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Ill Ease, Régina Spektor, Nina Nastasia Live !
Les femmes à la baguette





Huitième édition du festival « Les femmes s’en mêlent » qui propose un échantillon inflammable de rock, folk, électro parmi ce qui se fait de mieux sur la scène indie actuelle. L’occasion de prendre la température du baromètre féminin en découvrant de vraies pépites sorties de leur confidentialité. Artisanes frondeuses, matriochkas en transes et accordéon sous prozac pour une soirée de pur plaisir.

Brûler la piste

Tout commence par l’inconnu de la soirée. Ill Ease, binôme new-yorkais comme les deux autres groupes du plateau. En scène, une formation minimale composée de Elizabeth Sharp, batteuse et leader du groupe, autour de qui gravitent habituellement trois ou quatre autres musiciens. Mais ce soir, elle a pour seul partenaire Pastore à la guitare pour un set résolument sec et brut de décoffrage. Dans le vif du sujet, une rythmique échevelée, essoufflée et toujours entêtée sur laquelle vient se greffer les mélodies acérées et répétitives de Pastore. Les deux compères tracent une ligne de compositions souvent réduites à leur plus simple expression. On rentre alors de plain-pied dans un rock dépouillé, qui rappelle ouvertement la brèche des femmes énervées tracée par PJ Harvey, ou, plus récemment, Shannon Wright. Ici, pas d’envolées lyriques-ce sera pour plus tard-pas de morceaux élaborés, pas d’introductions interminables, mais une entame de la matière rock dans ce qu’elle a de plus intime, de plus obsessionnelle aussi. Car il ne faut guère plus de trois ou quatre accords plaqués en boucle et une batterie épileptique, parfois à contretemps, égarée dans un labyrinthe minimaliste pour toucher directement aux tripes. Et si le son est largement bâclé et les mélodies joyeusement dépiautées, l’esprit, lui, est bel et bien là et fonce tête baissée dans un parterre de bras ballants.

La caresse et la mitraille.

A peine remis d’un rush initial, confus et primaire, l’heure est venue pour Elizabeth de quitter sa batterie pour procéder à un échange d’instruments en règle pour la suite des opérations, et le set de prendre une tournure plus apaisée, pour une série de morceaux où la voie de la demoiselle sort de sa réserve. Une voie qui se cache sagement derrière la mécanique bien détraquée des deux instruments, volontairement (où non ?) en retrait pour susurrer des paroles inaudibles qui ajoutent à l’esprit lo-fi du groupe. Une voix, qui, somme toute, vient s’agglomérer tel un troisième item aux compositions du duo. Et le groupe d’égrener maintenant un ensemble de comptines enroulées sur elles-mêmes, de manière quasi-obsessionnelles. Car l’art de Ill Ease se déploie paradoxalement à la croisée de plusieurs sentiments. D’un côté, l’aspect frondeur des morceaux les plus incisifs nous envie de prendre le volant d’une vieille Oldsmobile et de foncer ventre à terre à travers les paysages amorphe du mid-west américain. De l’autre, stopper l’élan et gamberger dans des motels de seconde zone pour composer une musique intimiste, repliée sur soi et un brin désenchantée. Comme l’album « Live at the Holiday Inn », qui n’a de live que le fait qu’il fut enregistré d’une traite dans un hôtel de banlieue d’Atlantic City. Et c’est bien ce qui fait tout l’intérêt de ce groupe qui développe un punk sensible, hypnotique et mutin. Mais il est temps pour Elizabeth et Pastore de reprendre leurs attributs initiaux, pour entamer le morceau de bravoure de ce concert, un « Dear Krazy » qui met le turbo pour s’étendre sur une dizaine de minute pendant lesquelles la batteuse n’a cesse de marteler ses fûts de plus en plus vite, arque boutée telle une furie pour faire voler en éclat l’atmosphère oisive des lieux. Pastore s’accroche, tient le rythme, martyrise sa guitare qui crache malgré tout les mêmes accords depuis le début de la fin. Face à sa comparse qui mène le train, il écoute, riposte et avouera après le concert : elle trace la route, je la suis... ». Et nous de les suivre jusqu’à l’éreintement auditif d’une soirée au sein de laquelle Ill Ease fut sans conteste la belle révélation.

Right to my veins, right to my heart

C’est ensuite au tour du petit phénomène de la scène folk new-yorkaise d’apparaître. Avec pour seul compagnon, un piano placé en plein centre de l’espace. La petite Régina Spektor s’avance, et, devant un public qui l’accueille soudain chaleureusement, elle s’assied pour une séance d’explication frontale. Forte du succès d’estime dont jouit son « Soviet Kitsch » sorti en 2004, sur lequel elle déroule un folk gentiment déglingué, elle se livre ici à un exercice autrement périlleux en public : le solo piano. Car il ne faut pas s’y fier. Régina à beau s’afficher en tutu rose avec un large sourire empreint de timidité et des pinces à linge plein le col de sa chemise, c’est une autre histoire lorsqu’elle s’assied au piano. Ce qui frappe d’emblée chez ce petit bout de femme, c’est la fermeté, la force, l’autorité avec laquelle la belle attaque le clavier. Pas d’affèteries, de préliminaires, ou de mise en bouche, mais un son et une présence qui s’impose à la salle, et faire table rase des scories de larsens laissés par ses prédécesseurs. Et pour donner toute l’ampleur aux mélodies de chair et de sang qui assaillent les lieux, Régina laisse libre court aux intonations multiples d’un timbre de voix puissant mais toujours juste, mélodieux mais jamais mielleux, un organe dont la new-yorkaise s’attache à exploiter toute les possibilités, du susurrement au cri, sans verser à aucun moment dans le démonstratif. Et ce n’est qu’au bout de quelques morceaux qu’on se remet de l’uppercut qui nous a traversé les oreilles, pour se laisser avidement prendre par la magie de l’ensemble.

