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Shotgun Stories - Jeff Nichols
Le choix des armes





Quoi de neuf en Arkansas ? Plus connu pour ses quelques tâcherons de basketteurs que pour l?effervescence de sa vie intellectuelle et artistique, « l?état naturel » accouche de Jeff Nichols qui, tel le 6ème homme providentiel sorti du fond du banc, s?exécute dans un drive salutaire où l?immobilisme vernaculaire d?une petite bourgade transpirant l?ennui sert de cadre à une vendetta familiale entre chiens fous sous tranxene. A remettre en jeu l?éternelle question d?une violence endémique et constitutive de la société américaine, Shotgun Stories prend le contre-pied des ténors de la ligue (les frères Cohen, Cronenberg) et s?avance comme une œuvre où la mise en scène, travaillée par les fondamentaux -épure, fluidité- accouche d?un film spectral, méditatif et humaniste.

Dans une chambre aux allures de cellule, un homme, le torse nu, se tient assis sur son lit, de profil dans la lumière tamisée de l?aube. Il s?attarde sur une lettre. La petite amie est partie. Ruminant sa frustration, il laisse découvrir un dos vérolé. Contamination ? Blessures de guerre ? Volée de chevrotine ? Les paris sont ouverts.

Dès la séquence d?ouverture, tout est en place. Ou presque. La claustration en guise de cadre bucolique dans un trou au fin fond de l?Arkansas, les stigmates d?un passé purulent, un avenir étourdi acté noir sur blanc. Estourbi mais n?en laissant rien paraître, Son, l?aîné des frères Hayes, remise la placidité plein cadre, ne laisse sourdre que l?esquisse d?une déception dont bénéficie derechef les frères cadets.

Arkansas, terminus

Soit, dans la solitude des champs d?une « cotton belt » en désuétude, la vindicte de deux familles, que la mort du père vient réanimer, offre l?occasion à Jeff Nichols de réactualiser l?archétype de la tragédie antique où l?inéluctable de l?entre-tuerie fait d?emblée office de point de fuite.

Si, à l?instar de l?univers de Faulkner, la consanguinité se pose comme un préalable au récit, elle n?est pas ici objectivement dégénérescente. Pas de signes extérieurs de débilité profonde. La marmite bout de l?intérieur. Silence de mise chez les trois frères Hayes, Son, Boy et Kid, ne mettant que plus en évidence la constante bienveillance qui les habite. Loin de la caricature Red Neck du bouseux simplet, il faut l?annonce du décès du père pour faire se mouvoir hors des tentes, vans et canapés la fratrie aphasique désireuse de rendre une dernière révérence au daron honni.

Les racines du mal

Jour de colère pour laver le linge sale en famille à coup de crachats sur un cercueil soudain bien poisseux. Le retour du refoulé s?incarne à travers les mines renfrognées, patibulaires, vengeresses des trois moutons noirs venus rappeler à la mémoire de leurs demi-frères le passé alcoolique d?un père démissionnaire, puis autoproclamé « born-again Christian ». On devine assez vite que tout cela conduira à une autre histoire de salves. L?affrontement programmé des deux clans Hayes permet au réalisateur de déployer un art du portrait tout en relief, empreint de compassion.

Kid, le cadet joufflu et enfantin, passe le plus clair de son temps entre son van à trafiquer une stéréo revêche et le playground désaffecté où il officie en tant que coach fantôme. Boy préfère le camping sauvage dans le jardin du frère. Malgré son statut de SDF, les plans de carrière sentimentaux affleurent. Pourtant, sous ses airs de chiffe molle, la teigne veille et ne manque pas une occasion de froncer le sourcil. Son, enfin, rumine sa moitié et son fils partis pour s?enterrer dans une croyance obsessionnelle : jouer au casino est une science. Déjà redoutable en psychotique fascinant dans le Bug de William Friedkin, "jaws Son" affiche ici une âcreté toute reptilienne pour aimanter mystérieusement son monde.

Enjoy the silence ou l?art de la litote sudiste

Lointains cousins du Lonesome Jim de Steve Buscemi, ces trois maîtres étalons de la figure du paria-loser forcément pathétique échappent cependant à la caricature. Bien au contraire, Nichols s?attache à esquisser le portrait nuancé d?une fratrie de taiseux. Sous les conversations de cannes à pêche, un goût avéré pour les interstices où la vie s?écoule inutilement. Une partie de pêche au couchant, une bière siroté au frais d?un climatiseur bricolé, une bouteille de whisky descendue à l?aplomb d?un trottoir idiot sont autant d?interstices tantôt comiques, toujours empathiques, mais conférant au film un immense souffle de générosité.

Au fil de ces micro-scènes point une sensibilité, un regard, une attention toujours captée au plus près d?une caméra-carresse. Plans fixes et couleurs chatoyantes agissent comme un révélateur sur les visages de ces grands adolescents mal dégrossis, en crise de confiance quand à leur futur antérieur. Responsabilités, travail, fidélité, engagement, autant d?obstacles anxiogènes reléguant le monde des adultes à des années lumières. De silences, il est également question dans la mise en scène. A l?instar des personnages, le film file bouche cousue pour placer l?art de l?ellipse au centre du récit. Ici, les victimes - chiens, frères - sont invisibles. Les combats, les blessés cèdent vite la place à une violence sourde et expéditive où l?insert (une tête éclatée, un canif dégainé) fait office de métonymie salvatrice dans son économie de moyen. Le pouvoir de suggestion, bien plus que la démonstration.

