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Laurent de Bartillat - Interview !
L?inconscient sur pellicule





Riche moisson des Français pour cette année qui aura vu, exception faite de Rohmer dans Les amours d?Astrée et Céladon, les grand maîtres s?effacer derrière l?œil vif d?une génération de cinéastes en pleine ascension. Tout semble donc pardonné dans cette naissance des pieuvres au cœur d?Un homme qui marche, Le tueur s?étonnant de La question humaine derrière Ce que ses yeux ont vu. Retour avec Laurent de Bartillat sur son premier film, reçu comme il s?est tourné, dans la passion d?un regard pris sur l?invisible.

Entre la naissance de Ce que mes yeux ont vu et sa réception finale avec le public, que s?est-il passé ?

C?est avec le public que l?on se rend finalement compte si les éléments qu?on a essayé de mettre en place ont fonctionné. On a le sentiment de terminer le scénario. C?est d?ailleurs assez étonnant de découvrir que les questions qui posent le plus problème dans le scénario sont celles qui ressortent également avec le public. Par exemple, l?une des difficultés du film était cette part d?ombre représentée par James [Thiérrée, ndlr] qui a gêné pas mal de critiques et qui a amené certains à sortir tout de suite du film. Cette part qui n?était ni codifiée ni facile à interpréter était en réalité dévolue à l?invisible. En fait, c?est assez étonnant de voir qu?une partie du public, comme des critiques, après un mouvement d?inquiétude, d?incertitude, se retrouve déstabilisée par un personnage comme ça. Dans Sixième sens, un mort est un mort, un fantôme est un fantôme, etc. C?est assez génial de voir que ce trou d?air dans le film, cette énigme que représente le personnage de James est l?endroit même où le public va s?engouffrer.

Comment perçois-tu l?obsession de Lucie pour Watteau ?

La recherche de Lucie, au delà de Watteau, est une recherche sur elle-même. Entre son père mort en montagne et sa mère comédienne, très frivole, très dans l?ego, Sylvie se demande où est sa place. L?obsession dans le film renvoie à un déport. Qu?est-ce qu?un obsessionnel sinon quelqu?un qui passe son temps à chercher une chose sans se rendre compte que le véritable objet de sa recherche est ailleurs, à l?intérieur de lui-même, dans une blessure qui continue d?agir ? Souvent, le public voit ça et c?est formidable. J?ai vu des petites dames qui arrivaient avec leur petit manteau, leur petit sac, leurs petites lunettes, et qui me disaient que la poudre que le Pierrot répand sur lui rappelle la neige de la montagne où a disparu le père de Lucie, etc. Face à ce type d?interprétations, on reste un peu stupéfait.

Malgré les difficultés de financement, le jeu en vaut tout de même la chandelle, non ?

Bien sûr. Mais je suis loin d?être idyllique. Tout a été dur sur le film, mais d?une certaine manière, cela rassure de savoir que c?est encore le public qui juge et peut en quelque sorte prendre en défaut tout le système. J?ai l?impression que le public a beaucoup plus d?imagination que la classe censée produire les films. Certaines personnes insistent aussi sur le fait que le film ne prend pas le spectateur par la main, tout en étant pas forcément intello ou compliqué. Tout ça représente donc un vrai grand bonheur qui donne envie de faire du cinéma.

Quel est justement ton rapport au cinéma ?

C?est quand même un privilège énorme que de pouvoir faire des films. C?est pas pour faire des grandes phrases mais je pense que le cinéma et l?art peuvent changer la vie des gens. Moi, ma vie a été changée par des films que j?ai vus - Tarkovski, Antonioni -, des films qui ont changé mon rapport aux choses et au monde. Certains livres que j?ai lus ont eu le même effet. Je pense que le public a besoin que les cinéastes réinvestissent cet espace là.

A quel moment s?est fait la rencontre entre les personnages et les acteurs ? Les avais-tu en tête au moment d?écrire ?

J?écris dans une sphère fermée, à part, dans laquelle il n?y a pas de visages. J?écris des personnages fictionnels. Je suis dans une fiction , ailleurs. J?écris plein de choses, j?accumule du matériel, puis très vite j?ai un séquencier assez fourni qui va me permettre de mettre en place l?univers que je veux peindre.

Vincent est un personnage assez passionnant dans la mesure où tout le film repose sur lui, à travers ce qu?il déclenche chez Lucie, mais toujours de manière indirecte, par ricochet, par incidence. Le fait de conserver son côté insaisissable jusqu?au bout était assez audacieux de ta part.

C?est vraiment un personnage qui m?a fait peur de bout en bout. On a beaucoup hésité avec le scénariste Alain Ross, on s?est beaucoup posé de questions. On a même à un moment hésité à faire une version sans lui. Une version où Dussart a percé le secret bien avant Lucie. Il a récupéré tous les tableaux d?Openor et il les conserve secrètement comme un collectionneur fou qui garderait pour lui son trésor. C?était la version si je puis dire américaine, thriller. A un moment donné, on avait tellement de mal à trouver du fric pour le financement avec les chaînes qu?on a pensé à ce type de version. Notamment avec une importance beaucoup plus grande de l?argent, puisque ce qu?elle trouve vaut finalement des milliards.

