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Henri Lefebvre - Les unités perdues
“Nous sommes tous sans noms. Inachevés.” Victor Serge





Se laisser entraîner par cette litanie des pertes à l’écriture limpide, c’est redonner la parole aux absents, à ces petits riens, ces grandeurs, dont nous avons entendu parler sans jamais les côtoyer, à nos parts manquantes, à ces membres amputés qui nous font toujours souffrir.

Au cours de nos encore courtes vies, on en a tous connu des pertes.

On en a tous perdu des unités dans ces boîtes à parler vitrées, qui égrènaient le temps en unités restantes. Dans ces boîtes où parfois se nouaient et dénouaient des histoires perdues dès lors que commencées. Perdre l’unique, l’Unique, la Sainte Face (Claude Mellan, 1649), perdre la face, la sienne, celle de l’Autre surtout. Pertes d’unités chères à nos yeux. Unicité de la perte comme expérience. Perte d’une illusoire unité de soi et du monde aussi, d’un monde qui explose en même temps qu’avance le temps, que passent nos années.

Alors pour cesser de perdre notre temps en unités de lecture insatisfaisante, il faut plonger dans l’inventaire dressé pour nous par Henri Lefebvre, entomologiste collectant des insectes hors normes : des disparitions, des destructions, des projets inachevés, à peine ébauchés, des évanescences, des velléités aussi, d’Empédocle à nos jours, passant par les guerres du monde, Sarajevo des années 1990, le 11 septembre...

Scribe d’objets perdus parfois non identifiés, Lefebvre s’attache à faire exister en quelques mots des opéras, des romans, des films, des journaux, des poèmes, des retables, des tableaux, des fresques, des sculptures... que jamais plus on ne pourra entendre, lire, voir, toucher, adorer ou détester.

Il s’attache aux lieux, à des bibliothèques beaucoup, qui si souvent partent en fumée (Louvain, Sarajevo, pour les plus célèbres) qu’on vient d’en écrire l’histoire et d’en dresser la flambante chronologie (Lucien Xavier Polastron, Livres en feu : histoire de la destruction sans fin des bibliothèques, Denoël, 2004).

Il s’attache aux personnes, aux corps : d’une chevelure peu à peu tombée, suscitant sourire, à la perte d’êtres tout entiers, appelant le deuil.

Il s’attache à d’immatérielles unités, nourrissant de poésie son utopia du tout perdu : les motifs d’une brouille, la teneur d’une conversation téléphonique (drôle, entre Pasternak et Staline, parce que forcément consignée par les sbires du tyran), une rencontre, un souvenir, la signification d’initiales abandonnées au bas d’une feuille de papier, les derniers mots d’une langue (le cumbrique).

Il y a aussi, parmi les lectures d’Henri Lefebvre, des abonnés à la perte qui hantent les 90 pages de cette litanie : Kafka, Melville, Joyce, Eisenstein... et un grand absent dont la Disparition non évoquée serait possiblement un hommage en creux. Une prédilection également certaine pour Dada, les surréalistes, Duchamp.

Lefebvre, on l’a su, est un documentaliste enfoui sous un fatras de paperasse économique. Il en est devenu comptable du non advenu, du disparu avant d’être de nous connu ; il y a gagné un style. Et le rire, les larmes au bord des yeux, l’horreur (cf page 77), en quelques mots rassemblés, nous attendent au coin de ce cimetière des œuvres perdues ou jamais réalisées, ce limbe des enfants, ce puits sans fond de la création en devenir (vivante au fond) dans lequel chacun pourrait laisser tomber les pertes qu’il affectionne. Et poursuivre la liste...

... les daguerréotypes ratés par Gérard de Nerval au cours de ses voyages en Orient · la correspondance entre G.R. et G.P. pendant la guerre d’Algérie, détruite un jour de colère · la lettre autographe de Kundera qui m’était adressée · le plafond XIXe de l’opéra Garnier caché par la composition de Chagall · le u de disparu p.88 des Unités perdues...


Nathalie Petitjean
Henri Lefebvre, Les unités perdues, Éditions Virgile, 2004, 12 euros