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Abécédaire d’Outre-Rhin
Bernd et Hilla Becher, Centre Pompidou, 20/11/04-03/01/05





Les Becher enregistrent depuis les années soixante un abécédaire mélancolique de l’architecture industrielle, glanant des formes dans des régions en déshérence, faisant récolte des “sculptures anonymes” qui les ont rendus célèbres.

Bernd et Hilla Becher sont nés en Allemagne dans les années trente, au moment même où la Neue Sachlichkeit (Nouvelle objectivité) se déployait. Inspirée par un mouvement pictural (Dix, Schad, Grosz, etc.) qui prônait un réalisme prosaïque et sans émotion en réaction au pathos de l’école expressionniste allemande, la Nouvelle objectivité photographique était fondée sur une fidélité scrupuleuse aux sujets, un éclairage précis des objets, une irréprochable vérité des détails, une maîtrise absolue des procédés techniques. Reprenant les critères d’une photographie scientifique professionnelle, elle fut appliquée, déjà, au monde industriel. Mais si Albert Renger-Patzsch, l’un des maîtres allemands de la Neue Sachligkeit, déclarait en 1927 : “Seule la photographie peut traduire par l’image la rigueur des lignes de la technique moderne, les poutrelles aériennes des grues et des ponts, la puissance des machines de mille chevaux”, ce n’est plus la modernité que les Becher cherchent à enregistrer. Ils réalisent au contraire un inventaire empreint d’une infinie mélancolie, gardant trace d’un monde en voie de disparition, le monde de l’industrie lourde (comme le fit Atget en son temps, avec moins de rigueur, mais plus de poésie, pour un Paris aujourd’hui disparu).

Dispositif

Au premier coup d’œil, ces ensembles d’images accrochés sur des murs blancs unis, répartis en une typologie austère (Châteaux d’eau, Gazomètres, Chevalements, etc.) semblent faciles à appréhender, voire rébarbatifs. N’est-ce pas toujours la même chose ? (et quelles choses : des tuyaux, des échelles, des cheminées...). Tout porte à le croire en tout cas, puisqu’il s’agit ici d’une démarche sans cesse répétée, selon un dispositif quasi immuable : les Becher ne photographient qu’en noir et blanc ; ils adoptent toujours le même point de vue sur l’objet photographié, un point de vue légèrement surélevé (au moyen d’échelles ou d’échafaudages si besoin est), pour éviter toute distorsion de perspective ; aucun individu ne doit normalement venir perturber cette belle mécanique ; le ciel doit également être saisi dans la plus grande neutralité possible ; une lumière diffuse est recherchée pour éviter les contrastes. A partir de ces paramètres, les images sont réalisées au moyen d’une chambre à plaques montée sur trépied, pourvue de négatifs 13 x 18. La définition des images et la grande profondeur de champ sont obtenues grâce à un film peu sensible supposant un temps de pose particulièrement long.

Photographie, langage, sculpture

L’accrochage du centre Pompidou est issu d’une nouvelle sélection réalisée par le couple Becher parmi leur immense fonds d’images industrielles. Des séries renouvelées à partir d’un matériau existant, avec toujours le même objectif (au sens propre comme au sens figuré) : classer et rendre comparables des formes au moyen de la photographie. Et c’est bien un alphabet architectural qui se déploie sous nos yeux, un abécédaire de l’architecture industrielle qu’on pensait plutôt sans imagination, dépourvue de visées esthétiques. L’accumulation, la juxtaposition, permettent pourtant, en particulier dans les habillages de châteaux d’eau, de distinguer des styles (néogothique et Art nouveau en tête), des influences, conscientes ou non (l’architecture islamique, les tours ghaznévides par exemple), de dégager des invariants, de laisser son imagination prendre le pouvoir en s’emparant de ces invariants (la parenté entre les hauts fourneaux et certains céphalopodes risque de s’imposer à vous en cas de contemplation prolongée). C’est donc sur des formes qu’il faut se concentrer ici, sur un ordonnancement imaginaire de volumes, un ensemble de “sculptures anonymes”, comme les qualifient eux-mêmes les Becher, qui reçurent le grand prix de sculpture de la biennale de Venise de 1990 pour leur seule pratique du médium photographique.

Regarder dans les coins

En parcourant cette exposition, on peut aussi avoir envie d’aller à l’encontre de ces typologies et regarder dans les coins. Chercher en quelque sorte le punctum, cher à Barthes. Ainsi, on constate que sur certaines images des individus sont venus interférés avec le dispositif mis en place par les photographes. Mais, dans la mesure où un être humain ne possède, en général, pas la même immobilité qu’un château d’eau ou qu’un silo à charbon et que le dispositif des Becher suppose un long temps de pose, ces individus apparaissent flous, comme aux premiers temps de la photographie(ainsi d’une femme en bermuda et corsage blanc à découvrir dans la série des Gazomètres). En collant son nez aux images des Becher, on découvre bien d’autres éléments perturbateurs, des punctums qui accrochent le regard (le mien en tout cas) : un “Search yourself” surprenant au milieu de la thématique Chevalements, des Twin Towers fantomatiques parmi les châteaux d’eau new-yorkais (l’aspect documentaire de ces images prend alors une nouvelle dimension), un Bernd Becher perché sur son échelle derrière sa chambre sur une image de la raffinerie Wesseling, près de Cologne en 1998, ou l’enseigne vieillie d’un pensionnat de garçons dans une cité minière près de Liège en 1980, qui dit de manière criante ce qu’a pu être l’enfermement dans un destin de mineur.

Paysages industriels : le puzzle reconstitué

Pour avoir une vue d’ensemble et reconstituer le puzzle, pour savoir si notre apprentissage de la lecture des formes a porté ses fruits, il faut passer aux paysages industriels, rassemblés au centre de l’exposition. On y voit l’imbrication des éléments présentés ailleurs de manière isolée, on y lit des phrases, on y perçoit des textes. Apparaît alors une autre réalité, l’incroyable proximité, par exemple, entre la mine elle-même et les cités minières, parfois surplombées d’énormes conduites métalliques, comme phagocytées par la structure industrielle. Comme si l’espace était le dernier témoin d’une réalité anthropologique aujourd’hui révolue, avec ces jardins ouvriers entre deux lignes de chemin de fer ou ce cimetière accolé au coron dans la fonderie de Bethlehem (Pennsylvanie) en 1986. Une photographie en forme d’hommage à Walker Evans (qui réalise au même endroit, cinquante ans plus tôt, une image quasi identique) et, à travers lui, à la photographie frontale/sociale américaine. Dans les années vingt-trente, la Neue Sachligkeit était également proche d’une culture technique restaurée par la Straight photography, la “photographie pure” venue des États-Unis... Si les Becher ont formé à Düsseldorf une nouvelle école de photographie allemande (les Gursky, Struth et autres Ruff), ils sont aussi des héritiers.


Nathalie Petitjean