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The national - Alligator + live !
L’alligator sort les dents.





On place souvent The National dans les bacs de pop dépressive entre Tindersticks et Lambchop : trop facile. Bien sûr, il y a la voix, le timbre de Matt Berninger aussi secoué par l’accrochage des corps que le grand Kurt Wagner. Bien sûr il y a les cordes et les longues insulines, cette manière-là de céder presque, de s’avouer vaincu. Presque, sauf que justement non - la preuve sur scène.

D’accord. Le côté adult pop et son désenchantement semblent d’abord occuper tout l’espace. Or tout est justement là sur leur dernier disque Alligator : derrière le grand manège des corps et de la trahison des villes, notre double paire de frères montre aussi bien les dents ; un songwriting toujours aussi raffiné mais désormais jambes sur le ring.

How to secretly (dis)appear in a room.

On ne discute pas la complicité, il suffit de l’entendre. Une façon de mettre la pop sur un rebord de fenêtre, de porte ou de zinc, en pleine ville. Même s’il sont originaires d’Ohio, The National est bien un groupe new-yorkais, pris de mille foules au désordre, multiple, ouvert à l’oblique. La tête à moitié dehors, on entend des paroles, on voit des corps, des images dans un ordre bizarre où le simple se croise au complexe.

On trouve dans Alligator des rythmes pop, des harmonies de travers qui impriment aux morceaux cette légère torsion si plaisante : des touches, des notes, des couples étranges réunis dans une pièce où tout l’alliage se fond à la voix sombre de Matt Berninger, l’oreille toujours en pointe. Friend of Mine et son arpège très Velvet période Stephanie says, Secret meeting et sa guitare harpe sur un rythme dance fin de course, Daughters of the Soho Riots et sa batterie velours, tandis que sur Abel, The geese of Beverly Road et Mr November elle se métamorphose, grasse et puissante, mâchoire ouverte.

Sous la plainte, une mâchoire de crocs.

L’Alligator, yeux mi-clos sur Daughters of the Soho Riots et Val Jester , confirme donc sa mue et s’éloigne des Tindersticks pour s’approcher d’une bête aux crocs plus vifs, à la langue de gecko : rapide sous la torpeur, immobile mais prête à mordre, l’écaille au creux des paumes.

Il suffit de les voir. De joyeuses têtes de bibliothécaires, lunettes aux nez, le regard un peu rêveur. Une troupe insolite, vraiment. Un batteur haut comme un arbre qui place sur ses fûts des bouts de tissus mouillés pour adoucir ses coups. Un type hirsute à l’archet décousu qui s’agite sur son violon comme s’il tenait entre ses mains le conseil de sécurité de l’ONU. Et le chanteur enfin, le poing replié sur le menton, comme pris d’une atroce rage de dents. Preuve qu’à la double tonalité d’Alligator - la plainte et les crocs, c’est bien aux mâchoires que se joue l’acte final.

Take your reasons and take them away, to the middle of nowhere.

Et quel acte ! Mise à feu, effusion dès l’entrée par une batterie tenant l’équilibre entre guitares au violon, avec au dessus, poing contre peau, dents serrées, notre chanteur à la brochette de caries mal soignées. Va-t-il bien, tiendra-t-il ? Sa mine ne changera pas. Possédé littéralement d’un coin à l’autre de la scène, poussant tous ses sbires à l’attaque, Matt Berninger aura cramé toute la retenue palpable sur les disques du groupe. Et lorsqu’il hurle en damné I’m so sorry for everything, une évidence : de belles années d’analyse sont encore devant lui.

Côté tatapoum, un set non seulement parfait mais plus que, hissant l’album entier sous la corne, la tension du merveilleux Mr November. Une lente libération orgasmique, jonglant de rythmes et d’arpèges pour une surprise : cette capacité, entre chaque morceau, à filer de mini-instrumentaux, où dans une lente montée, porté par les guitares et le violon, le groupe change de visage et se place haut les veines, quelque part entre Godspeed, Do Make Say Think et Explosions in the Sky, sainte trinité post-rock. Et le calice ? Jack Daniels, of course.

La bouteille en tétine, Matt Berninger s’avoue donc un autre point commun avec Tennessee Williams que celui confié sur City Middle, du peut-être à sa fréquentation de notre duo national défricheur d’ondes Lenoir/Soullier, cité dans les liners. Un concert que l’on qualifiera de grandiose pour rester tout à fait sobre. Vous voilà donc prévenus. Si jamais l’animal passe près de vos murs, aiguisez-vous les ongles.


Stéphane Mas