Mais au fond, dans la problématique générale du film tel que je l?ai réalisé, Vincent est l?élément central et c?est pour ça que c?était risqué. Au départ, c?était un personnage parlant, puis il a perdu la parole, avant de devenir ce type figé. D?ailleurs, c?est quelque chose que je ne referais pas, d?inscrire un personnage sans attache. C?est beaucoup plus facile de placer un personnage dans une réalité précise que ce que nous avons fait avec Vincent. Parce que tu es toujours entre deux eaux. D?où la difficulté pour le comédien. James est un mec qui a besoin de rentrer à fond, d?investir des choses dans le rôle, et je n?arrêtais pas de le casser pour qu?il reste dans l?entre-deux, dans une relative obscurité, un autisme intérieur.

Comme dans Fellini Roma, cette séquence de la maison romaine découverte lors du percement d?un tunnel où toutes les fresques préservées depuis des millénaires se mettent à disparaître sous l?effet de l?air qui s?engouffre. C?était un peu la même chose pour Vincent. Je disais à James : « Plus il y a d?air qui rentre et plus tu vas te liquéfier, disparaître ». C?est un peu comme si tu faisais rentrer de l?air dans un tableau et que les personnages disparaissent. Je ne sais pas comment on s?en est finalement sorti pour que ce personnage fonctionne. Mais quand tu poses des éléments dans un scénario et qu?ils sont structurés correctement, ça fonctionne.

Comment s?est construit ce personnage de Lucie, cette fille un peu perdue, qui est aussi celle qui voit - la voyante ? Le film fonctionne beaucoup sur le sens du regard, la transparence, l?opacité, les reflets.

Oui, le film est structuré sur les interrelations, un peu comme un miroir à multiples facettes. La vie est comme ça, je pense. On va de miroir en miroir. On s?approche de quelqu?un parce qu?il vous offre quelque part un miroir, ce quelque chose de lui qui est à l?intérieur de vous. Le personnage de Lucie est une fille complètement coincée. Elle n?a pas de mec, pas de relations sexuelles, elle vit dans une petite chambre. Dès que quelqu?un s?oppose à ce qu?elle pense, elle sort sa mitraillette, bang. En plus, elle n?a jamais vraiment pu faire le deuil de son père qui est resté pour elle une image infranchissable. Le fait qu?il ne soit pas enterré accentue la présence du fantôme en elle. D?où son attirance vers cet autre fantôme que représente Vincent.

C?est cette dimension qui m?a guidé. Elle ne peut avoir de relation qu?avec un fantôme. On me demande souvent ce qui va arriver à cette fille qui a tout perdu. Mais je ne crois pas qu?elle ait tout perdu, au contraire. Ce personnage de Vincent est plutôt une visitation pour elle. De la même façon que les fantômes te visitent tant que tu n?en as pas fini avec eux.

A quel moment as-tu eu l?impression que le film t?échappait ?

Au montage. Mais pas aux rushs, où j?étais vraiment désespéré. C?est assez dur de réaliser un premier long, tu te bats avec tout le monde. Je n?ai pas tourné avec mon équipe de court métrage. Du coup, il faut toujours montrer aux gens que tu es le patron et que tu sais ce que tu veux. Tu sors d?un premier long un peu laminé. Même si Marielle était génial, le fait de tourner avec de grands comédiens qui ont déjà travaillé avec de grands réalisateurs crée forcément une pression forte. Toi, tu arrives, t?es rien, tu essaies de faire tes preuves et tu sors du film avec ce sentiment d?avoir pas fait du tout ce que tu voulais faire. Le premier scénario était beaucoup plus onirique que celui-là. Le parcours de Lucie était parsemé de rêves. Elle était plus ou moins au départ en liaison avec une incarnation de Watteau par le rêve, et c?est aussi par le rêve qu?elle découvrait des éléments de son enquête.

Mais j?ai viré tout ça parce qu?on n?avait pas d?argent. Il a fallu tendre l?intrigue. Le film a donc quitté cet espace onirique. Pourtant, ce qui m?étonne complètement, c?est que cet aspect est encore présent dans le film, mais par d?autres biais.

Comme as tu géré le rapport à la peinture ?

Comme la peste. J?avais terriblement peur de faire un film, comment dire... A partir du moment où on fait de la peinture, tout le monde se met en prière, à genoux. C?est juste complètement fatigant. Il y a quelques très bon films sur la peinture, notamment le film sur Bacon, Love is the devil, ou le Munch de Watkins . J?ai tenu un discours très clair au chef op. Pas de cadres à la Watteau, pas de couleurs à la Watteau, pas de physiques à la Watteau, rien. On raconte l?histoire d?une fille. Je voulais qu?on ne voie les peintures qu?en photocopies. Si j?avais pu froisser les reproductions, les photocopies, je ne me serais pas privé. Je voulais vraiment faire un collage, éviter absolument le côté « Chapelle Watteau ». Il fallait suivre cette fille dans son obsession. Je suis toujours très surpris quand on me dit que c?est un film sur la peinture. Car pour moi la peinture n?est qu?un prétexte, un moyen transitif pour se mettre en contact avec des espaces de l?immobilité. Si un espace est immobile, il est en rapport avec un espace lié à la mort, un espace de disparition, un espace de fuite. C?est vraiment uniquement comme ça que le sujet m?intéressait.

