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Cat Power live !
Quasars, trous noirs et poussières d’étoiles





Invitée par Alain Bashung, une étoile filante luit au loin, lutte péniblement contre une atomisation en forme de descente aux enfers. Piano, guitare et voix sauveront-ils Cat Power du purgatoire ? Réponse en pointillés luminescents.

Fin de partie

Elle est bien grande, bien imposante, bien creuse cette salle de la Cité de la musique pour accueillir le petit bout de jeune femme et ses musiciens dont la venue excite les papilles, tant la renommée qui les accompagne est truffée d’anecdotes, de renoncements, de plantages qui défrayent la chronique. Un paravent noir barre la scène de part en part. Circulez, qu’espérez-vous voir ? Devant, le piano attend son heure. Cat Power, son univers intimiste, parfois apathique, souvent stellaire, tranchera fatalement avec la prestation donnée en première partie par un Mark Eitzel véhément. Une partie des convives, confortablement installée dans des fauteuils ouatés, petons à l’air, attend consciencieusement la belle, imagine un set sagement étalonné sur les consœurs déca-croissant du dimanche matin - Laura Veirs, Emiliana Torrini, Julie Doiron. Elle en sera pour ses frais. Mais n’oubliera pas de présenter la note. Se présente alors Chan Marshall, une poignée d’albums au compteur pour autant de bleus à l’âme qu’elle s’évertue à exorciser avec pour anxiolytiques une voix, une guitare, un piano et une bonne dose de courage. L’entrée est alerte et souriante, répond aux acclamations du parterre, à l’adresse de qui elle lève son verre, empli d’un liquide jaunâtre en guise de carburant pour affronter la torpeur ambiante. Une chaise et sa guitare l’attendent. Entonne le premier titre dans la droite ligne de ses albums et des autres morceaux grattés de la soirée. Quelques accords plaqués tranquillement s’évaporent en volutes. La sensation de malaise est palpable. D’emblée. Effacée derrière une frange adolescente et une chemise informe, Chan promène ses chansons et son inspiration solitaires au gré de lignes mélodiques dépouillées, hésitantes, ébauchées fragilement dans un work in progress dont ni elle ni personne n’entrevoient l’issue. Les jambes s’agitent, les bras se crispent, la tête balance nerveusement, la sérénité et la fluidité révélées sur « Free » passent aux oubliettes. Démons ? Névroses ? Obsessions ? Les rais de lumières agressent, la chaleur emprisonne et l’oblige à reprendre trois fois l’entame d’un nouveau morceau. L’eau de feu ne descend pas, ne détend pas, malgré les encouragements de certains. D’autres, supportant mal l’accouchement aux forceps, réclament la césarienne : « Where is the band, Chan ? ». « What band ? ». C’est une traversée du désert, une lutte de haut-vol. Au piano, l’Américaine pourrait trouver un allié, un reposoir sur lequel s’appuyer, se reprendre, faire face aux doutes qui la taraudent. Mais la même ligne en pente douce sculpte en sous-main un univers d’éboulis qui renferme quelques pierres précieuses.

Parler aux arbres, la communication par l’absence

Ce soir-là, Chan est seule, face à elle-même. Le public n’existe pas. Elle se tient en équilibre au bord de la barranca, sous le volcan d’un imaginaire lacéré de coulées de lave, comme seules bouteilles, deux instruments pour abîme. Pas d’alcool, de groupe tuteur, pas de public à embrasser. La névrose en seul point de mire. De ce magma de frustration (de déception pour certains) émerge peu à peu une pointe de diamant que Chan biseaute inlassablement depuis une petite heure. La taille est oblique. L’outil à tranchant incliné ne travaille pas où on l’attend. L’œuvre naît à la périphérie d’un art que beaucoup jugeront bâclé, brouillon, opaque. Mais Chan Marshall n’est pas une pute. A qui voulait voir une icône safe de la folk américaine, un show faussement déglingué et m’as-tu-vu, elle offre une pioche et une frontale pour sonder la houille recouvrant le cœur à vif d’une artisane orfèvre du bricolage sur démesure. Aux consommateurs de « prêt à déprimer », elle trace un labyrinthe semé de fausses pistes, de chansons méconnaissables, de refrains susurrés. Et chaque titre semble ouvertement saboté : au final, les mains s’agitent frénétiquement sur les cordes ou les touches, venant briser l’harmonieuse construction que chacun s’escrime à mettre en œuvre. Masochisme d’une présence irréelle qui s’érige en déni de soi, de son talent, de son travail, jusqu’au refus d’en nourrir un public tout acquis à sa cause. Dans la nuit, un concert réunit les opposés. De la déconvenue initiale naît un étonnement, un plaisir à la fois étrange et excessif. Le DVD “Speaking for trees” avait marqué le signal. En pleine nature, Chan Marshall commence à jouer, hésite, s’arrête, gratte quelques accords à contretemps, quitte le cadre fixe, revient, bâille, s’étend dans une atmosphère beaucoup moins oppressante que ce soir-là. Et l’impression que pendant cette petite heure d’un monologue tout intérieur, un être se tenait loin mais paraissait si près. Un être, un astre d’une luminosité puissante mais émis d’une source ténue. Fluctuations, dépressions passagères pour tout témoignage d’une activité artistique intense. La traversée des apparences implique un détricotage en règle de tout ce que Cat Power pouvait véhiculer en matière de support à fantasmes. Le gabarit en pièces, ne restent que les bribes, les lambeaux, les scories que l’orpailleur tamise et cache dans une poche de chemise trop grande. Tout près du cœur.


Guillaume Bozonnet