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Barry Frydlender - La lenteur du monde
Arles 2005, Rencontres Internationales de la Photographie





Des prises de vue d’un Israël tout ce qu’il y a de plus journalistique (quoique très légèrement convexes) - oh combien chacune étonnante, étendue, élargie, trompeuse aussi, l’oeil pris dans la fascination du trop plein. Restait sans doute le plus touchant : la présence d’un Frydlender manipulant, à même le grain, dans des sutures d’abord inaperçues.

Arles, la belle

Barry Frydlender est né en 1954 à Tel-Aviv. Ses photos sont exposées jusqu’au 18 septembre dans l’église Sainte Anne, une église réaménagée qui s’ouvre en un large rectangle laissant respirer les images, nichées dans des alvéoles autour d’un vide central de béton gris, très sobre et appréciable par une après-midi d’août... Arles est une vraie fournaise, tenez-vous le pour dit / tout le monde le dit. Pourtant, une fois encore, cette ville exerce son charme, parce qu’en général, et ce même un dimanche, la ville est de telle sorte qu’on la croirait déserte - on peut s’y promener avec délectation, tranquille. L’ombre y est fraîche, aussi, et les terrasses de café plus qu’agréables pour une arrivée matinale, par exemple, et un "allongé", - paradoxe français qui nomme ainsi le café long, le plus probant réveil-matin qu’on pourra concevoir pour un matin d’été, en Arles - avant une série de visites d’expositions.

D’ailleurs, si vous faites un tour aux Rencontres, commencer par Frydlender pourrait être une bonne idée, notamment parce que cette exposition est visuellement extrêmement stimulante et qu’elle appelle la pupille à creuser à la pelle : un échauffement de choix, en somme - un bouleversement du regard, plutôt. Puisqu’on peut rapporter la traversée de cette exposition exactement à celle que l’on ferait d’un film, ou, mieux : il y aurait une scénographie dans les images, une machine (dramatique ?) qui, lentement, déplacerait le regard.

(Cafe Bialik, 2000)

à foison

De prime abord : la pure puissance visuelle, réaliste, quasi journalistique des images - la force visuelle que peut présenter une scène de rue absolument nette, prise à la caméra de studio, et s’étendant sur l’espace panoramique de trois ou quatre de nos photos maison... Il y a là déjà un écart de rendu, un écarquillement du visible qui renvoie dramatiquement à l’étroitesse des écrans d’ordinateur... Déjà, le regard se perd, ralentit, tressaute, on se délecte de la "quantité" d’image présentée : chaque photo est comme un album de saisies polaroïds à dérouler.

On pourrait parler a priori d’un cinéma photographique, tant pour la largeur des prises de vue que pour la sensorialité qu’elles excitent, d’une photographie élargie, étendue. Nous sommes d’emblée projetés dans quelque chose qui est plus grand que la photographie (je parle en densité), qu’on ne peut pas saisir du regard comme on le ferait d’un portrait. Je ne sais pas pourquoi, bien avant de rentrer plus avant dans les images, déjà, quelque chose de l’oeil prismatique de la mouche me traverse l’esprit, je pense à cette diffraction - ou sont-ce les alvéoles qui ceignent les images, aux murs, dans ce lieu frais et ouvert ?

L’épaisseur des prises de vue (et aussi ce qui les vrille) soudain apparaît. Ce n’est pas direct, c’est par petites touches, et c’est là sans doute que réside l’ingéniosité de la scénographie de l’exposition, tout autant que de la scénographie interne des images, qui fonctionnent chacune comme un révélateur pour l’autre. D’abord, c’est cette épicerie comme on en rêve en bas de chez soi, surchargée de produits aux couleurs éclatantes, débordante de détails à tel point que par un effet de distorsion plastique (l’effet légèrement fish-eye) et par la largeur du cadre, l’épicerie est rentrée entière dans la photo, y engouffrant sa devanture et ses étals, et même, la rue, et une jeune femme qui, se disant peut-être qu’on ne la voit pas dans cet amoncellement... fait mine de voler quelque chose !...

