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Josh?s trees - Peter Entell
Boys don?t cry





Moment fort du premier Festival du film Romand, un documentaire sur la mémoire et la filiation, la reconquête de l?intime face à la mort. Film-hommage, film-don, Josh?s trees prend le bien par la racine et parle d?amitié, de résilience et d?amour au pays d?Uncle Ben.

L?histoire d?une amitié : il y a plus de six ans, Josh Hanig, le meilleur ami de Peter Entell, meurt des suites d?un cancer. Son fils a moins d?un an. Cinq ans plus tard, le petit Marshall commence juste à poser des questions sur son père. Comment se construire sans mémoire ? Comment se construire sans père ? Comment faire un deuil impossible ? A toutes ces questions, Peter Entell choisit de répondre avec ce qu?il sait faire, un film. Un tas d?images prises puis scindées, pour se faire une mémoire, un corps, un lien, tout simplement pour vivre.

Film à feuilles de l?intime.

Josh?s Trees tient ses branches à plusieurs frontières. Film de famille puisque Peter Entell filme la femme et le fils de son meilleur ami avant qu?il ne meurt, film de l?intime lorsqu?il aborde la mort d?un père, la mort d?un homme aimé, film autobiographique enfin puisque à travers son commentaire off, son rôle et sa présence à l?intérieur du cadre, le réalisateur se montre. Images d?archives, extraits de documentaires, visites en pèlerinage, lettres, paroles, il y a beaucoup de mots parlés, écrits, non-dits, beaucoup d?affects, de souvenirs dans le film de Peter Entell. Comme pour contrer la mort de son ami, Entell filme la vie comme elle vient. A l?extrême opposé de Jonathan Caouette et de sa caméra miroir trop pleine de soi mis en scène, soi mythifié, soi admiré puis haï, Entell fait tout pour s?en tenir au réel, partisan du brut sans stuc et sans effets.

Dans la série des films millefeuille, Josh?s trees reste donc très éloigné de Tarnation, le film tenant ferme ses différentes peaux. Family films en super 8 tournés par Josh, extraits de ses documentaires, images au présent du voyage en Italie de Marshall, Leslie et Peter, tout se mêle jusqu?au plus intime, lorsque, dans une cuisine en vrac, ou d?une chambre d?hôpital où son état empire, le père s?adresse à son fils. D?un coup, le présent d?alors, avec urgence, efface toute mise en scène et surgit plein écran. Le père filme son fils âgé de quelques mois marcher à quatre pattes vers un sac en papier. Il tourne autour, il le touche, il veut jouer avec. Il ne sait pas qu?il contient les médicaments de son père qui, atteint d?un cancer du pancréas, continue de filmer.

Double mouvement pour mémoire et perte.

Le film se place au moment exact où fin et commencement se confondent. Pour Peter et Leslie il s?agit d?un long retour en arrière pour revoir, refaire l?expérience d?une partie de sa propre vie qui s?éteint. Une manière d?aboutir, de mettre un terme au deuil, tandis que pour Marshall, un mouvement inverse commence : celui de la redécouverte, de la reconnaissance d?un père.

L?histoire d?un voyage pour se faire une mémoire. Au sens propre, Leslie, Marshall et Peter partent sur les traces de Josh. En Italie, à San Gimignano, ils descendent dans le même hôtel que jadis, ils retrouvent une gravure, ils revivent, comme en thérapie, des moments, des lieux, ils retrouvent des affects. Une manière, par ces retrouvailles symboliques avec le mort, de permettre à Marshall de combler un trou, un vide par la parole et l?image, pour contrer le trauma de l?incompréhension, de la culpabilité inconsciente. Entell continue donc avec ce film d?ouvrir la veine d?un cinéma en quête de reconstruction intime, tel qu?on a pu le voir avec le très beau film de Mariana Otero, Histoire d?un secret. Partir, rechercher ce qui a été perdu, caché, dans un mouvement de reconquête. Un retour fortifié ici par une mise en abyme des images, des généalogies successives.

Amérique et psychiatrie.

