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Pierre Verger, à la croisée des chemins
Couper dans le vif. Le noir des peaux, le blanc de la lumière





Dommage qu’il ait fallu attendre la célébration de l’année du Brésil en France pour que l’œuvre de Pierre Verger fasse l’objet d’une grande exposition à Paris, une centaine de clichés impressionnants tirés des fonds de la fondation éponyme à Salvador de Bahia. En cette soirée de vernissage à l’hôtel de Sully, les jardins bruissaient du verbiage des encostumés du ministère de la Culture épiloguant sur la splendeur des lieux au grand dam de leurs invités brésiliens. Comme souvent en ces moments-là, la plupart des happy few ne regardaient que vaguement les images exposées, tournés qu’ils étaient vers le monde. Laissant tout loisir à quelques amateurs bigarrés de savourer les images d’un mondain d’une toute autre espèce.

Fils de la grande bourgeoisie parisienne, Pierre Verger (1902-1996) entre en photographie en 1932, grâce à son ami Pierre Boucher. Mélangeant les styles, les intérêts, les genres, il s’acoquine avec toutes les bandes des années 1930 : les ethnologues du Musée d’ethnographie (actuel Musée de l’Homme) comme Marcel Griaule ou Michel Leiris, les gens de mots plus que de lettres, Marcel Duhamel ou Jean-Louis Barrault,les frères Prévert, les photographes, Denise Bellon, Robert Capa ou Henri Cartier-Bresson, et d’autres avec lesquels il fonde l’agence Alliance Photo, l’une des premières agences gérées par des photographes.

Armé de son Rolleiflex, Verger parcourt alors l’Europe, l’Amérique, l’Asie, l’Afrique et ses images sont publiées dans la presse. En voyant cet accrochage (images du monde entier, de 1932 à 1946, pour la première partie ; du Brésil, de 1946 à 1948, pour la seconde), on envie les lecteurs de France-Soir, Regard, Vu ou Life dans ces années-là.

Mais en 1937, il est également sélectionné par Beaumont Newhall, alors responsable de la photographie au Museum of Modern Art, pour participer, à New York, à l’exposition « Photography, 1839-1937 ». Verger se trouve par là-même happé par une histoire de la photographie quasi officielle qu’élabore l’Américain à cette occasion. Celui-ci fut sans doute attiré par cette sobriété, ce sens du trait, de l’ombre et de la lumière, qui s’imposent à notre regard face à des images au suspense millimétré. Pas mal vu, Beaumont, dirons-nous avec soixante-dix ans de retard.

Entre noir et blanc, entre Noirs et Blancs

Dans les images de Pierre Verger, l’incandescence du noir et blanc est frappante. Ainsi dans cette image de Zinder, au Niger, qui date de 1936. La masse noire du personnage de dos au premier plan nous entraîne à la rencontre du petit homme blanc dans un décor de banco. On imagine la difficulté à trouver cet équilibre dans la lumière impitoyable d’un pays d’Afrique. Mais les visages noirs, Verger ne les saisit pas seulement sur le continent africain. A New York, c’est Harlem qui l’intéresse le plus ; au Brésil, c’est le Nordeste africain qui l’attire. Pour lui, le noir est couleur de peau, le blanc est lumière. Equilibre parfait de tonalités qui s’opposent pour ouvrir l’image sur l’essentiel.

Entre l’angle et l’instant

Equilibre du moment aussi, qui permet de saisir au vol la pose improbable d’un Brésilien endormi à plat ventre sur un banc de pierre, et dont le corps épouse à la perfection la géométrie angulaire de son lit de fortune, tandis qu’une ombre triangulaire l’accueille en sa bienfaisante fraîcheur. A nouveau, la maîtrise de la composition et du contraste est stupéfiante. Bien sûr, la modernité revendiquée de la photographie à cette époque n’est pas étrangère à ces découpages de la réalité : plongées, contre plongées, dynamique des contrastes... Mais la vision reste personnelle, singulière même, le regard unique...

Entre Brésil et Afrique, entre photographie et ethnologie

La seconde partie de l’exposition porte exclusivement sur la rencontre de Pierre Verger avec le Brésil africain (rencontre également relatée dans le film de Lula Buarque, Pierre Verger, messager entre deux mondes, projeté dans l’exposition). On perçoit que le photographe trouve ici un objet déterminant, si ce n’est définitif.

Dès ses débuts en photographie, Verger consacre la plupart de ses images à l’étranger ; dès ses débuts, il pose un regard singulier sur l’Autre. Le regard de ce gamin de Santarem, en 1946, couché sur le bord d’une fenêtre, accroche un long moment, sans que l’on puisse dire si c’est l’absence de sourire ou la main, abandonnée, qui met le plus mal à l’aise.

Ce que l’on pourrait reprocher à cette exposition, c’est de ne pas mettre assez en valeur le basculement de la photographie à l’ethnologie. Car les images des cultes afro-brésiliens pour lesquels Pierre Verger va se passionner et qui vont le faire basculer dans l’ethnologie au détriment de la photographie ne sont pas accrochées, faute de place peut-on supposer, mais projetées, de même que les images des rites yorubas, dans lesquels le candomblé brésilien puise ses racines. Il faut dire que le basculement fut progressif. C’est dans les années 1950 que Pierre Verger commence à noter ses observations et, de fait, ses images deviennent dès lors les supports indispensables à son étude des rites religieux : des documents. Une dizaine d’années plus tard, il intègre le CNRS ; il n’est plus photographe. L’instantané et l’esthétique ne sont plus de mise dans sa photographie, il veut comprendre et donne finalement, au moment où il abandonne la photographie comme expression, l’une des meilleures définitions de ce que pourrait être un photographe : « A partir de ce moment-là, j’étais perdu pour la photo. En effet, j’étais obligé de rédiger et d’essayer de comprendre les choses. Ma vie jusque-là était détendue, je ne cherchais pas à analyser (...) ce que je voyais, je me laissais aller à mes impressions, je poussais sur le déclic de mon Rolleiflex de temps en temps. Avant, j’étais photographe. Pas d’explication, les explications ne m’ont jamais intéressé. Ce que je voulais, c’était voir les choses et jouir de la beauté des choses ».


Nathalie Petitjean
Pierre Verger, Hôtel de Sully, Paris, jusqu’au 24 décembre 2005