midi de juillet dans une salle de cinéma arlésienne désertée, il y a dix ans de ça. Manque aussi la belle voix grave de Nan qui nous accompagnait dans ce voyage aux enfers il y a un an.

Manque enfin la mise en espace, la montée par un escalier étroit jusqu’à cette plate-forme de laquelle on dominait la scène du crime (en quelque sorte) : statues de cire mystico-kitsch et projection high tech.

Barbe la sainte

Chez n’importe qui d’autre, on trouverait ça grand guignol, outrancier, de mauvais goût. L’histoire de Sainte Barbe, cette reine de beauté trop convoitée, enfermée par son père de peur qu’elle ne le déshonore avant son mariage, libérée de sa tour d’argent par la foi et décapitée par son père lui-même pour avoir refusé d’abjurer cette foi, un père aussitôt réduit en cendres par la volonté divine. La peinture s’est inspirée d’une histoire si haute en couleurs, pleine de rebondissements, dont le dénouement gore permettait d’utiliser tous les rouges, du plus profond carmin au plus vif vermillon et son iconographie est résumée ici en une page de vignettes qui parcourent les siècles à toute allure.

Barbara la soeur

Le contraste est fort avec les clichés noir et blanc de l’album de la famille Goldin, qui nous replongent dans une réalité presque familière.

Seules quelques notations glaçantes suggèrent le drame à venir. Exemple : sous la photo de deux beaux jeunes mariés, à la mise parfaite en tout point (tête légèrement inclinée vers son époux pour elle, toute de réserve et de dévouement ; pose décontractée et geste de la main protecteur pour lui ; bras et jambes croisés, un léger sourire sur les lèvres pour les deux, mesuré, de bon goût), Nan précise : “Mes parents se sont mariés le 3 septembre 1939, le jour de la déclaration de la guerre”. Puis sous l’image suivante : “Mon père voulait que son premier enfant soit un garçon”. Suivent les photographies d’une mignonne petite fille, Barbara, première enfant du couple, vivante, drôle, dégourdie (sur un vélo, une balançoire, un toboggan), une enfant précoce qui marche à sept mois et parle à un an, nous dit la légende. Des photographies pleines de flous, de surexpositions, de coups de flashs, souvenirs d’une vie qui semble heureuse. Mais les commentaires, lapidaires, viennent briser net la nostalgie.

La mère de Barbara l’oblige à s’exprimer en phrases impeccables. N’y arrivant pas, l’enfant cesse de communiquer vers un an et demi. Arrive la naissance du fils tant attendu, qui comme s’il voulait enfoncer le clou de la filiation, naît à la même date que son père. Lorsque Barbara entre à l’école, elle est de nouveau brillante, joue très bien du piano, est sportive ; on n’en attend pas moins d’elle.

La crise éclate lorsqu’elle a douze ans, entre sa mère et elle. La violence règne à la maison, le père reste en retrait. A quatorze ans, Barbara se met à sortir avec de “mauvais garçons”. Conseillés par un psychiatre et la peur du scandale, ses parents la font hospitaliser à cinq cent kilomètres de chez eux, à Bellefaire, près de Cleveland, Ohio. Premier contact avec l’institution asilaire pour cette jeune fille, cette fois encore précoce dans sa rébellion contre la famille, les conventions de l’Amérique blanche des années 1950 qui assigne aux femmes un destin sans alternative, soumise aussi à une pression sans relâche de la part de parents qui ne jurent que par Harvard (la bannière de l’école est omniprésente sur les photographies de la famille Goldin).

En double page s’étale le registre de l’Orphan Asylum District retrouvé par Nan, dans lequel figure le nom de sa sœur : tout est dit de la démission des parents face à ce bouillonnement de vie qui les dérange, de l’entrée d’une enfant dans le cercle infernal de l’asile, même si son dossier médical, en partie reproduit, semble encore lui laisser une porte ouverte. Le centre de Bellefaire existe toujours ; Nan Goldin y photographie le lit des adolescents qui y sont accueillis aujourd’hui, lit auquel sa sœur a mis le feu, provoquant son renvoi de l’institution, après plusieurs épisodes d’automutilation.

