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Rois et Reine - Arnaud Desplechin.
Petite chronique d’une grande névrose.





Il est des rois mais une seule reine dans ce tourbillon de film, ballet incessant qui du théâtre à la littérature place Emmanuelle Devos au centre d’un cercle magique. Les hommes s’agitent en marionnettes mais son mystère d’héroïne demeure entier, puis s’épaissit, se pare d’une beauté sombre. Mêlant tragique et burlesque, Rois et Reine brûle sa chandelle par les deux bouts.

C’est une femme qui parle, la trentaine élégante. Elle semble douce et riche. Nora fait du négoce d’art, et s’apprête à se marier avec Jean Jacques, un homme qui lui offre une vie sans besoin. Aimer, c’est n’avoir pas à demander, dit Nora. Femme de galeries, d’aéroports, de gares, toujours en phase avec la lumière. Le teint blanc lui va bien, le bleu aussi.

Elle s’est séparé depuis un an d’Ismaël, l’homme avec lequel elle partageait avant sa vie. Ismaël, pas assez prévenant, pas assez responsable, s’occupait neanmoins beaucoup du fils de Nora, dont le père est mort pendant sa grossesse. Un père identique, pas assez rempli d’attention, de prévenance, pas assez stable. C’est une femme qui cherche le calme, filmée près de murs blancs, de baies vitrées, de vêtements fins, coupés de blancs et bleus. Son fils est toute sa vie, dit-elle. Elias, en vacances chez son grand-père, est à Grenoble. Elle part chercher son fils et trouve son père face à la mort.

Nora, héritière d’Hitchcock et féline carnassière.

C’est donc l’histoire d’un cercle magique au centre duquel se tient Nora. Derrière son regard pur, sa silhouette légère, bretelle à l’épaule, une robe de soie dans les yeux, Nora inaugure un genre nouveau de femme fatale : l’innocence de l’enfance mêlée à la hargne d’une mère courage. Autour d’elle les hommes s’agitent, la cherchent, pensent la trouver, la prendre mais c’est elle qui veut tenir les rennes, les lover dans son centre, les mettre dans ses filets.

Cela tient d’abord au charme d’Emmanuelle Devos, son regard d’un bleu très clair qui cache un gouffre, son port noble, sa mâchoire carnassière. Desplechin fait d’elle une héroïne Hitchcockienne, lorsqu’il la filme tantôt en caméra fixe, tantôt en virevoltant autour d’elle, en cadre très ouvert, ou au contraire très serré, et que l’on sent derrière la caméra un homme, comme avec Hitchcock, non pas amoureux, mais rempli d’admiration pour cette beauté, cette part de mystère qui lui résiste.

Parmi les scènes les plus limpides du film, le moment où Nora se recoiffe après être entrée dans la clinique. Entre deux lavabos qui se font face et le jeu des miroirs, Nora se coiffe, s’observe, s’admire. Ce qui pourrait ailleurs passer pour un exercice de style un peu vain touche ici pleine cible. Et le cut-up lumineux du cinéma hollywoodien des années 60 s’attache à un propos. Comme pour nous dire du personnage : voyez, une féline entre en jeu.

Les griffes sorties, elle tentera de convaincre son ancien amant d’adopter son fils. Plus l’héroïne paraît douce, lumineuse, pleine de grâce, plus son crime, si crime il y a, paraîtra inhumain, dérangeant, sans accroche.

Ainsi, dans chaque scène, chaque flash-back qui parcourt le film, Nora apparaît successivement le visage double : la ténacité d’une femme qui veut faire reconnaître son fils par un mort, la mère au lait amère, la fille préférée, la soeur modèle, le monstre de sang froid.

Toute la réussite du film repose sur cette complexité du personnage de Nora qui contraste avec celui d’Ismaël, lisible, comique, dès l’ouverture du film. Une bascule qui s’opère à mesure, mais dont on comprend vite le reflet de miroirs inversés pour des personnages dont le plus fou n’est pas forcément celui qu’on croit.

« Bonjour Monsieur, c’est l’hôpital qui nous envoie ».

Desplechin a retenu la leçon. Certains lui reprochaient son goût pour des fils trop tendus. Du formalisme glacial de La Sentinelle au cabotinage parisien de Comment je me suis disputé..., il choisit dans Rois et Reine d’insérer le comique au plus noir du drame. Il en découle une respiration, un mouvement, un rythme qui tient le suspense en rappel, et l’on rit tout en coupant des têtes, si bien qu’avec plus de sang, on aurait pu se croire chez Shakespeare.