Je pense que j?aurais traité d?une autre obsession que celle-là exactement de la même manière. Après, c?est vrai qu?on a beaucoup manié de matériel graphique. Avec les huit mois de préparation, le risque était de se faire happer par tout ce bagage. Mais avec les coûts du tournage, on ne peut pas se permettre de se laisser perdre. Il faut aller vite, être précis. Ce que tu n?as pas pu faire dans la journée, tu apprends que c?est perdu pour de bon. J?ai même parfois pleuré de certains plans que je n?ai pas pu faire. Quand Lucie se fait virer de la fac, je voulais un travelling caméra arrière où elle traversait tête haute des attroupements qui s?étaient formés devant les portes à la suite de l?altercation avec Dussart. Et Sylvie a une vraie maestria pour ça. Elle a une telle énergie qu?elle te rapte le film par moment. C?est vraiment de cet ordre là.

Comment s?est passé ton travail avec Sylvie Testud et Jean-Pierre Marielle ?

Ils se connaissent, ils ont travaillé plusieurs fois ensemble. Sylvie est complètement admirative. C?est tout de même Papa Marielle, Monsieur Marielle, quelqu?un de très important. Tout s?est extrêmement bien passé entre eux. La place du réalisateur n?est du coup pas forcément facile à trouver. Il y a des rivalités qui se mettent en place. On n?a pas toujours conscience de ce qui se met en œuvre à l?intérieur du comédien. Il ne vient pas seulement jouer un rôle. Il arrive avec tout son espace, toutes ses peurs, ses terreurs, ses rivalités, ses problèmes d?exposition, de désirs de reconnaissance, et ça trimballe, quoi.

Le hasard a fait que Sylvie a eu pas mal de chamboulements dans sa vie à peu près au moment du film, et qu?elle raconte dans son livre [Gamines, ndlr]. Et moi j?arrive avec mon histoire de père qui a disparu mais qui n?est pas mort. Forcément, il y a des courants qui se créent, et cela vient faire partie du film. Cela ajoute une intensité, quelque chose de tellurique, qui est aussi une des grandes forces de Sylvie. C?est une comédienne assez extraordinaire, un peu à la manière de certains comédiens américains. Elle se lance dans une scène et il faut plutôt la tenir que la pousser. Il y a quand même beaucoup de films où les comédiens ne donnent pas leur pleine mesure. Avec Sylvie, j?étais sûr que j?aurais toujours quelqu?un en face de moi. J?avais besoin de beaucoup d?énergie dans le film pour avancer. Il y a avait tout de même un gros risque pour que le film ne fonctionne tout simplement pas. Une fille qui gratte des tableaux, qui ne pense qu?à des mystères, avec pour seule amorce cette figure d?une femme de dos placée en début de film. On pouvait quand même se faire chier, quoi (rires). C?est pour cette raison que je me suis dirigé vers une comédienne comme elle, qui ne demande pas son avis au spectateur.

La scène de la vente aux enchères, qui se déroule en terre flamande, déplace le film sur un autre territoire. On se laisse alors happer dans quelque chose de totalement inattendu. Un autre film, une autre histoire. Le changement profond qui se produit alors en elle - le passage de l?adolescente à la femme - apparaît à l?écran par le biais de la situation, de la géographie, dans une simplicité assez déconcertante.

C?est vrai que pour la première fois elle agit vraiment. Elle quitte papa maman et va d?elle-même à l?étranger. Avec ce départ, toute une nouvelle indépendance est acquise. Elle vend la montre, elle trouve de l?argent, va voir sa mère. Elle règle un peu toutes les affaires en cours pour aller au bout. Elle devient alors quelqu?un d?autre, elle n?est plus simplement une petite fille qui se révolte contre son papa putatif pour prendre son destin en main. J?avais besoin de ça. J?avais également besoin de perdre le spectateur en Belgique. Cette idée du retour vers le nord étant aussi un clin d?œil à Watteau qui lui permet de retrouver une forme d?identité.

La scène où Lucie défait le tableau dans les toilettes est un vrai petit bijoux.

Mais qu?est-ce qu?on a pu galérer pour ce plan (rires). Parce que la caméra pesait des tonnes et qu?il a fallu l?installer en hauteur, en surplomb sur Sylvie. Une épreuve puisque c?était en décor naturel, dans une gare perdue. La préparation et le tournage ont été de toute façon une suite assez étrange de situations et de coïncidences. On est tombé par exemple durant les recherches sur le théâtre sur des manuscrits annotés « manuscrit consulté par Antoine Watteau ». On a eu pas mal de ce genre de synchronicités. C?est quelque chose qui me fascine. Les signes sont toujours plus grands que le cinéma.

Lire la critique de Ce que mes yeux ont vu.


Propos recueillis par Stéphane Mas


 

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