Commencer à finir, l’art du règlement de compte
Il faut que je change de lit, de canapé, de fauteuils, et que je peigne les vitres pour modifier la couleur du jour. Les tapis finiront sur le trottoir, le téléphone et le téléviseur aussi. Il faut que je déménage, l’appartement est à jeter comme le reste, et le quartier, et la ville.
Ainsi commence le nouveau livre de Régis Jauffret Asiles de fous paru dans la masse des romans de la rentrée. Le narrateur, une chômeuse atteignant la trentaine, tire les marrons d’un feu éteint depuis longtemps, et fait les comptes d’une relation de cinq ans passée avec l’autre anti-héros du roman, Damien, qui décide un beau matin de ne pas revenir, laissant le soin à son père d’annoncer la nouvelle à l’intéressée. De là, Gisèle règle ses comptes par procuration avec son ex, harcèle des inconnus dans la rue, leur déclare ses sentiments comme autant d’insultes à leur incompréhension et à leur fuite devant cette furie les traquant au quotidien, au supermarché, dans leur banque...
Il s’agit par la même occasion de passer à la débroussailleuse tous les tics, les fonctionnements quotidiens, réels ou fantasmés, d’hommes ne jurant que par leurs cabriolets rutilants, leurs bites humides comme un museau de rat d’égouts, et par dessus tout leur incapacité maladive à éprouver le moindre sentiment amoureux.
Paranoïaque chronique donnant dans le précis d’auto-flagellation, Gisèle charge la mule et accable ses amants potentiels de tous les maux, vices, et autres anomalies dans un flot ininterrompu de provocations, injures, supplications, les poursuivant dans la rue, appelant leurs femmes au téléphone tant la mièvrerie du cinéma conjugal lui paraît à présent insupportable.
...Pour toi, je suis tout juste digne d’une aventure extraconjugale. Mais tu vas commencer par m’aimer, je le sais, tu ne pourras plus te passer de moi, tu m’asserviras comme une chienne rabougrie choisie un jour de blues dans les locaux de la SPA. Ce sera déjà l’enfer, ta femme nous poursuivra, elle enfoncera la porte de la chambre d’hôtel où tu me sauteras, elle me mordra tandis que tu continueras à me prendre comme un animal, et tu ne te soucieras pas plus de mes cris que des coups d’escarpins qu’elle te donnera pour essayer de te faire lâcher prise. Elle demandera le divorce pour te faire peur, elle se ravisera pour ne pas te perdre. Tu m’imposeras la grossesse à trois reprises, je serai submergée par les tétées, les couches, les promenades dans un square spacieux comme un pot de bonsaï. Tu m’auras à ta botte, je serai à ta merci, j’attendrai tes visites à genoux, je t’attendrai comme le messie, espèce de sale Christ libidineux...
Un acharnement en règle qui surpasse d’emblée le stade de l’aigreur pour mitrailler la cible à l’aide d’une mécanique bien huilée chez Jauffret, l’accumulation de qualificatifs percutants agencés au sein d’une syntaxe sèche, limpide et ancrée dans l’itération. Peu de trous d’air laissés à la respiration des bons sentiments, mais plutôt, en guise d’huile de synthèse, un humour mordant, amoral, et parfois nihiliste donnant au lecteur l’occasion de laisser échapper çà et là une éructation salvatrice.
Famille en ordre de bataille : le charme indiscret de la bourgeoisie indigne
Si le roman commence peut-être par la fin de l’histoire, cette rage de la narratrice victime nous paraît plus compréhensible lorsqu’on se voit signifier le calvaire que fut cette relation fantôme avec Damien, et surtout, le supplice d’avoir eu à composer avec des beaux-parents, qui s’invitent et tiennent le crachoir dans les pages les plus féroces du livre. Tout part d’une visite impromptue du beau-père, Joseph, venu remplacer un robinet d’évier récalcitrant. Et récupérer l’armoire de la chambre qui lui appartient, ainsi que le disque dur de l’ordinateur.
Une fois l’annonce passée - c’en est fini de leur couple - et la belle fille réduite à l’état de vieux robinet bon pour la décharge, (un robinet neuf = une nouvelle compagne/victime pour Damien), Joseph s’attellera à justifier la décision de son fils de toute les façons possibles et imaginables, arguant dans le désordre l’âge de Gisèle, les ambitions carriéristes de son fils, son refus de toute paternité...Mais également, et ici réside une bonne partie de l’ingéniosité et de la folie de Jauffret, cette propension à faire dire à ses personnages tout et son contraire en l’espace d’une demie page, tel le père qui encense son fils bien aimé depuis son arrivée chez Gisèle mais tranche soudain :
...Je n’arrive pas à comprendre comment vous pouvez encore l’aimer. Un garçon qui n’est même pas capable de rompre avec vous face à face, un pauvre con qui envoie son père faire la sale besogne avec un robinet neuf en guise de cadeau d’adieu...