Tragédie antique revisitée

En face, la demie famille n?est pas en reste. Les céréaliers ne s?en laissent pas compter et n?imaginent pas l?affront jeté à la figure du père sans lendemain. Chiens fous dans l?âge d?homme ou adolescents boutonneux, l?occasion est trop belle de faire suppurer les plaies enfouies. Il y a bien çà et là des garde-fous censés retarder l?inéluctable, mais que pèsent-ils dans la balance des rancoeurs antédiluviennes ? La notion même de l?engrenage infernal trouve un écho central dans la narration du film. Reste à savoir de quel côté se place le cinéaste. Osera-t-il une tragédie familiale à contre-pied des conventions ? Si la haine transpire des regards et des maxillaires acérées, quid du pardon et de la compassion ?

Le refus du déterminisme social et familial sera -t-il la pierre d?achoppement d?une mécanique John Deere bien huilée ? Les hommes ne sont-ils que les acteurs impuissants d?un dispositif mis en marche par le destin, la fatalité ? En outre, force est de constater que bien des conditions sont réunies pour que le sang coule. Les trois fils ont hérité d?un père absent et d?une mère haineuse. Travailleurs pauvres, ils se remettent de leur labeur de pisciculteurs, au mieux, dans le bungalow de Son, au beau milieu d?un trailer park. Les blessures narcissiques s?accumulent : sentimentales pour Son et Boy, sportives pour Kid, financières pour Son et familiales pour tout le monde. Et ce n?est pas la bourgade fantôme locale qui donne du cœur à l?ouvrage. Croquée en quelques plans fixes récurrents, silos de stockage, bâtiments industriels désaffectés, perspectives rectilignes en guise de rue désertes, autant d?éléments construisant une géographie de l?immobile peu avenante.

Elégie de la pastorale

Pourtant, l?univoque n?est pas la tasse de thé du réalisateur. A l?instar des personnages, l?approche de cette campagne donne une nouvelle fois dans l?ambivalence. D?un côté, ces espaces de l?immobilité établissent un rapport avec un espace lié à la mort, un espace de disparition, un espace de fuite. De l?autre, Jeff Nichols ancre le cadre de son film dans les paysages de champs de coton, de terres cultivées. Il donne ainsi toute la mesure d?un cadre ample, d?un espace de respiration, de la lumière mordorée pour exploiter avec acuité toute la force d?impression rétinienne du cinémascope.

Dans le registre de l?hommage sobre rendu à ce territoire du Sud de l?Arkansas, les paysages forgent aussi les caractères. Dans une région brûlée par le soleil où chacun transpire pour vivre, pas de place pour le misérabilisme mais bien plutôt un regard plein de déférence pour ces laborieux. Toute la force de Nichols étant de transcender un sujet potentiellement rebattu et périlleux -incarner l?ennui sans ennuyer- à travers une mise en scène au cordeau, sans complaisance, aride mais jamais sèche. L?art d?instaurer dans une suite de tableaux parfois hypnotiques, un rythme faussement tranquille, scandé par des fondus au noir comme autant d?indices d?une catastrophe à venir. Le récit construit patiemment des trajectoires de vies parfois oisives, tardant à produire un sens qui peut venir -in fine- barrer la perspective du massacre.

Mécanique infernale

Portrait d?une certaine Amérique où se joue l?éternel recommencement des tragédies shakespeariennes, où règne la loi du Talion. Tous les éléments s?imbriquent inexorablement jusqu?au « tragic flaw », incarné par l?impayable Shampoo. Redneck famélique et débraillé, gueule cassée pour mieux figurer son rôle de mouchard incendiaire, c?est de lui que partiront les premières douilles.

Révélations faussement candides, initiation à la gâchette, une niaise inconséquence qui aura pour seul mérite de mettre les protagonistes face à eux-mêmes dans un final sous haute tension. Les corps qui tombent sont autant d?occasions pour le cinéaste de rompre le rythme de la spirale infernale. Les coupes en plan fixe se nimbent d?un ciel soudain chargé d?une électricité aux couleurs de plomb : stases réflexives chez Son, dilemme cornélien entre la soif de vengeance et la sente du père tranquille, responsable, autorisant son fils à grandir avec lui.

Un humanisme à fleur de peau

Au sein d?un premier film conjuguant maîtrise esthétique, sens du rythme et chronique rurale séculière en apesanteur, Jeff Nichols livre une oeuvre âpre, où la gravité de l?enjeu se crible d?un humour souterrain salutaire. Sujets mineurs, les personnages de ce Shotgun Stories révèlent à travers la caméra du cinéaste une grandeur d?âme insoupçonnée. La soif d?un regard humaniste pour conjurer l?inéluctable, un regard à hauteur d?homme pour questionner la vengeance et ses corollaires, la violence, ses ressorts et ses cadavres.

Des nouvelles de Carver, restent la fluidité et la fragile fêlure des protagonistes, de Malick, un attachement viscéral à une nature américaine débarrassée de ses atours mystiques. Car bien plus que les vertus transcendantales de la brindille d?herbe sur l?homme, Nichols s?attache à peindre une humanité rustre et sensible, parfois brutale, souvent sur la brèche pour choisir de remettre, in fine, l?humain, la générosité et l?empathie plein cadre.


Guillaume Bozonnet


 

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