(Pitzotziya, 2002)

Dehors, c’est la nuit. Les néons brûlent les yeux, et dans le contre-jour derrière la jeune femme, un bus, oui, c’est un bus qui est là, tout au moins l’arrière d’un bus, parce que l’avant... Hé bien l’avant est entièrement gommé, il a totalement disparu. Fondu. Enchaînement. Temps de pose ? Etrange, quelque chose ne colle pas. Quelque chose colle à l’image, comme... est-ce une trop grande maîtrise, une trop éclatante précision de l’image ?

Bains, décalages

Plus loin, on s’étale longuement auprès de baigneurs sur des tapis de plage, au bord de l’eau. Il y a dans toutes les images de Frydlender une luxuriance de couleurs, une lumière, qui font l’effet d’un bain, d’un baume, quelque chose qui installe une scène. Une dimension allégorique ? C’est plus tard que celle-ci devient pleinement apparente : Scène de football, terre battue. Au ciel (c’est le crépuscule), il y a une... lune. Pleine. Euh. Non, c’est un ballon. Mais les enfants jouent au ballon, là, et le ballon est entre les pieds de celui-là, avec sa chemise !... Et puis, ça devient fou, réellement, je vous assure qu’il y a quatre ballons sur cette image ! Les joueurs eux aussi se sont dédoublés - Frydlender apparaît enfin dans ses images, c’est lui qui est là, qui décale tout, qui bouscule les scènes et les... allégorise ? Les symptômatise ? Quoi qu’il en soit, l’effet de distanciation en résultant est radical, et une fois aperçue la photographie d’une large salle d’hôpital, construite savamment d’une même image reproduite deux fois dans le même cadre, une fois vers la gauche, à l’envers, une autre fois vers la droite (est-ce bien l’endroit ?), on prend pleinement conscience de la dimension construite de l’ensemble des clichés de l’exposition, et l’on s’invite soi-même, tout perturbé, à regagner l’entrée de la pièce, et à revoir l’ensemble des images.

Le trouble des détails

La prise en compte en décalage des multiples épaisseurs des photographies de Frydlender aboutit à une saisie globale de son travail toute en demie-teintes : on assisterait d’un côté à une radiographie, à un état des lieux des espaces urbains en Israël, au travers de lieux transfigurés en symptômes. Et l’attention accrue que requièrent les clichés n’est pas sans rappeler en abyme la douloureuse lucidité que la situation politique instable peut occasionner chez des Israëliens amenés tout de même à continuer leur chemin, des boutiques aux cafés, dans l’automne ensoleillé ou sous des pluies diluviennes. Mais il y a aussi l’inquiétude fantasmatique que produit une telle volubilité sensorielle dans des images tout compte fait totalement remontées : que reste-t-il du quotidien, ici, dans ces cadrages surhumains absolument limpides, précis, quand tout a été refabriqué ?

Devant l’image de la salle d’hôpital, nous sommes clairement renvoyés à Magritte. Mais qu’arrive-t-il quand la mémoire elle-même se recompose ? La présence palpable de ce qu’on pourrait appeler "oubli" nous renvoie avec insistance, ici, au magnifique et classique Hiroshima mon amour d’Alain Resnais et Marguerite Duras, pour la capacité de ces deux à porter des oeuvres "savon", des failles ouvrant sur la béance, l’approchant, cernant ce qui nous aliène et conditionne notre devenir.

Un hyperréalisme qui laisse... rêveur

Mais un autre aspect nous ramène à Resnais et Duras : la dimension totalement artificielle qui préside à la réalisation d’un objet finalement réaliste (ou presque...).

Quand Resnais fait doubler les dialogues de son film, après coup, il ne fait pas qu’appliquer une méthode de travail sans doute alors courante dans le cinéma français - il rejoint par là-même la salve des réitérations qui parcourent le film. Mais outre les considérations techniques, la mauvaise qualité d’une prise de son directe alors sans doute aléatoire, il faut savoir que l’acteur japonais (Okada Eiji) qui joue le rôle de l’amant de passage ne connaissait pas une once de français avant le tournage, alors que dans le film il parle un français admirable pour un asiatique... Okada Eiji a tout simplement dû apprendre par coeur l’intégralité de son texte en phonétique, aux fins de pouvoir donner la réplique à Emmanuelle Riva pendant le tournage...