Place aux rois donc. Lorsque sa fille lui rend visite, le père de Nora apparaît à sa table de travail en train de finir d’écrire son livre Cavalier Seul. Elle lui offre une très belle gravure de Leda figurant un ange, comme en prolepse d’une mort à venir. Quelques minutes plus tard, dans l’entre porte de deux murs ocres, son père assis se met à pleurer : « Je fais du sang, j’ai l’impression de perdre des morceaux de moi ».

L’apparition du roi suivant sera celle d’Ismaël, altiste dans un quatuor assis au milieu du salon en train d’écouter du hip hop, tandis qu’à côté pend une corde, un noeud coulant, et un tabouret. A la porte, deux hommes en blouse blanche : « Bonjour Monsieur, c’est l’hôpital qui nous envoie ». Ismaël est placé en Hospitalisation à la Demande d’un Tiers.

L’enlèvement de force entre rire et malaise, l’affairement des infirmiers, le corps violenté mis sous camisole, tout est filmé de façon tendue, très belle, dans un mouvement figé qui rappelle David et la grande peinture classique. Ainsi, des aléas burlesques du scénario pour narrer les aventures psychiatriques d’Ismaël, deux scènes l’emportent : la consultation d’Ismaël avec Catherine Deneuve en psychiatre, et le vol de la pharmacie de l’hôpital pour soulager son avocat accro à la dope (Hypolyte Girardot, parfait).

L’art du négoce : entre burlesque et tragique.

Mathieu Almaric reprend donc sa panoplie truculente de trentenaire post-adolescent séducteur et irresponsable. Il l’avoue en toute bonne foi, « [son] âme le fait souffrir », et lorsque Deneuve lui demande une définition de l’âme, Ismaël parle de « négocier au quotidien avec la question de l’être ».

Cette négociation, il semble que Desplechin la prenne à son compte dans la matière même du cinéma. Négocier sur le rythme en corps tendu, la bascule du rire aux larmes, les couleurs claires puis très sombres qui passent le long des vitres, des fenêtres, la diversité des plans de coupe, des fondus, d’une caméra mobile, vivante tout en sachant rester fixe lorsqu’il le faut (l’enterrement du premier mari), cette alternance enfin du burlesque au poignant qui surprend, force le spectateur à s’attacher, vivre à l’intérieur du film, donner une profondeur aux seconds rôles.

A travers son visage de parfait allumé, sa candeur, ses frasques inédites (la démonstration de danse hip hop), ses trois séances par semaine depuis huit ans avec son analyste, Mathieu Almaric réussit avec brio le croisement entre Pierre Richard, Woody Allen et Darry Cowl. Un personnage burlesque en inadéquation totale avec la raison froide de Nora et son univers de tragédie.

La fuite en impasse : le thriller entre en scène.

Affable et monstrueuse, Nora demeure - exit Deneuve - la seule reine du titre. Une reine face à l’impasse d’une mort. Impossible de l’esquiver, de l’enrober, de la couvrir d’un voile d’apparence. Elle n’a plus de support ni de mère, sa soeur est loin, son père sous morphine, et les bleus, les noirs, les blancs laiteux qui se succèdent par l’intermédiaire des vitres montrent ce qui en elle, à cet instant, la rappelle au passé.

Ce n’est pas tant la douleur que le fait d’être seule, sans personne à séduire, seule face à elle-même. Alors le rythme du film s’accélère et Desplechin a l’intelligence de matérialiser son impasse intérieure par un mouvement sans but d’allers et retours : la voiture d’abord, puis l’avion, la gare, la fuite enfin comme équivalent physique à ce qui la ronge et qu’elle s’apprête à reproduire.

Un autre espace de cinéma s’ouvre alors : après le burlesque et le drame, le thriller entre en piste. La musique bien sûr, l’imperméable crème, le visage blanc derrière d’épaisses lunettes noires, les néons d’autoroute, leurs reflets métalliques, et tous les ingrédients d’un cinéaste cinéphile apparaissent un à un. L’instant d’après pourtant, rupture. Ismaël s’éprend d’une chinoise multirécidiviste et la roue du burlesque se remet à tourner.

Le théâtre du rêve : libérations terribles.

Au milieu des couloirs, des lits et des fenêtres, le cadre se teinte au vert des plantes, avec toujours le bleu, le blanc, comme une lourde vague qui s’approche en silence. Elle s’endort sur une chaise et rêve de son premier mari, le père de son fils Elias. Une rencontre trouble entre rêve et réalité, du côté de chez Lynch, pour une scène isolée, d’abord blanche puis plaquée sur fond noir comme pour être hors du monde, sous une lumière de théâtre.

En un clin d’œil pour toute l’école viennoise, Desplechin révèle donc ses secrets par l’entremise du rêve. Au vrai visage de Nora, une autre histoire commence, plus trouble. Celle d’un lien obscure qu’elle semble tisser malgré elle entre les hommes et la mort. Celle d’une alliance entre elle et son père, d’une protection coupable face à la mort. En luttant contre une mécanique du pire qu’elle ne parvient plus à arrêter, Nora devient héroïne Shakespearienne.