Qui était ton père ? En s?adressant directement à Marshall, Entell court-circuite le voyeurisme du spectateur mais lui permet néanmoins de rentrer dans le film, et ce de la manière la plus classique qui soi - la biographie, à travers la jeunesse de Josh, ses rêves, ses projets, ses doutes, son désir de tourner, de transmettre, d?avoir un enfant. Car les généalogies ont ces dépendances qui vous tiennent. Josh parle à son ami de son propre roman familial. Ce film qu?il avait commencé à tourner. Des images de son père, des fragments, des pages qu?il voulait lui-même tourner. Un père incapable de l?aimer comme lui n?avait pu l?être par sa propre mère, qu?il croyait morte alors que, durant des années, elle était internée en hôpital psychiatrique. On pense à l?histoire de la mère de Jonathan Caouette, à celle encore de la sœur de Nan Goldin présentée l?an dernier à la Chapelle de la Salpêtrière, à ce rapport malsain entre Amérique et psychiatrie. Des fossés, des trains, des bouts d?histoires mises de côté, qui se retrouvent parfois dans certains plans de coupe de Peter Entell.

For mine is an old belief that there is a soul in every tree.

Des trains, des palissades, des flashs, de grands champs d?herbes, et ces frêles arbres-cactus du titre, au Joshua National Park. Il y a ce mouvement d?abandon, d?une beauté qui s?efface dans les images d?Entell, sans que rien ne soit appuyé. C?est la vie, bien plus que la souffrance, qui subsiste au montage. Marshall, avec ou sans père, reste un enfant qui vit, rit et sait faire ce qu?il veut. Entell ne pose pas de questions, il n?impose rien. Il se contente de filmer, de recevoir ce qu?on lui offre. Dans l?intimité du quotidien, sa proximité, son rôle vis à vis de Marshall deviennent plus importants, des parties de basket jusqu?au maniement d?une caméra.

Ainsi, l?enfant semble grandir avec le film. Au début, on l?évoque, on parle de lui, on le découvre par les paroles, l?amour de Josh, puis on le voit filmé, dans le cadre de son père, avant qu?il n?intervienne au moment du tournage et regarde les images de sa propre enfance. Ce n?est qu?à la fin qu?on le voit vivre, en Italie, lorsqu?il prend la caméra à l?endroit même où repose son père. Juste face à la mort, il se met à filmer. Quelques secondes où le cadre s?abîme et permet de matérialiser, via l?image, cette filiation avec son père.

Mémoire et corps d?images : dette et deuil.

L?ambition de Peter Entell est grande : vouloir faire un corps, reconstituer par différents supports, au delà de la mort physique, une présence, une parole, un visage, et les rendre vivant dans la mémoire d?un enfant. Faire en sorte qu?il ne grandisse pas sans, mais avec son père, qu?il se construise grâce à la représentation symbolique que le film constitue. En ce sens, Peter Entell remplit sa fonction, son devoir même. Lorsqu?il parle de son film, le réalisateur évoque une mission, une dette contractées auprès de son ami avant sa mort. Dette qu?il aura non seulement honorée, mais dont il aura également élargit la portée, en permettant à Leslie et à lui-même d?accomplir un difficile travail de deuil.

Car enfin lorsqu?il coupe au montage les trente années qui s?écoulent entre sa rencontre avec Josh l?apprenti cinéaste et le présent de son deuil, Entell raconte une très belle histoire d?amitié, dont le film lui même est l?ultime témoignage. A travers leur histoire commune, du basket à la musique baroque, en passant forcément par le cinéma, de ces rushs de films de famille, où l?instant, la vie prennent le cadre sans calcul, Entell dessine en creux le portrait d?une partie de sa vie, celui également d?une certaine Amérique démocrate et sensible de ces années-là - des images où l?on croise Kurt Vonnegut, Norman Mailer, où l?on rit et s?inquiète de la marche du monde. Au delà de la perte et du deuil, Peter Entell signe un film rare, profondément humain, un film-mémoire pour se refaire d?un cri.


Stéphane Mas