Ce genre d’exploit vertigineux, où la robotique n’a qu’à bien se tenir, quand tous les moyens sont victorieusement employés pour susciter une perfection sidérante de vraisemblance et de naturel, nous permet de situer un peu et de donner la mesure du travail fou de reconstruction auquel se livre Frydlender dans ses images.

Pour preuve, un lien vers une courte vidéo (en anglais) présentant, détails à l’appui, l’image "la plus sombre" de Barry Frydlender, The Flood, en une explication édifiante : plus fou encore que nous n’avions pu l’imaginer, il lui aura fallu cinq mois de travail et plus de 400 clichés pour réaliser cette une seule image ! (ici mal reproduite, il faudrait voir de près l’étonnant traitement que subit la pluie sur ce toit sombre, crénelée, martelée, mille fois crépitante, un jour de déluge comme il y en aurait en Israël... mais finalement, rien n’est moins sûr...)

(The flood, 2003)

Lignes de faille

Qu’arrive-t-il quand la mémoire elle-même se recompose ? Est-ce la même chose, quand le jeu politique tourne à vide dans des argumentaires cent fois réitérés ? Et comment saisir l’implicite effondrement du sens, saisir ce qui ne se saisit plus, sinon par petits essais, plastiques, inconclusifs, imperceptibles ?

Par ses larges images plus vraies que nature, Frydlender réjouit puis saisit tout autant qu’il trouble - son travail plastique fait montre d’une véritable force politique et ouvre un incommensurable espace entre onirisme et étrange : ou quand l’expérimentation parle en négatif le langage de la cité - du grain à moudre, sans doute, contre les tenants d’une objectivité journalistique sans faille (objectivité qui par ailleurs est mise en question dans d’autres expositions en Arles, notamment par Michal Heiman, Israëlienne elle aussi, au Palais de l’Archevêché).

Une petite fille joue (deux fois), vêtue d’une petit robe rose, elle joue au ballon.

(Jaffa/Bat Yam, 2004)

Il y a deux ballons. Plus haut, sur la droite, c’est un cimetière, un peu banal. Un décor est posé... Mais bien entendu (car une fois les stratégies de Frydlender mises à découvert, toutes les images se fendent, se samplent, s’approfondissent, se raturent), le cimetière est entièrement débris, recomposé, rejoué, mille cimetières en un, il faut voir ça, tous les cimetières du monde négligeamment striés au-dessus du jeu dédoublé, naïf, d’une petite fille deux fois citée, ici, à témoigner... de quoi ? Si l’image est tranchée, en bas, à droite, c’est qu’au fil des allées et venues de Frydlender, on a rasé l’immeuble qui s’y trouvait, et ce pendant les quelques semaines de travail nécessaires à la réalisation des clichés de départ... On voit bien que le photographe a mis en place une procédure de travail d’une grande pertinence dans le contexte Israëlien. Ses images se coulent comme des Etna sur plusieurs semaines d’incandescence banale, tout est couvert... La conséquence, c’est que de cette façon, l’image s’ouvre à la durée, à l’imperceptible passage du temps, à la gamme étendue du probable, sur un même plan et sur plusieurs semaines... Un certain nombre de faits s’agrègent et la sensation résultante est que nous ne sommes plus sûrs d’avoir affaire uniquement à de la photographie... Le cinéma est là, aussi, et la peinture. Hébergement en "long séjour". Les images se combinent, saisissent, puis figent, tellement cristallines qu’on ne peut que difficilement croire à cette opération de refonte des eaux de la réalité. Il faut pourtant se frotter les yeux...

Cette exposition, sans titre, pourrait s’appeler - nous choisissons de l’intituler La lenteur du monde : pour la façon dont certaines situations parlent pour d’autres, pour toutes, dont les jeux se répètent, dans le soir, tard, la façon dont toutes les plages du monde parlent de langueur tout de même, quelle que soit la nature des conversations proches, voisines, qui dans le sable s’étalent, comme un ruisseau de souffles aux intonations graves...

(Smoking, Sinaï, 2004)


Guillaume Fayard
http://www.rencontres-arles.com/ (jusqu’au 18 septembre 2005)