Interné à Baltimore, Maryland, Barbara semble totalement déboussolée, surtout elle se sent désespérément seule, “Je n’ai rien ni personne”, dit-elle. Les médecins refusent de l’interner à long terme, jugeant que c’est la fragilité de sa mère qui implique l’hospitalisation de l’adolescente plus que son état personnel. Mais pour sortir de ce que cette mère, à la fois double et rivale, veut faire d’elle, Barbara ne trouve aucune issue (on la voit bien, victorieuse, brandissant le poing sur le toit de la maison familiale, mais ce n’est qu’une illusion), sinon se détruire elle-même. Le 12 avril 1965, ayant obtenu l’autorisation de sortir de l’hôpital pour trouver un emploi, Barbara, après s’être renseignée sur l’heure de passage du prochain train, s’allonge sur les rails et attend la mort. A 19 ans.

Nan la sibylle

De ce jour où elle était encore Nancy Goldin, la Nan que l’on connaît aujourd’hui garde en souvenir le hurlement de son père (“Un son inconsolable montant des tréfonds de l’âme”) et la consigne donnée par sa mère aux policiers (“Dites aux enfants que c’était un accident”) : “Ce fut le moment de clarté de ma vie, ma rupture avec la famille, j’avais 11 ans. La tyrannie du révisionnisme même à l’instant de la plus grande angoisse”. Dans cette rupture réside la clé de l’œuvre de Nan la sibylle, “femme inspirée par les dieux” : ne rien cacher de sa vie, “ne pas réécrire l’histoire avant qu’elle soit écrite”, mettre à nu ses faiblesses pour, peut-être un jour, les surmonter.

Entre rapports médicaux, coupures de presse et photographies familiales, la photographe suit son chemin de croix comme pour aller enfin au bout d’une douleur dont elle n’avait été que la spectatrice apeurée alors qu’elle était encore enfant. En photographiant les lieux que sa sœur a fréquentés, elle semble tout à la fois s’approprier et tenir enfin à distance une histoire qui l’a façonnée : sa sœur, peu avant sa mort lui avait dit qu’elle finirait comme elle et ses parents se mirent bientôt à la traiter de la même manière que son aînée.

D’un enfermement l’autre, Nan allait dès lors revendiquer son destin de camée. Elle commence à se droguer à 18 ans à Boston, fréquente le milieu interlope de la ville, rencontre des drag queens qui deviendront ses amies pour la vie... et commence un nouvel album de photographies de famille, cette fois en couleurs. Portraits, autoportraits se succèdent alors, pour tisser la toile d’une œuvre que l’absence de complaisance sauve du nombrilisme comme du voyeurisme envers ces autres que la société repousse à ses marges. La photographie permet ici le recentrage de celle qu’une histoire familiale chargée a fait basculer, de ceux qui sont à la recherche de leur identité, sexuelle et plus, qui l’invente de nouvelle manière.

A aucun moment, Nan Goldin ne se voile la face (autoportraits) sur l’enfermement qu’elle substitue à un autre : “La drogue m’a libérée, avant de devenir ma prison”. Première désintoxication, sevrage (autoportrait au train, comme une ouverture, mais une ouverture qui ramène aux rails, à la mort de Barbara). Hospitalisation à Londres en 2002 pour dépression nerveuse (autoportrait en pleine crise de delirium, photographie réflexe, photographie bouée). Ces images d’un femme qui se brûle le bras avec sa cigarette pour savoir si elle ressent encore quelque chose, parce que “seule la douleur est réelle” sont presque insoutenables. Mais après l’histoire de Barbara, c’est comme s’il fallait les voir quand même, tenir compte, considérer, exorciser par la pire image que l’on puisse faire d’un individu, pour endosser un peu de cette douleur devenue universelle (on ne voit pas le visage de Nan lorsqu’elle se brûle le bras, mais qui prend la photo ?).

Et puis peu à peu les amis réapparaissent, une vue du ciel en double page. Avec Nan, nous avons touché le fond, mais le haut de la vague se profile à nouveau, elle sourit en se photographiant dans ce taxi parisien. Tout est alors permis, même ces portraits de ses “précieux parents” auxquels elle rend un vibrant hommage à la fin du livre : sa mère allongée sur un lit, son père le visage caché sous sa veste, en train de faire la sieste... comme déjà morts ? Et la pierre tombale de sa sœur. “On dit que tout suicide tue plus d’une personne”.


Nathalie Petitjean
Nan Goldin, “Sœurs, saintes et sibylles”, Editions du Regard, 2005.