Elle erre dans Grenoble comme dans une ville morte, et s’affaisse, s’effondre à mesure. Elle s’évanouit, accompagne et s’effraie de ce père qui la saisit d’un bras, l’attire avec force vers son lit, comme s’il voulait la plaquer contre lui, la contraindre, l’obliger. Elle pleure, se cogne la tête contre une vitre, dans un décor plus sombre où les scènes nocturnes s’enchaînent , se répètent et se dilatent pour marquer un temps qui dure, celui de l’agonie.

Despechin mène son théâtre jusqu’à l’ultime. Au moment venu, un plan de quelques secondes suffit : Nora s’avance vers une porte, laquelle se referme, et l’on perçoit sur la surface en bois le reflet rouge d’une lampe. Le père est mort.

Le mythe de la baleine vs. la parole des rois.

En vidant l’appartement avec sa soeur arrivée trop tard, Nora découvre dans le dernier manuscrit de son père une lettre qui lui est adressée. Dans un autre format de pellicule, en plan fixe, sous un fond bleu de cendre, ce sont ces mots, lus d’outre tombe par un Louis Garrel bouleversant, que le film se renverse totalement et révèle son côté le plus noir.

Un acte davantage qu’une déclaration, à la fois d’amour et de haine, d’un père pour sa fille, comme on en voit rarement au cinéma, dans une simplicité de mise en scène qui fait la part belle aux mots, leur puissance, leur sécheresse nue. Ce texte d’une beauté rare sur un homme qui meurt de colère mérite à lui seul de revoir le film. Une scène qui brouille les pistes.

Nora est-elle folle, meurtrière ou victime ? Dans un océan d’indices, le spectateur cherche donc un coupable comme jadis un autre Ismaël cherchait une baleine. Desplechin laisse le doute planer pour ouvrir autant son scénario que l’interprétation de son personnage de reine : à la fois très proche, presque intime, tout en restant inaccessible, en dehors du lisible. Un peu ce qu’on imagine être son rapport à Deneuve, reine du cinéma. Une singularité qui le place avec ce film résolument à part dans le cinéma.

Se démarquant de son aspect démiurge d’avant, sa maîtrise froide, son esthétisme trop voyant, il parvient avec Rois et Reine à faire entrer le discours du mythe à l’intérieur d’un quotidien, tout en rehaussant son talent de metteur en scène avec une caméra plus libre, un montage plus syncopé.

Le fou vivant, la filiation, le deuil : humain, trop humain.

Que dire du happy end et de la tendre - et longue - scène finale qui se clôt sur l’enfance ? Après le travail du deuil et de la mort, au tour des vivants de s’exprimer. Ismaël sort de l’hôpital et retrouve son père dans l’épicerie de Roubaix, pour un braquage raté mais une scène des plus drôles.

Lorsqu’il réapparaît au premier plan dans l’épilogue, c’est en bouffon de théâtre. Après avoir fait rire, il ôte les masques et montre chacun tel qu’en lui-même. On pouvait se demander jusqu’alors, au delà du contrepoint comique et de la respiration dynamique du film, quel sens donner au personnage d’Ismaël dans un scénario centré sur la filiation et la question du deuil. Il en est simplement l’origine.

Comme père de substitution d’Elias, c’est lui qui permet de dépasser le deuil d’un père jamais rencontré pour une filiation symbolique. Et toute cette période traitée hors champ puisqu’elle précède le début du film, Mathieu Almaric la rejoue pour lui-même dans l’épilogue. Une boucle, une.

En expliquant à Elias pourquoi il ne l’adopte pas, il fait le deuil de sa propre adolescence et réussit, par la parole, à se construire en tant qu’homme. Son humanité lui sert de pont, de lien d’un âge à l’autre. Deux boucles.

Une adoption du coeur comme véritable naissance, permettant la constitution d’une presque famille, afin de faire du passé, non pas ce qui a disparu mais ce qui nous appartient. Dans l’indigence du discours actuel, Rois et Reine agace : trop brillant, trop virtuose, trop plein d’intelligence montrée. On peut aussi simplement l’admirer.

Avec ce film, Desplechin reformule donc par abyme sa propre appartenance, au-delà du cinéma, à une certaine famille de l’art. En créant son personnage d’Ismaël Vuillard tombé amoureux de la suicidaire petite Arielle par l’entremise de l’infirmier psychiatrique Prospéro, c’est bien du côté de La Tempête, des baleines blanches et de peinture, de théâtre et de littérature autant que du cinéma que Desplechin nous invite à entrer - passons donc à l’orgie !


Stéphane Mas