1890. Tchekov, trente ans, écrivain, médecin, tuberculeux, quitte Moscou pour la colonie pénitentiaire de Sakhaline, isolée sur une île qui fait face au Japon, s’engageant dans un voyage de plusieurs milliers de kilomètres à travers la Russie. Pour justifier un tel périple, il dit vouloir écrire sa thèse de médecine sur les conditions de vie dans l’île : « Je veux simplement écrire cent ou deux cents pages et payer ainsi ma dette à la médecine, à l’égard de laquelle je me comporte, vous le savez, comme un vrai porc » (Lettre à Souvorine, Moscou, 9 mars 1890). Mais pourquoi un tel sujet ? Pourquoi partir si loin de tout ? Tchekhov ne s’explique pas sur ses motivations profondes, il dit être saisi par ce qu’il appelle la « mania sachalinosa ».
Pascal Rabaté et Jean-Hugues Berrou ont-ils cédé à la même folie ? Pour le dernier, on ne peut ignorer quelques précédents. Le photographe a revisité par trois fois les lieux parcourus par Rimbaud : Aden, Harrar... C’est plutôt du côté des auteurs russes que Rabaté, le dessinateur, puise son inspiration : Ibiscus, son précédent ouvrage, a été réalisé d’après Tolstoï (Alexis). Ignorant tout de Sakhaline, les deux hommes d’images ont découvert un jour que Tchekhov n’avait pas ramené de son voyage initiatique les images souhaitées et à sa suite ont cédé à l’appel de l’Orient extrême.
Textes, dessins, ... photos ?
Laissant la part belle aux citations de leur guide d’outre-tombe (tirées de son livre intitulé sobrement L’île de Sakhaline), les deux iconophiles se lancent à leur tour dans un récit fait de mots et, cette fois, d’images. Les voix des deux auteurs, notes de voyage à la vodka, se mêlent à celle de Tchekhov en une trame dense, ponctuée de rencontres à haute densité humaine. Mais tout à la fois contrepoint, renfort, bouffée d’air, ce sont les images qui tiennent la vedette face à un texte souvent ramené à de petits paragraphes, sans cependant que la discussion soit close entre eux.
Le dessin d’un côté, la photographie de l’autre, se répondent également en un dialogue fécond, comme dans cette double page où la photographie de la pente enneigée d’une colline fait face au dessin d’un couple courbé par l’épuisement, la misère, l’alcool. Parfois aussi, dessins et photos se toisent, s’interpellent, comme lorsque la photographie d’un Rabaté en train de lire en slip ( !) fait face au dessin d’une voiture couverte entre deux arbres... Les dessins sont proches de l’épure. En quelques traits, le portrait est dressé, le paysage tracé, l’ambiance suggérée. La photographie est elle aussi d’une grande sobriété, frontale, à hauteur d’homme, d’une composition toujours rigoureuse et sans apprêt. Elle souffre cependant d’une reproduction totalement inadaptée : chaque photographie est comme recouverte d’un voile gris qui étouffe le moindre contraste. Est-ce le manque d’expérience d’une maison d’édition totalement consacrée au dessin ? On rêve en tout cas d’une exposition présentant de bons tirages de ces photographies que l’on devine parfois magnifiques.
De Moscou à Sakhaline
L’île de Sakhaline fut longtemps interdite aux étrangers et le livre s’ouvre sur les difficultés de nos « héros » à obtenir le visa nécessaire pour s’y rendre. Dix jours passés à Moscou à se faire balader de bureau en bureau (et à saisir au vol la vie dans les rues) : tout n’a pas changé dans la Russie de Poutine (d’ailleurs jamais cité dans le livre : les auteurs ne sont pas intéressés par les tenants du pouvoir, mais par un petit peuple russe plus souvent ignoré).
Finalement décision est prise de quitter la capitale sans visa : le temps presse, l’hiver approche. Tandis que Rabaté le dessine, Berrou lit les notes de voyage de Tchekhov, comme pour tromper l’impatience. Les images depuis le train, dans le train ou dans les gares se multiplient. Le voyage est long à travers la Sibérie, « immense réserve de silence », l’ennui pointe, vite noyé dans la vodka.