...Vous l’aimez encore ? Moi je ne sais pas ce qui me retient d’attendre son retour et de l’éclater à coups de clé à mollette...
Et de se rappeler à l’occasion certaines lignes d’Une désolation de Yasmina Reza, dans lequel un fils renégat répondant aux critères de la moyenne exulte dans sa vie d’homme adapté au monde d’aujourd’hui. Foutaises, dit le père ! Et Jauffret de faire entrer en scène Solange, la belle-mère, concentré de tout ce à quoi il est vital d’échapper en cas de relation durable. Mère omnipotente, castratrice, volubile, envahissante, elle occupe le terrain et ne s’embarrasse pas pour livrer à Gisèle un précis de survie à l’attention des jeunes femmes délaissées, agrémenté d’un jugement lapidaire sur sa personne. C’est ici que l’auteur fait valoir la brièveté de sa phrase aiguisée comme le scalpel de la famille tailladant méthodiquement le quotidien d’une belle fille apathique mais un peu moins folle qu’elle. Faisant face à une logorrhée de reproches, de renoncements, de bas instincts érigés en art de vivre, le lecteur saisit alors le sens de la folle cavale à laquelle se livre Gisèle dans les premières pages du livre.
C’est l’instinct de survie mentale dont elle fait preuve qui lui permet d’endurer la confrontation avec des personnages dévorés par l’égoïsme, la méchanceté, l’indifférence ou la paranoïa. Et le lecteur de prendre inévitablement le parti de Gisèle tant elle subit patiemment les invectives, reproches en tous genres de la belle famille qui n’en finit pas de justifier, excuser, admirer la décision du fils qui s’avère mieux pour tout le monde...De sacrés clients que ce Joseph et cette Solange, famille bourgeoise de Versailles en décomposition, tous les codes de la bienséance ayant volé en éclats hormis l’attachement à la progéniture, le rapport au matériel et à l’argent. Ce qui ajoute au trouble du lecteur, hormis des personnages au caractère irréel, c’est un sentiment d’égarement furtif dans les méandres de possibilités narratives fantasmées par les personnages, reniées puis réactualisées. Ce qui donne au roman des allures de labyrinthe névrotique ou chacun lance une diatribe pour sauver sa peau.
Un trentenaire en perdition, une narration comme bouée de sauvetage
Qu’en est-il alors du sujet (de l’objet ?) des élucubrations des uns et des autres ? Le dernier larron de la foire n’existe d’abord qu’à travers la parole de son ex ou de ses parents, suffisamment douteux pour n’accorder qu’une confiance toute relative à leurs propos. Pourtant lorsque la bête entre en scène, c’est le coup de grâce. Fils/amant objet de toutes les attentions, haines, mépris, vénérations, son personnage de trentenaire alcoolique, sodomite et fumiste donnerait un crédit certain à tout revival darwiniste.
Déprimé chronique, oeuvrant malgré lui en tant que commercial dans l’aéronautique, il cultive le cynisme et l’indifférence au quotidien, s’interdit toute approche sentimentale des relations humaines et ne doit sa survie qu’à l’absorption massive d’alcool et de sperme pour faire face aux inepties professionnelles et familiales dont il se pose en victime le reste du temps. L’imaginaire morbide et saillant, il trouve son salut en glosant sur la vie rêvée des clones qui le côtoient :
...Déjeuner avec une sorte de supérieur hiérarchique indirect...Je suis sûr qu’il imagine une technologie bientôt assez pointue pour équiper les appareils de baies vitrées, de toits transparents, de fuselages en verre blanc, et d’ailes en cristal pastel pour qu’ils se crashent en éclatant comme des bouchons de carafes...
Si les considérations de ses parents à son encontre sont ambivalentes, l’inverse est beaucoup plus tranché. Damien, depuis qu’il a rompu par procuration, rentre chez eux le plus soûl et le plus tard possible. Ce qui donne lieu à des scènes hallucinatoires effrayantes et hilarantes où la recherche d’une cuisse de poulet dans le frigo prend des allures de croisade psychédélique. Non seulement les alentours se dématérialisent mais ses parents incarnent subitement un mini bestiaire en effervescence qu’il faudrait bien envoyer à l’abattoir.
Cependant, il n’est pas exclu que sa mère trouve grâce aux yeux de ce Damien-là pour qu’un jour il la baise. Avilissement ultime lorsqu’on a en tête le portrait de la mère en question dressé pour ne la rendre que plus repoussante. Ainsi va la vie du jeune homme, qui en dépit de toutes les tares dont il est affublé, prend au final une autre dimension car Jauffret, maître de marionnettes, s’amuse à brouiller un peu plus les pistes, met en abyme le processus du courant de pensée narratif propre à sa prose, photographie les irruptions forcenées et les considérations désastreuses des uns sur les autres, relativise ses portraits sans concession jusqu’à questionner l’identité même de celui qui les a générés. Belle pirouette en somme qui nous permet de ne pas tout à fait croire à un cauchemar dont on ressort l’esprit en vrille.