Come on, Daddy

Non contente de scotcher son audience avec des envolées digne d’un croisement entre une sonate de Beethoven par Richter, et un morceau foutraque de Kusturica, notre âme russe (qui d’après elle est belle et bien morte) prend un malin plaisir à faire retomber la pression entre chaque morceau, laissant éclater un large sourire mêlant timidité et bonheur devant les applaudissements fervents d’un public conquis d’avance. Et Régina de lancer régulièrement quelques phrases pour entretenir une atmosphère déjà cordiale. Mais le répertoire reprend. Plus intense, plus à l’os encore lorsque la chanteuse entame un « The Flowers » tout droit sorti de la maison Schubert, déroulant une mélopée à la fois sombre et pleine de colère rentrée que l’Allemand n’aurait pas renié. Car les romantiques, Régina les connaît. Des études de piano classique sont passées par là, et c’est toute l’exigence et la rigueur de cet enseignement, des partitions de Schuman ou de Brahms qui nous électrisent au fil des titres. Trop de rigueur, c’est la raison pour laquelle Régina Spektor a abandonné les grands maîtres du piano. Trop de sacrifices sans doute, trop de frustrations de ne pouvoir profiter de tous les instants d’une vie qu’elle dévore depuis qu’elle est installée à New York, toute étonnée des portes qui s’ouvrent et du plaisir qu’on peut prendre à composer et à jouer la musique qu’on retient en soit depuis l’enfance. La musique et les mots aussi. Des mots qui jettent en l’air une partie de sexe bestiale, des amants réifiés qui laissent en débris, transformés en fleurs qu’on ne peut plus jeter, des nuits où l’on se demande si l’on pourra dormir, des pères que l’on implore mais qui ne répondent déjà plus...De la musique et des mots pour retourner les viscères et expulser les démons quitte à crier que Marianne est une pute, car elle embrasse mais ne se dénude jamais. Des promesses...qui sont définitivement tenues lorsque Régina, autorisée à jouer un troisième rappel attrape une baguette pour un dernier morceau, battant la mesure frénétiquement d’une main, l’autre s’activant au piano pour un final en guise de dernière offrande. So, breaks me to small parts...

Esprit, es-tu là ?

Difficile d’enchaîner à la suite d’une telle performance. C’est au troisième groupe new-yorkais de la soirée de reprendre le tison incandescent laissé sur les planches. Nina Nastasia pourtant fait fi de l’indifférence générale qui accompagnera son set, et entame son tour à la guitare acoustique, entourée d’un contrebassiste japonais perdu de vue depuis 13 ans, et d’un accordéoniste apathique. De douces mélodies, composées sur mesure pour un dimanche après-midi où le brouillard est aussi dense à l’extérieur que dans les neurones. L’intensité retombe d’un cran, et l’on se prend à écouter la douce voix de la chanteuse, habilement soutenue par un archet qui caresse délicatement son instrument. Si par moments, les morceaux de Nina parviennent à toucher une corde sensible, ils versent également dans une mélancolie prégnante et un peu systématique qui rend l’ensemble relativement monocorde et parfois à la limite de la sensiblerie. Heureusement les interventions parcimonieuses du piano à bretelles nous remettent dans l’ambiance d’un concert ouaté.

Les mains ont la parole.

Joshua Carlebach. A grandi à Miami, Floride. En a gardé une certaine nonchalance prégnante chez ceux qui ont été abreuvés de soleil pendant leur jeunesse. Passe quelques années à Paris, où il suit des cours de théâtre. Retour aux Etats-Unis, il s’installe à New York, devient le musicien attitré de Nina Nastasia. Tout semble normal, jusqu’ici, tout comme lors du concert donné au café de la Danse ce soir là. Sauf, qu’à mesure que les titres défilent, force est de constater que non seulement il ne joue pas beaucoup, Josh, mais il ne bouge guère plus, à vrai dire. Lorsqu’au bout du 5ème titre, on se rend compte que notre gaillard, prostré sur une chaise de récupération, le menton dévoré par une barbe hirsute posé stoïquement sur son accordéon, et le cheveux dans l’œil fixe son regard vide sur un point précis du plancher de la scène, on se dit quand même qu’il doit s’ennuyer ferme, notre ami. Peut-être guette-t-il le moment où il va devoir ouvrir son instrument pour y extraire une note plaintive. Ca y est le regard se lève, interrogateur, les doigts pressent quelques touches presque contraints, les soufflets s’étendent puis se rétracte le long des bras pâle du musicien. Mais non, c’est déjà terminé. Humble et satisfait d’avoir apporté sa touche à l’édifice, l’homme retourne dans sa méditation, accroche son regard à un clou qui dépasse, courbe le dos et attend patiemment le prochain feu d’artifice. Il faut bien reconnaître que cet homme apparemment très en retrait des choses qui peuvent se passer sur scène parvient à capter notre regard, à le dompter même, de sorte que son absence et son immobilisme persistant font qu’on ne regarde bientôt que lui, l’incarnation d’une présence fantomatique. Le concert pris alors une autre dimension, transcendé par ce Bartleby de l’accordéon. Mais les apparences restent trompeuses. Anyway, thank you Josh.


Guillaume Bozonnet