A Irkoutsk commencent les rencontres du voyage avec Ania, étudiante en français qui travaille dans une agence matrimoniale et confie à nos voyageurs tout le bien qu’elle pense des hommes français et de leur parfait accord avec les femmes russes, avec un vendeur de peintures sur troncs de bouleau aussi. Le lac Baïkal est déjà un peu gelé. Alors que le photographe ne sait plus où donner de la tête, rencontrant la beauté chaque fois qu’il se penche sur le dépoli de la plaque (nous renvoyons par là à une gestuelle ancienne de l’acte photographique), le dessinateur, lui, ne trouve « rien qui accroche... ». Pas assez d’humain pour la pointe du crayon, alors que l’objectif se plaît à embrasser l’immensité des paysages qui se succèdent jusqu’à Sakhaline.
A la recherche des Ghiliaks
Tchekhov, dans ses récits, parle longuement des Ghiliaks, les premiers habitants de l’île. Aujourd’hui, on les nomme Nivx, comme ils se sont toujours appelés eux-mêmes. Arrivés sur l’île, à Alexandrovsk, Berrou et Rabaté cherchent à en rencontrer quelques-uns. Mais même Timour, le conservateur du musée Tchekhov, ne peut les renseigner, préférant leur faire visiter le nouveau commissariat de l’île, flambant neuf, où trône le buste de Félix Dzerjinski, père du système répressif soviétique.
A Timosk, au centre de l’île, c’est la statue de Lénine qui occupe toujours le centre de la place, mais toujours pas trace des Nivx : « S’il faut en croire les chiffres, d’ici cinq ou dix ans, il ne restera pas un seul Ghiliak sur l’île », écrit Tchekhov en 1890. En fait, il semble qu’il reste aujourd’hui à Sakhaline deux mille Nivx, mais plus rien ne les distinguent des Russes ou presque. « Assimilation stalinienne » pourrait-on dire. La répression a été féroce, même dans ce trou du cul du monde, contre ceux que l’on assimilait à l’ennemi japonais. Alors comment préserver sa culture dans ces conditions ? Rien de ghiliak dans les alignements de baraques constituant le seul village dit ghiliak de l’île, et la déprime qui guette les auteurs : « le même sentiment de passer à côté de tout ».
Déjà à la fin du XIXe siècle, Tchekhov souligne le choc qu’a pu représenter l’installation d’un bagne sur leur île pour ce peuple qui ne connaissait même pas l’existence de ce que nous appelons prison. Il ne pouvait y voir que violence et bestialité.
Un bagne... Quel bagne ?
Mais personne n’accepte de montrer les anciens bagnes ni d’en parler. Au cours de leurs recherches, Berrou et Rabaté rencontrent Vladimir Ilytch, traducteur âgé de soixante-huit qui cherche du travail pour financer la publication de son recueil de poésie et a créé un dictionnaire anglo-russe dans le domaine pétrolier, seul secteur en expansion sur l’île. Photographe et dessinateur se sont attelés à en faire le portrait, dont émane la même humilité quel qu’en soit le support. Se profile alors le portrait du vieux bagnard Chkandyba, dressé par Tchekhov, qui, lui, a toujours refusé de travailler. Sur l’île, la marée montante recouvre la route comme le temps ensevelit la mémoire : « Une prison, ici ? Non... une mine de charbon ».
La violence, elle, est toujours d’actualité sur l’île comme partout en Russie. Berrou la rencontre avec cette jeune fille affublée d’un « coquard du week end » qui accepte de se faire photographier. Plus difficile de photographier son petit frère qui ne semble pas comprendre que prendre une photographie à la chambre, ça prend du temps. Parce que l’on est ici dans l’inversion des clichés habituels sur le dessin et la photographie : la rapidité est du côté de l’image « à la main », manufacturée ; la lenteur (relative, mais tout de même) du côté de la machine, de l’image technofacturée. Dessin et photographie ne saisissent donc pas les mêmes sujets, les mêmes instants.
Une dernière rencontre sur l’île : Igor Samarine, descendant des Tolstoïsti, adeptes des préceptes de Tolstoï, déportés sur Sakhaline, et d’autres déportés plus tardifs (après 1945, la partie sud reprise aux Japonais doit être repeuplée à tout prix, ordre de Staline) : « Une histoire assez banale pour l’île. Le genre d’histoire que tout le monde ici essaye d’oublier ».
Puis c’est le retour à Moscou, par avion et non par bateau, comme Tchekhov, qui n’aura pas profité non plus du Transsibérien, construit quelques années après son voyage pour accélérer le rythme des transports de troupes et des déportations ordonnées par le tsar Alexandre III. C’est une manifestation de nostalgiques du communisme qui accueillent les deux auteurs à Moscou : « Il me semble que je serai de retour dans un siècle », disait Tchekhov à son retour de Sakhaline.